Christianisme en Chine : entre mondialisation et contrôle étatique

Auteur(s): 

Pierre Vendassi, chercheur associé au Centre Emile Durkheim – Bordeaux

Date de publication: 
Mai 2018

Depuis les années 1980, la République populaire de Chine (RPC) connaît une revitalisation générale de son paysage religieux. Bouddhisme, taoïsme, culte des ancêtres, pratiques divinatoires, cultes populaires, christianisme et islam s’y trouvent exprimés sous des formes diverses. Si les enquêtes montrent un niveau relativement faible d’affiliation et d’auto-identification à une tradition ou une organisation religieuse spécifique, il est possible d’envisager que 85 % de la population s’adonnerait à une forme ou une autre de croyance ou de pratique religieuse et ce, jusque dans les rangs du parti communiste1. En ce qui concerne le christianisme, il semble raisonnable d’estimer que le pays compte 40 à 60 millions de protestants (environ 4% de la population), 12 millions de catholiques (environ 1% de la population) et davantage de personnes affirmant une forme ou une autre de croyance en Jésus-Christ. Dans ce paysage religieux revitalisé, le christianisme n’occupe donc ni une place centrale, ni une place tout à fait marginale. Surtout, si l’on admet l’estimation classique selon laquelle il y avait en Chine un million de chrétiens avant la fondation de la République populaire en 1949, la progression est remarquable. Elle l’est d’ailleurs au point de susciter régulièrement la fébrilité des autorités politiques, toujours soucieuses de contrôler les activités religieuses et capables d’exercer sur ceux qui s’y adonnent une répression tantôt sévère et systématique, comme celle conduite à l’encontre des pratiquants du mouvement Falun Gong2, tantôt sporadique et circonscrite à des individus, des assemblées locales, ou des zones géographiques précises. Ainsi, tandis qu’un grand nombre de chrétiens pratiquent leur religion à l’abri de la répression, les observateurs font aussi régulièrement état des détentions, brimades, confiscations, interdictions et destructions subies par certains autres d’entre eux3.

Diversité des christianismes en Chine

A l’instar du bouddhisme, du taoïsme et de l’islam, le christianisme bénéficie d’une reconnaissance officielle lorsque ses adeptes exercent leur activité religieuse dans le cadre des associations nationales catholiques et protestantes contrôlées par l’Etat. Mais de nombreux mouvements, tolérés ou illégaux, se propagent aussi en dehors de ce cadre officiel. À côté de l’Eglise catholique « d’Etat » se développe une Eglise catholique souterraine, résistant à l’ingérence des autorités politiques chinoises dans ses affaires internes, notamment dans la nomination des évêques. À côté de l’association protestante nationale, une multitude d’organisations non reconnues par le gouvernement se développent aussi. On y trouve des petites communautés indépendantes qui prônent le dépassement des clivages confessionnels et qui rassemblent généralement quelques dizaines d’individus au sein d’assemblées informelles dans les foyers des croyants ; on y trouve aussi des réseaux davantage organisés qui rassemblent plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de fidèles. Certaines de ces communautés sont de simples groupes d’étude biblique, tandis que d’autres administrent des sacrements et organisent en leur sein la distribution de l’autorité religieuse. On parle de mouvement des « Eglises-maisons4 » pour désigner ces formes d’expression du christianisme assez hétéroclites, mais idéalisant généralement une activité religieuse communautaire à taille humaine, pratiquée dans un espace domestique, en marge des Eglises bureaucratisées. C’est à cette nébuleuse protestante que le christianisme de Chine doit l’essentiel de sa croissance.

Dans le cas du catholicisme comme du protestantisme, les croyants n’hésitent pas à franchir les frontières entre les associations officielles et les communautés « souterraines », allant chercher dans les unes le faste des cérémonies pratiquées dans des lieux de cultes au sein de foules nombreuses, et dans l’autre la chaleur d’une communauté à taille humaine, où l’on peut s’investir intensément, tisser des liens étroits et recevoir aide et conseils individualisés de la part de pasteurs plus libres d’enseigner ce qu’ils veulent que dans les églises officielles. Les frontières entre catholicisme et protestantisme demeurent quant à elles solides. Mais pour les protestants, c’est le bouddhisme, bien plus que le catholicisme, qui constitue l’objet de critiques et de concurrence : il incarne à leurs yeux une religion idolâtre et superstitieuse, bureaucratisé et corrompue par l’appât du gain (il faut payer pour entrer dans les temples). De façon bien plus discrète, d’autres variantes du christianisme mondialisé pénètrent aussi progressivement le paysage religieux chinois : mormons, adventistes, témoins de Jéhovah, etc.

Les trajectoires globalisées du christianisme chinois

L’ouverture économique a permis à de nombreux acteurs et organisations basés à l’étranger de gagner en influence sur le territoire de la RPC. Taiwan, Hong Kong, Singapour, la Malaisie, et d’autres lieux d’implantation de la diaspora chinoise – notamment les Etats-Unis – constituent des bases à partir desquelles des entrepreneurs économiques et religieux, hommes ou femmes de culture chinoise, partent à la conquête du marché religieux de la RPC. Il peut s’agir d’hommes et de femmes d’affaires chrétiens installés en Chine pour des raisons essentiellement économiques, constitués en réseaux d’entraide et de pratique religieuse adaptés à leur contexte migratoire. Mais il peut s’agir aussi de missionnaires dont l’objectif véritable, derrière le prétexte professionnel, est d’évangéliser les populations de Chine. Au cours des dernières décennies, on a aussi vu de nombreux missionnaires évangéliques en provenance des Etats-Unis ou de Corée investir les campus universitaires des grandes villes du pays ou bien les zones rurales à l’intérieur des terres, pour y conduire leurs activités.

