Chine : le civil, le martial, et leurs dieux
Benoît Vermander, Université Fudan, département des sciences religieuses
L’État, l’Armée, le Religieux… Dans la plupart des pays, il est possible d’établir une triangulation entre les trois dimensions précitées, la plupart du temps au travers de l’examen de quelques principes constitutionnels, que l’on complètera peut-être par celui des coutumes ou une jurisprudence qui en tempèrent la stricte application. Pour le cas ici étudié, pareille triangulation s’avère pour le moins malaisée. J’essayerai d’illustrer la singularité du cas chinois en traçant successivement les trois lignes de notre triangle supposé selon leurs coordonnées juridiques et politiques, examinant alors si et comment elles opèrent leur jonction. Le résultat ainsi obtenu ne saurait pourtant constituer le dernier mot de notre enquête. Je reprendrai la triple relation qui en fait l’objet au travers de deux problématiques : celle de sa « profondeur historique » ; puis les questions posées par la constitution d’une religion civile et du positionnement de la dimension militaire en son sein.
Avant de débuter notre enquête, un point essentiel demande à être spécifié : pour la Chine, on ne saurait parler seulement de « l’État » ; il faut dès le départ, reformuler le premier terme de notre équation sous la désignation d’État-Parti. Le Préambule de la Constitution chinoise (amendé en 2018) est net : « Sous la direction du Parti communiste chinois ayant pour guide le président Mao Zedong, les différentes nationalités de Chine, après de longues années de luttes difficiles et pleines de vicissitudes, par les armes et par d'autres formes de lutte, sont parvenues finalement, en 1949, à renverser la domination de l'impérialisme, du féodalisme et du capitalisme bureaucratique, à remporter la grande victoire de la Révolution de démocratie nouvelle et à fonder la République populaire de Chine. Dès lors, le peuple chinois, qui détient le pouvoir de l'État, est maître du pays. […] Les différentes nationalités de Chine, dirigées par le parti communiste chinois et guidées par le Marxisme-Léninisme, la pensée de Mao Zedong, la théorie de Deng Xiaoping, l'important principe des ‘Trois Représentations’, le concept scientifique de développement et la pensée de Xi Jinping sur le socialisme de style chinois de l'ère nouvelle, maintiendront la dictature démocratique populaire, poursuivront dans la voie socialiste ». Vision spécifiée par l’Article 1 : « La République populaire de Chine est un État socialiste de dictature démocratique populaire dirigé par la classe ouvrière et fondé sur l'alliance entre ouvriers et paysans ». Ces principes sont renforcés et précisés dans la constitution interne du PCC. Nous en verrons certaines implications au cours de la partie qui suit immédiatement cette introduction.
Le Parti-État et l’armée
S’il est une triangulation de l’exercice du pouvoir placée aux origines du régime chinois d’après 1949, c’est celle du parti, du gouvernement et de l’armée (dang zheng jun). Aujourd’hui encore, Xi Jinping est Secrétaire général du Parti, Président de la RPC et Président de la Commission militaire centrale (CMC), laquelle « dirige l'ensemble des forces armées du pays » (Article 93 de la Constitution). La CMC est une structure double : elle existe en tant que « CMC de l’État » et « CMC du Parti », sous la même direction et la même administration, ce qui dans la pratique en fait un organe du Parti, cela d’autant plus que le Ministère de la défense joue un rôle de coordination, non de direction. Du reste, « l’APL a été fondée en période de guerre civile comme une armée politique destinée à défendre un projet idéologique. Elle précède ainsi de près de vingt ans l’édification de la République populaire de Chine (RPC) qu’elle sert et qu’elle défend1 ».
