Critique internationale - Sommaire
Depuis le début des années 2010, l’image d’une « Afrique émergente », continent « plein d’espoir » dopé par une croissance économique sans précédent, s’est imposée dans les discussions d’experts du développement et à la « Une » des magazines. Dans un contexte international marqué par le retour de l’État comme moteur du développement, la grande majorité des pays africains se sont d'ailleurs dotés d’une « stratégie d’émergence ». À partir de terrains effectués au Sénégal, au Cameroun, en Côte d’Ivoire et au Kenya, les contributions réunies ici décortiquent cette rhétorique et les pratiques qu’elle met en œuvre. En formulant l’hypothèse de la formation d’« États d’émergence », ce dossier met en lumière les dynamiques de rupture et de continuité dans le gouvernement des inégalités, de la croissance et du développement en Afrique.
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La fin du Consensus de Washington a coïncidé avec le démarrage d'une nouvelle phase de développement impulsée par l’idée de l'émergence africaine. Au Sénégal, cela s’est traduit par la relance des politiques de développement agricole, marquée par une augmentation des investissements fonciers à grande échelle. Cette étude se fonde sur l'analyse de la gestion d'un investissement agro-industriel dans la région du delta du fleuve Sénégal qui a entraîné le transfert de 20 000 hectares de terres pastorales et du conflit qui s'est ensuivi avec les populations locales. Elle accorde une attention particulière aux procédures de gouvernance foncière qui sous-tendent l’investissement, aux formes de régulation formelles et informelles, publiques et privées qui accompagnent sa mise en place, ainsi qu’à la gestion des relations avec les populations affectées par le projet. Elle met en évidence l’articulation stratégique entre action étatique et gouvernance néolibérale dans la réorganisation des relations entre territoires, droits et habitants, qui poursuit l’avancement de la colonisation agricole du delta. Ces dynamiques reflètent la transformation néolibérale de l’« État du développement » et minent la possibilité de participation des populations locales dans les processus de développement portant sur leurs territoires.
L’industrialisation occupe une place centrale dans la nouvelle ingénierie de l’émergence au Cameroun. Le retour des pouvoirs publics dans la planification des politiques de développement est examiné ici à travers les projets de construction des infrastructures matérielles, de réformes institutionnelles et de financement du développement des entreprises. Il apparaît nettement que l’écart entre les objectifs déclarés, soit l’image présentée de lui-même par un régime soucieux de se construire une nouvelle légitimité, et les résultats atteints, soit les pratiques de l’État, informent sur les dynamiques du pouvoir dans le projet politique, économique et social de l’« émergence ». Notre terrain de recherche montre que cette configuration contribue à la réactualisation des logiques autour desquelles s’est historiquement structuré le pouvoir au Cameroun. Toutefois, même si les dynamiques de l’État convergent vers une préservation du statu quo, le projet de l’« émergence » s’accompagne de transformations importantes qui attestent la plasticité d’un régime capable de réinventer les formes de ce statu quo en permanence dans le but de garantir sa stabilité.
La rhétorique de l’émergence est récurrente en Afrique, et la Côte d’Ivoire se veut un laboratoire de son expérimentation. Face aux critiques de sa politique de croissance jugée peu inclusive, le gouvernement Alassane Ouattara a voulu renvoyer les signaux d’une politique distributive à travers des programmes sociaux dont la politique des logements sociaux (PLS) est un maillon essentiel. La fabrique de cette politique est envisagée comme une lucarne à travers laquelle les ambigüités de l’État et les enjeux liés au discours de l’émergence sont ici analysés. Les données collectées de février 2016 à avril 2019 auprès d’acteurs impliqués dans les interactions autour du Programme présidentiel de logements sociaux et économiques permettent de procéder à une sociologie de la régulation de la PLS par l’État. Il en ressort que les asymétries de pouvoir entre les acteurs ont compromis l’atteinte des objectifs du Programme. Or ce qui apparaît comme un échec de la régulation cache en réalité l’opportunité qu’a offerte la PLS d’élargir la sphère du patronage politique au secteur privé. La production du social par le marché se révèle être une utopie car derrière le discours fantasmé de l’émergence, l’État ivoirien développe une ingénierie d’instrumentalisation des réformes néolibérales pour son redéploiement.
