Afrique subsaharienne et sionisme évangélique
Sébastien Fath, chercheur au GSRL
Une des caractéristiques singulières du protestantisme évangélique subsaharien est sa judéophilie, qui se repère en particulier au travers du terrain de la musique Gospel/chrétienne. La proximité analogique entre la théodicée du peuple hébreu, esclave puis libéré de Pharaon, et celle des anciens esclaves noirs d'Afrique, nourrit une sensibilité commune et une sympathie.
Elle saute aux yeux dans les répertoires classiques du Gospel africain, imprégnés de références à Abraham, Moïse, Daniel, et aux livres de la Genèse, de l'Exode, des Psaumes. Ces référentiels font partie de la Bible des chrétiens tout comme de la Torah (ou le Tanakh), la loi écrite de Dieu d'après les Juifs. La plupart des métaphores employées par les chorales Gospel viennent de l'univers du judaïsme. Cette proximité avec la religion et la spiritualité juive nourrit, sur le terrain, une véritable sensibilité judéophile. Dans de nombreuses Églises multiculturelles francophones marquées par l'impact afro-caribéen, la référence à Israël est valorisée, le vocabulaire hébreu utilisé. Des termes hébraïques comme Ebenezer, Rehoboth, Bethel, Evenou Shalom, Maranatha, El Shaddaï et bien d'autres sont utilisés dans ces milieux protestants évangéliques africains, y compris dans la désignation des Églises.
L'iconographie juive y est appréciée. À Charisma, principale megachurch de l'hexagone (au Blanc Mesnil, 93, largement nourrie par l'apport de fidèles originaires d'Afrique subsaharienne), on trouvera ainsi chandelier à sept branches (menorah), étoile de David, tandis que dans la megachurch conduite par Mamadou Karambiri à Ouagadougou (Centre International d'Évangélisation, Burkina Faso), le drapeau israélien apparaît en bonne place parmi les drapeaux des nations. Lors de deux terrains au Soudan du Sud (2012-2013), et d'un séjour au Congo RDC (2015), j’ai retrouvé également, dans les espaces cultuels évangéliques, ces références à Israël.
Quand Alassane Ouattara offre aux pasteurs un pèlerinage en Israël
La prière pour Israël et la paix à Jérusalem émaille de nombreux cultes évangéliques, tandis que les voyages organisés en Israël sont prisés des chrétiens. Eric Denimal l'observe sans détour : "l'évangélique aime Israël". Les leaders politiques d'Afrique subsaharienne, qu'ils soient évangéliques ou non, le savent, et en jouent parfois. C'est le cas du nouveau président ivoirien, Alassane Ouattara, soucieux de rallier à lui les millions d'évangéliques de Côte d'Ivoire qui avaient précédemment soutenu, dans une large majorité, Laurent Gbagbo. Pour obtenir les bonnes grâces des pasteurs évangéliques ivoiriens, il a ainsi offert à plus de 200 pasteurs évangéliques, tous frais payés par l'Etat, un pèlerinage de 12 jours en Israël en décembre 2011. Cette offre très généreuse a transité via le Ministère de l’Intérieur et a été supervisé par la Direction des Cultes, dirigée par le Préfet N’Guessan Kouacou Pascal, le Commissariat Evangélique au pèlerinage et organisé par la société Hadep spécialisée dans les pèlerinages et voyages de groupe. Commentaire du journaliste qui rapporte les faits : "Le porte parole national des Eglises Evangéliques le Bishop Kassi d’Azito a donné des conseils d’usage aux Pèlerins et les a encouragés à prier avec ferveur pour le Président de la République et la réconciliation vraie des ivoiriens". La relation privilégiée des évangéliques ivoiriens à Israël est ici clairement utilisée par le pouvoir en place pour séduire l'électorat évangélique, très puissant en Côte d'Ivoire comme dans plusieurs pays voisins (Bénin, Congos...).
Les réseaux évangéliques africains, élément de soft power israélien ?
Cet élan judéophile est compris, dans les milieux évangéliques subsahariens, comme l'expression d'une fidélité à un commandement que Dieu lui-même, dans la Bible, aurait énoncé au travers des prophètes, mais aussi de certains passages du Nouveau Testament. Plus loin encore, ce milieu ouvre très ponctuellement des passerelles vers la valorisation d'une identité juive noire au plein sens du terme, étudiée par Aurélien Gampiot-Mokoko. À l'échelle géopolitique, ce philojudaïsme (on pourrait parler aussi de sionisme) entre en compétition, en Afrique subsaharienne, avec d'autres discours beaucoup moins iréniques. Tantôt alimenté par un islamisme radical qui recycle les clichés de l'antisémitisme (y compris celui du nazisme hitlérien), tantôt accentué par une "concurrence des mémoires" qui reproche à l'histoire officielle de privilégier à outrance la commémoration de la Shoah au détriment de celle de l'esclavage et de la Traite négrière, ce discours antisémite ou antisioniste rencontre une audience en Afrique et dans les diasporas africaines en Europe (cf. Dieudonné).
Face aux discours tentés de pointer un doigt accusateur obsessionnel sur Israël ou le "lobby juif", le sionisme évangélique subsaharien, discrètement appuyé par l'Etat d'Israël, opère une conversion du regard : l'oppresseur, c'est Pharaon, ce n'est pas Moïse. Pharaon peut être le Mal, le néocolonialisme, la marque du péché sur les choix individuels, l'injustice sous toutes ses formes. Mais Pharaon ne se confond avec aucun peuple ou catégorie bouc émissaire, ouvrant la voie à des liens apaisés entre l'Afrique et les mondes juifs et Israël. Dans sa politique étrangère en Afrique subsaharienne, l'État d'Israël n'est pas insensible au poids joué par les cultures protestantes évangéliques, nourries de Gospel. On peut aller jusqu'à faire l'hypothèse que les réseaux évangéliques sont même devenus un élément du soft power de Tel Aviv en Afrique. À chaque étape de sa tournée africaine 2016 (Ouganda, Kenya, Ethiopie, Rwanda), le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a ainsi pu compter sur l'appui local et les prières ferventes des puissants réseaux évangéliques d'Afrique de l'Est. Ces réseaux, en Afrique de l'Ouest, sont (un peu) moins influents, mais du point de vue français, ils sont francophones et pèsent des millions de fidèles : dans une géopolitique des religions où le conflit israélo-arabe demeure en toile de fond, ils méritent toute l'attention de la puissance publique.
Références :
Fath, Sébastien, Gospel et francophonie, une alliance sans frontière, Paris, ed. Empreintes, 2016 (230p).
Gampiot-Mokoko, Aurélien, "Les Juifs africains et antillais de France", in Fatiha Kaoues, Chrystal Vanel, Vincent Vilmain et Aurélien Fauches (dir.), Religions et frontières, Paris, CNRS éditions, 2012, p.131 à 142.
Le Banco, " Pèlerinage évangélique protestant en Israël: Le président Ouattara offre le voyage a 200 fidèles", portail @abidj@an.net, article posté le samedi 3 décembre 2011
Denimal, Éric,"L'évangélique aime Israël", Faut-il avoir peur des évangéliques ? Enquête au coeur d'une nébuleuse conquérante, Paris, First Editions, 2008, , p.210-215Saba, Pierre, "Netanyahou en Afrique", Actualité Juive, n°1401, 28 juillet 2016, p.8.