« Les forces armées de la République populaire de Chine appartiennent au peuple », stipule l’article 29 de la constitution. « Grande muraille de fer et d’acier du Parti », selon une expression consacrée, l’Armée Populaire de Libération (APL) a de fait travaillé à sa consolidation ou à sa protection durant deux périodes d’administration militaire directe (1949-1952 et 1967-1970) ; elle est aussi intervenue pour la sauvegarde du régime en 19892. Mais, dans ce dernier cas, elle s’est montrée d’abord peu encline à la tâche, et ensuite peu experte en sa résolution, et les pertes de vie qui en ont résulté sont restées dans les mémoires. Depuis lors, la Police armée du peuple, spécialisée dans le maintien de l’ordre, a été développée indépendamment de l’APL3, quoiqu’elle soit désormais elle aussi soumise au contrôle de la CMC (la milice constitue la troisième branche des forces armées)4. Si la Police armée, dont la croissance et la modernisation ont été et restent l’une des grandes priorités du régime, fait partie du système militaire, sa culture et sa direction sont différentes de celles de l’APL. Ce n’est donc pas cette dernière qui assure directement le contrôle de l’ordre public, encore qu’elle puisse intervenir en cas de désastre naturel par exemple. La situation est quelque peu différente au Xinjiang, cela du fait qu’une bonne partie de la province est sous l’autorité directe du Corps de production et de construction du Xinjiang (Bingtuan), une organisation économique semi-militaire spécifique qui remplit des fonctions gouvernementales, avec un impact évident, mais difficile à décrire exactement, sur l’exercice des fonctions de contrôle de l’ordre social.
À l’intérieur de l’APL, le Département de politique générale est le garant du contrôle du PCC sur l’armée, coordonnant notamment l’activité en son sein des commissions disciplinaires du Parti. Si l’APL a été vue (et s’est vue) longtemps comme tirant directement sa légitimité du peuple, nourrissant de ce fait une sensibilité et une tradition spécifiques, la politique méthodique suivie à partir de la fin 2012 (lutte anti-corruption, discipline renforcée, rationalisation des méthodes et des chaînes de commande) l’ancre plus fortement que ce ne fut jamais le cas dans l’obéissance au Parti. Du moins, c’est ce que tous les signes extérieurs semblent confirmer. Par ailleurs, moins influente politiquement qu’elle le fut dans le passé, l’armée gagne peut-être en autonomie technique et organisationnelle.
Notons encore qu’il n’existe pas de statistiques officielles sur le nombre de militaires membres du Parti, et que l’adhésion semble davantage liée à l’initiative de la hiérarchie qu’à celle des intéressés. Par ailleurs, au moins dans les années 2000, un bon nombre de nouveaux membres étaient constitués de soldats démobilisés5.
Le Parti-État et le religieux
L’Article 36 de la Constitution de la RPC stipule6 : « Les citoyens de la République populaire de Chine jouissent de la liberté de religion. Aucun organisme d'État ni aucun groupement social ni aucun individu ne peuvent forcer un citoyen à avoir ou à ne pas avoir de religion, ni faire de discrimination à l'égard d'un croyant ou d'un non-croyant. L'État protège les pratiques religieuses normales. Aucun individu ne peut utiliser la religion aux fins de troubler l'ordre social, la santé des citoyens, nuire au système éducatif de l'État. Les groupements religieux et les affaires religieuses ne doivent subir aucune domination étrangère (waiguo shili de zhipei) ».
Contrôle public, liberté individuelle de croyance, détermination par l’État de la « normalité » des croyances et de leurs manifestations, cadre national strictement assigné au religieux - tels sont les principes énoncés. On notera que le droit d’expression publique de sa religion par un individu ou un groupe n’est pas protégé par la Constitution. Depuis 1949 et jusqu’à présent, cinq religions sont légalement reconnues (bouddhisme, taoïsme, islam, catholicisme et protestantisme) par le biais des associations qui les représentent, et les autres religions sont donc normalement prohibées. Dès les débuts du nouveau régime, les « cultes hétérodoxes » (xiejiao) et les « superstitions » (mixin), distingués des « religions », ont été formellement bannis, et les premiers ont fait l’objet d’une répression, illustrée dès 1951 par la campagne menée contre la « nouvelle religion » Yiguandao.