Historiquement, les infrastructures ont été à la fois un outil et un reflet du pouvoir étatique, et les projets destinés à les déployer qui sont mis en œuvre actuellement sur le continent africain contribuent au repositionnement de l’État comme moteur du développement. Au demeurant, les divergences d’agendas des acteurs étatiques et paraétatiques, ainsi que la participation d’acteurs privés ou étrangers produisent une réalité politique complexe et multiniveaux. L’implication croissante des acteurs chinois dans les projets d’infrastructures en Afrique appelle à multiplier les travaux de recherche sur les conséquences de cette participation étrangère sur les relations entre acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux sur le continent. L’étude du projet portuaire de Lamu au nord du Kenya, financé par le gouvernement kenyan mais construit par une entreprise d’État chinoise, permet d’analyser les conflits qui opposent le gouvernement national et le gouvernement du comté de Lamu, et montre en particulier comment la présence d’acteurs chinois reproduit des géographies du pouvoir existantes tout en contribuant à l’émergence de nouvelles géométries du pouvoir.
Le Train Express Régional (TER) du Sénégal cristallise les débats relatifs à la promesse d’émergence et à ses limites, tant matérielles que discursives. Analyser l’écart qui existe entre la vision de la croissance présentée par les dirigeants et la réalité du chantier toujours inachevé à ce jour permet de souligner les effets des politiques de l’émergence sur la prise de décision et la relation entre l’État et les citoyens. Ces politiques, caractérisées par une centralisation de l’intervention étatique, s’inscrivent dans la continuité de logiques néolibérales. La multitude des acteurs impliqués dans le projet du TER engendre un manque de coordination qui désavantage les plus pauvres, physiquement et métaphoriquement pris entre plusieurs méga-infrastructures censées les projeter dans un avenir radieux. La critique de l’émergence revêt toutefois des formes variées, plus ou moins visibles et nuancées. Certes, le désaccord face au projet d’infrastructures tel qu’il est mené fait partie des dynamiques de constitution de l’État, mais les réactions des différents acteurs interrogent ici plus spécifiquement la notion de bien public et de croissance inclusive du Plan Sénégal Émergent.
Qui a défendu la constitution d’un marché intérieur de la défense au sein du champ de l’Eurocratie à la suite de l’adoption en 2009 du « paquet défense » ? Cette analyse met en lumière les acteurs de l’armement qui ont travaillé à ce changement d’action publique et ceux qui s’y sont opposés. M’appuyant sur une enquête de terrain, j’établis que cette rivalité au sommet de l’Union européenne ne se réduit ni aux intérêts nationaux qui opposent entre eux les États membres ni au clivage institutionnel attendu entre la Commission européenne et les États de l’UE. Les acteurs de l’armement défendant l’adoption du paquet défense sont des États membres et des institutions de l’UE, des acteurs publics et des acteurs industriels privés. À partir d’une approche « programmatique » se situant à la croisée de la sociologie de l’action publique européenne et de la sociologie des élites, je mets en lumière deux « associations » d’acteurs en lutte, les « souverainistes » et les « libéraux », qui se positionnent respectivement en adversaires et en partisans de l’adoption du paquet défense. Cette approche contribue à l’étude de la structuration du champ de l’Eurocratie au XXIe siècle.
La notion de populisme est utilisée la plupart du temps pour décrire des scènes politiques nationales, et la pluralité de ses usages peut donner une impression d’indéfinition. Le populisme écologique, concept proposé ici, est décrit comme une stratégie dont les éléments peuvent être articulés au niveau national aussi bien qu’international. L’étude des politiques internationales bolivienne et équatorienne sous les gouvernements de Rafael Correa et d’Evo Morales permet de défendre la thèse selon laquelle cette stratégie politique se caractérise par un renouvellement de l’anti-impérialisme des années 1970 et l’usage d’un signifiant vide singulier, la Pachamama, ou Terre nourricière. Cette stratégie permet non seulement de réunir les milieux altermondialistes autour des diplomaties en question, mais aussi de renforcer la cohésion interne des blocs qui soutiennent les gouvernements Correa et Morales. Cependant, même s’il donne une visibilité inédite à ces pays au sein du multilatéralisme environnemental, le populisme écologique ne parvient pas, faute de puissance et d’intégration des propositions formulées, à transformer le cadre multilatéral contesté.
Gabriela Polit Dueñas, Unwanted Witnesses. Journalists and Conflict in Contemporary Latin America, Pittsburg, University of Pittsburg Press, 2019, XIII-161 pages.
Romain Lecler, Une contre-mondialisation audiovisuelle, ou comment la France exporte la diversité culturelle, Paris, Sorbonne Université Presses, 2019, 308 pages.
Federico Tarragoni, L’esprit démocratique du populisme : une nouvelle analyse sociologique, Paris, La Découverte, 2019, 371 pages.
Arturo Escobar, Sentir-penser avec la Terre. L’écologie au-delà de l’Occident, Paris, Le Seuil, 2018, 225 pages.
Kristen Ghodsee, Second World, Second Sex. Socialist Women’s Activism and Global Solidarity during the Cold War, Durham, Duke University Press, 2019, XVIII-306 pages.