Chacune des religions reconnues doit être organisée et dirigée au travers d’une association qui fait appliquer les consignes émanant du Front Uni et en retour représente l’organisation religieuse en question auprès de l’État. Ces associations patriotiques négocient et attribuent les ressources disponibles. L’État attend de ses responsables loyauté politique et capacité à obtenir l’adhésion des fidèles et clercs ainsi encadrés, ou du moins aptitude à éviter conflits et situations difficiles. Ces associations ont des antennes au niveau provincial et local, leur siège étant situé la plupart du temps dans l’édifice religieux principal du territoire considéré. Les clercs exerçant des responsabilités au sein des associations patriotiques sont en outre souvent nommés au sein des Conférences consultatives politiques du Peuple Chinois (CCPCC) aux différents niveaux territoriaux. L’adhésion à l’Association patriotique s’accompagne d’un système d’avantages qui encourage les leaders religieux à ne pas dévier de la ligne préconisée.
Le département central du Front Uni est l’un des départements principaux du PCC, en charge d’assurer la coordination avec les élites non communistes, en Chine et à l’étranger. Il joue un rôle de première importance dans la définition et l’application des politiques ethniques et religieuses. La coordination entre le Front Uni, l’administration des affaires religieuses et les associations patriotiques constitue le rouage par lequel la gestion stratégique et quotidienne des affaires religieuses peut s’effectuer. Le ministère des Affaires civiles est également impliqué dans la gestion des affaires religieuses.
Les dispositions constitutionnelles sont complétées par des dispositions relatives aux affaires religieuses. Prises en leur globalité, elles réaffirment les mécanismes de contrôle de l’État sur l’ensemble des activités religieuses, tout en garantissant aux croyants et aux organisations les protections légales assurées par le droit général, en matière d’expropriation ou de recours administratif notamment. Ces dispositions ont été progressivement précisée et durcies. Depuis janvier 2018, la réglementation impose par exemple de lourdes amendes aux organisateurs d'événements religieux non officiels. Wang Zuo’an, alors directeur de l'administration d'État pour les affaires religieuses, expliquait que les nouvelles dispositions étaient nécessaires parce que « l'usage par l’étranger de la religion pour infiltrer [la Chine] s'intensifie de jour en jour et la pensée religieuse extrémiste s'étend dans certaines régions. […] La liberté de religion n'est pas égale à des activités religieuses qui se déroulent sans restrictions légales. […]. Ces règles aideront à maintenir la sinisation de la religion dans notre pays ... et à rester sur la bonne voie pour adapter la religion à une société socialiste7».
Le IXe Congrès du Parti communiste chinois, en octobre 2017, a acté une politique de « sinisation religieuse ». Xi Jinping déclarait dans son discours d’ouverture :
« Nous appliquerons intégralement la politique fondamentale du Parti en matière d'affaires religieuses, veillerons à ce que les religions se sinisent (zhongguohua)], et travaillerons activement à guider les religions dans leur adaptation.[…] Développer la culture socialiste chinoise, c'est mettre en place, à la lumière du marxisme et dans le respect des valeurs de la culture chinoise, en tenant compte des réalités de la Chine contemporaine et des conditions de notre époque, une culture socialiste nationale, scientifique et populaire, orientée vers la modernisation, le monde extérieur et l'avenir, et promouvoir un développement coordonné des civilisations socialistes matérielle et spirituelle. […] Nous devons faire progresser la sinisation et la popularisation du marxisme tout en l'adaptant à notre temps, et construire une idéologie socialiste dotée d'une puissante force de cohésion et d'orientation, afin d'unir le peuple sur le plan des idéaux, des convictions, des valeurs et de la moralité8 ».
Siniser les religions ne signifie donc pas simplement développer une vision rituelle et doctrinale localisée. Il s’agit d’abord et surtout d’insérer les organisations religieuses dans un projet national déterminé par le Parti. La politique suivie depuis lors s’est conformée à cette vision.
L’Armée et le religieux
Nous avons donc au sommet de notre « triangle » le Parti-État, auquel sont subordonnés, par deux lignes sans point de recoupement, et l’Armée, et l’écosystème religieux officiel. Mais y-a-t-il une base du triangle ? Il est bien difficile de formaliser quelque relation que ce soit entre le militaire et le religieux. Le Parti-État subordonne à lui l’une et l’autre branche sans qu’une relation transversale puisse être identifiée. Le militaire et le religieux sont censés s’ignorer l’un l’autre. Si des membres de l’armée sont engagés dans des croyances ou des pratiques de caractère religieux, on entre alors dans l’ordre du non-dit. Vraisemblablement, les hypothétiques visites de ces membres à un temple ou à une église se sont encore réduites ces toutes dernières années : les membres du Parti ont été activement découragés d’y procéder, et l’installation de caméras de surveillance devant les lieux de culte a certainement convaincu les intéressés qu’il valait mieux désormais s’abstenir. Certes, dans un passé encore récent on disait volontiers que la guerrière déité Guandi (voir section suivante) était populaire auprès des membres de la police par exemple, mais à supposer que l’affirmation soit exacte, sa pertinence a très probablement décru.
Une profondeur historique
Et pourtant, en contexte chinois, la relation entre dimensions militaire et religieuse possède une profondeur historique frappante. Dans le complexe politico-rituel de la Chine ancienne, la division comme la coopération entre le « martial » (wu) et le civil (wen) informaient ce qu’on pourrait appeler le « travail du rite », et cela resta vrai durant toute l’époque impériale. Dans la représentation idéale de l’Empire Zhou et des principautés formées au cours du processus de son éclatement (de 1046 à 256 AEC pour prendre cette période dans son extension maximale), le palais royal présidait à un découpage entre le côté droit (associé à l’espace, au territoire) et côté gauche (associé au temps, au lignage). Sur la droite, on trouvait le temple du dieu du sol, tout ce qui avait rapport au militaire et aux « rites rouges », tandis qu’à la gauche du palais on rencontrait les institutions et symboles relatifs aux ancêtres, au civil et aux « rites blancs ». « L’autel du dieu du sol […] était l’endroit où le Fils du ciel se rendait pour haranguer les troupes avant qu’elles s’ébranlent pour des opérations de conquête ou de défense. Ce lieu, pour faire court, parlait de mort, et du sang qui doit couler pour acquérir ou défendre un territoire. […] Sans espace dynastique, pas de temps dynastique9 ».
La distinction entre rituels guerriers (rouges) et civils (blancs) s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui dans l’organisation rituelle taoïste. Notons que les rituels rouges sont de « bon auspice » (jili), puisque bénéfiques d’abord aux vivants, tandis que les rituels blancs sont « de mauvais auspice » (xiongli), puisqu’orientés d’abord vers le service des morts, des ancêtres surtout. Cela peut expliquer que les rituels funéraires aient été largement cédés aux monastères bouddhistes dans la période qui a suivi l’affermissement de cette religion en monde chinois. En contraste, l’officiant taoïste est un combattant, un général qui mobilise des esprits guerriers dans ce combat, spirituel mais bien réel, qu’est un exorcisme, surtout lorsque le rituel est mené pour une communauté entière, un village par exemple. Plus largement, insiste John Lagerwey10, il est quelque chose de militaire dans toute occupation commune d’un espace donné : il est nécessaire d’en connaitre les « points stratégiques » (xue), là où les énergies telluriques viennent à la surface, et de sacrifier à bon escient pour réguler les flux énergétiques cachés, un peu comme l’acupuncteur sait où, quand et comment poncturer.
Vers la fin des Qing, après les sacrifices au Ciel et aux ancêtres impériaux, les sacrifices d’État le plus solennels étaient rendus à Confucius (dimension wen) et à Guandi (dimension wu)11. Guandi (ou Guangong) correspond à la déification du général chinois Guan Yu (160-220). Si les dimensions de ce culte connaissent de fortes variantes régionales, il a été encouragé par l’État impérial, associé, comme on vient de le mentionner, à Confucius, renouvelant ainsi l’expression d’un binôme bien plus ancien.
Guandi n’est pas le seul dieu « militaire » mis en valeur par l’ancien régime chinois ; une autre déité, Zhenwu, comprend dans son appellation le caractère qui signifie « martial » (wu). Zhenwu possédait des temples dans tout l’Empire, car il était partie intégrante des grands cultes nationaux. En même temps, son nom originel (Xuanwu ou Xuandi) l’identifie au Nord. « Dieu du Nord » : ce n’est pas tout à fait un hasard si son culte est davantage populaire (et fut davantage promu par l’État) dans les régions frontalières, situées au nord de la Chine. Il y reste aujourd’hui vivace, dans les zones pluriethniques de la province du Shaanxi notamment12. C’est bien comme dieu guerrier protecteur du territoire qu’il fut vigoureusement mis en valeur dans les débuts de la dynastie Ming.
Protestant convaincu, Sun Yat-sen brisa dans sa jeunesse la statue, placée dans un temple local, d’une des manifestations de Zhenwu, ce qui précipita son exil à Hong-Kong. L’abolition des cultes d’État allait suivre la Révolution de 1911, mais cette dernière n’en chercherait pas moins de nouveaux modes d’articulations entre le militaire et le religieux. Le chef de guerre Feng Yuxiang (1882-1948), converti au méthodisme en 1914, avait constitué une « armée chrétienne », dont la routine mélangeait hymnes et exercices physiques : « Tout comme un père rassemble sa famille autour de lui pour la lecture de la Bible et les prières, ainsi les capitaines et les caporaux de l'armée font le service pour ceux qui sont confiés à leurs soins13». Parmi l'élite militaire, Zhang Zhijiang (1882-1966) fournit un autre exemple d'un leader fermement engagé dans la diffusion de la Bible parmi les soldats et la société. Et le soutien actif apporté par Chang Kai-shek (Jiang Jieshi) aux traductions bibliques du lettré catholique Wu Jingxiong est bien documenté14. Plus significatif encore, l'histoire qui a le plus influencé le « grand récit » propre à Sun Yat-sen semble avoir été celle de Moïse : la sortie d'Égypte et la traversée de la mer Rouge constituèrent pour lui le paradigme de la Révolution de 1911. Plus tard, Sun Yat-sen compara la période difficile qui suivit la révolution de Xinhai aux quarante années dans le désert15.
Le militaire dans la religion civique
Depuis le tournant de 2012-2013, la réaffirmation et le renforcement du rôle dirigeant du Parti ont fait passer la Chine de « l’ère des réformes et de l’ouverture » à « l’ère nouvelle ». Mutation accompagnée par la reprise de la fabrique d’une version forte de la « religion civile », qu’on peut aussi, dans le cas présent, baptiser de religion politique ou de religion nationale : l’État a entrepris de reprendre sa fonction de « pourvoyeur de sacralité », dont le délestage excessif entre 1980 et 2012 aurait compromis, du moins à ses yeux, sa légitimité16. Depuis le début de 2018, les nouvelles régulations qui sanctionnent lourdement toute marque putative d’irrespect envers le drapeau, l’hymne du pays, puis (depuis mars 2021) les « martyrs » nationaux suggèrent que c’est la terre chinoise qui est objet ultime de vénération17. Fin septembre 2021, le film La baille du lac Changjin sort dans toutes les salles de cinéma et bat des records au box-office. Cette histoire d’une défaite subie par les troupes américaines contre des volontaires chinois durant la Guerre de Corée provoque un commentaire critique du journaliste et influenceur Luo Changping, soumis depuis à une procédure d’enquête. Un autre poste, consacré au martyr Dong Cunrui mort au combat en 1948, a valu à son autrice sept mois d’emprisonnement18.
La religion nationale est donc très largement axée sur l’exaltation et la sacralisation de la défense armée de la terre ancestrale. On notera que, dans le même temps, dans le discours populaire les métaphores masculines (« Papa Chine [zhongguo baba] ») l’ont emporté sur les connotations féminines aussi associées à la terre nourricière, connotations aujourd’hui en net retrait.
Pour autant, est-ce l’armée elle-même qui fait l’objet d’un culte ? La réponse se doit d’être négative. Le Parti orchestre la rhétorique mise en place sans en laisser les arrhes à quelque organisation que ce soit, l’armée incluse. Il est intéressant de remarquer (sans vouloir tirer des conclusions trop arrêtées de cette observation) que la célébration solennelle des cent ans du Parti, le 1er juillet 2021, ne comprenait pas de défilé militaire. L’armée est agent et instrument du culte national, mais non son objet. Si la profondeur historique du champ comme l’évolution enregistrée ces toutes dernières années permettent bien d’esquisser une ligne imaginaire entre le martial et le religieux, ni l’une ni l’autre ne sauraient suffire à refermer notre triangle.
- 1. Emmanuel Puig, « L'arme du pouvoir et le pouvoir des armes : analyse des évolutions contemporaines de l'armée populaire de libération », Revue française d’administration publique, vol. 2, n° 150, 2014, p.495.
- 2. Jean-Pierre Cabestan, Le système politique chinois, Paris, Presses de Sciences-Po, 2014, p.369-390.
- 3. Thierry Sanjuan, « L’Armée populaire de libération : miroir des trajectoires modernes de la Chine », Hérodote, vol.1, n° 116, 2015, p.164-174, notamment pp.171-172
- 4. Plus largement, sur la politique de « sécurisation » développée par l’État depuis les années 1980 voir Wang Yuhua et Carl F. Minzner, « Rise of the Chinese Security State », 222 China Q. 339, 2015, https://ir.lawnet.fordham.edu/faculty_scholarship/591 [consulté le 30/10/2021].
- 5. Matthieu Duchâtel et Joris Zylberman, Les nouveaux communistes chinois, Paris, Albin Michel, 2012, p.11.
- 6. Son contenu avait été préparé par le « Document 19 » du Comité Central, rendu public en mars 1982
- 7. Eugen K. Chow, « China’s Thriving Underground Churches In Danger », The Diplomat, USA, September 28, 2017.
- 8. « Texte français intégral du rapport de Xi Jinping au 19e Congrès national du PCC », http://french.xinhuanet.com/chine/2017-11/03/c_136726219.htm [consulté le 20/10/2021]. J’ai modifié la traduction officielle, laquelle atténue certaines expressions.
- 9. John Lagerwey, China. A Religious State, Hong Kong, Hong Kong University Press, 2010, p.8.
- 10. Ibid., p.11-17.
- 11. Vincent Goossaert et David Palmer, la question religieuse en Chine, Paris, CNRS Editions, 2012, p.36.
- 12. Li Hailong, Shaanbei jiaxian baiyunshan zhenwu xinyang yanjiu (Recherches sur le culte de Zhenwu à Bayunshan, Comté de Jia, Nord du Shaanxi), thèse de doctorat, Université Fudan, 2021, p.69-94.
- 13. Georges T.B. Davis, vers 1919, cité dans Janet Chen, Pei-Kai Cheng, Michael Lestz et James Spence. The Search for Modern China. A Documentary Collection. New York & Londres, W.W. Norton & Company, 2014, p.208.
- 14. John Ching Hsiung Wu. Beyond East and West. New York, Sheed and Ward, 1951, p.285-324, en particulier p.314.
- 15. Sun Yat-sen. Sun Zhongshan quanji, 11 (1924.9-1925) (Oeuvres complètes de Sun Yat-Sen, vol.11), Beijing, Zhonghua shuju, 1986, [1924], p.537-538 ; Jianming Chen, “Modern Chinese Attitudes Towards the Bible”, dans Chloë Starr (ed.), Reading Christian Scriptures in China, Londres, T&T Clark, 2008, p.23.
- 16. Benoît Vermander, « Le rêve chinois de religion civile », Esprit, janvier-février 2019, n°451, p.171-182.
- 17. Les organisations religieuses nationales ont également demandé aux temples, paroisses, et autres unités locales d’arborer le drapeau national.
- 18. « Woman imprisoned for insulting posts about war heroes », SHINE, 13 octobre 2021.