Compte tenu des restrictions pesant sur l’activité religieuse et prosélyte sur le territoire chinois, l’augmentation des flux sortant de la Chine vers le reste du monde fournit aussi de nombreuses occasions aux organisations chrétiennes d’évangéliser travailleurs et étudiants chinois lors de séjours professionnels ou étudiants à l’étranger. De retour en Chine, ces convertis dotés de capitaux économiques et culturels non-négligeables ramènent avec eux leur foi et contribuent ainsi à sa propagation.

Mais la revitalisation du christianisme en Chine prend aussi la forme d’un renouveau du mouvement des Eglises indigènes, né au début du vingtième siècle d’un désir d’appropriation du christianisme par ses adeptes chinois5. Les communautés ayant survécu à la répression par la clandestinité et l’exil, font des adeptes en Chine et dans le reste du monde et nourrissent des projets d’évangélisation fondé sur un discours d’ethnicisation de l’économie divine : après que les Occidentaux aient évangélisé les Chinois, c’est au tour des Chinois de porter l’évangile aux Occidentaux. On parle donc « d’ethnicisation » car un tel discours qui donne un sens et une valeur particulière à l’identité chinoise au sein de la chrétienté, permet aussi aux Chinois qui s’en saisissent de se sentir investi d’une mission particulière vis-à-vis du reste du monde et, indirectement, de légitimer la nouvelle place de la Chine dans l’ordre mondial.

Chrétiens des villes et chrétiens des campagnes : un clivage relatif

L’une des spécificités du nouvel essor du christianisme relève des caractéristiques socio-économiques de certains de ses adeptes. S’il se développe au sein de populations plutôt rurales des campagnes chinoises, le nouveau christianisme chinois fait aussi de nombreux adeptes en villes, parmi des individus jeunes, éduqués et qui ne comptent pas parmi les populations financièrement défavorisées du pays, au contraire de l’image fantasmée que l’on se fait des « Rice Christians » des siècles passés, réputées embrasser le christianisme pour les ressources économiques et sociales que leur procuraient les missions.

Ces nouveaux chrétiens d’un niveau social relativement élevé adoptent d’ailleurs une posture de distinction vis-à-vis des formes plus rurales du christianisme, dont ils soupçonnent les adeptes de se convertir sans conviction ni engagement véritable, participant à la vie des Eglises pour bénéficier de leurs ressources sociales et recourant aux croyances et aux rituels chrétiens dans une perspective purement superstitieuses. Ces chrétiens urbains et éduqués professent au contraire un engagement religieux fondé sur l’amour de Dieu, et sans aucune autre forme d’intérêt matériel6. La critique des attitudes « superstitieuses » peut être lue comme une tentative de se positionner comme pratiquants d’une religion légitime vis-à-vis d’un Etat qui condamne les pratiques considérées comme superstitieuses, tandis que la critique du matérialisme et la promotion de relation fondées sur l’amour est une façon de prendre le contrepied d’un ordre social désormais dicté par le matérialisme économique. L’adhésion au christianisme représente en effet pour certains de ces convertis une façon de retrouver une forme d’authenticité, de redonner du sens à des trajectoires sociales perturbées par la modernité économique, et, paradoxalement, de réinventer un certain lien à leur tradition familiale : en devenant chrétiens, ils adhèrent à un mouvement qui symbolise à leurs yeux la modernité et l’ouverture sur le monde, tout en valorisant un ordre familial conservateur et patriarcal.

La gestion politique du christianisme : tendances et incertitudes

Depuis la fin de la Révolution culturelle, point culminant de la répression religieuse, la gestion politique du fait religieux est allée vers plus de libéralisme et d’ouverture, mais sans renoncement de l’Etat à contrôler, limiter et souvent réprimer l’expression religieuse.

A la répression fondée sur une condamnation principalement morale du religieux, a succédé une gestion du religieux davantage pragmatique visant à limiter les risques de voir son expression se transformer en menace politique. Pendant trois décennies, l’action officielle du gouvernement a consisté à contrôler les Eglises catholiques et protestantes par le biais d’organisations nationales rattachées au Parti communiste chinois (PCC) régies par certaines règles strictes censées en limiter la propagation : obligation pour les communautés locales de s’affilier à ces associations, limitation des relations avec les organisations étrangères, limitation des ouvertures de lieux de cultes et des nominations de membres du clergé, étroit contrôle sur les contenus religieux diffusés au sein des organisations, sanctions portées à l’encontre des activistes trop visibles, trop revendicatifs ou trop critiques envers le gouvernement.

Cette stratégie, fondée sur la limitation de l’offre religieuse, mais n’agissant aucunement sur la demande, a favorisé l’essor des activités religieuses non-contrôlées. Pour autant que les communautés chrétiennes restent en dehors de la sphère politique, d’envergure limitée, ou qu’elles entretiennent des relations cordiales avec les représentants locaux de l’Etat en charge des affaires religieuses, elles s’assurent la possibilité de continuer à exister à l’abri d’une répression violente certes présente, mais non systématique.

Toutefois, après deux décennies d’essor et d’affaiblissement considérable, la donne pourrait être en train de changer. Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, une série de mesures manifestent une volonté de remettre la main sur cette nébuleuse chrétienne qui avait profité des effets « pervers » de l’action gouvernementale pour se développer au-delà de l’espace légalement assigné.

Depuis 2014, une campagne de régulation a ainsi été conduite dans la province du Zhejiang : les autorités locales ont démonté plusieurs centaines de croix des sommets et façades des nombreuses églises de la région et plusieurs dizaines de lieux de cultes ont été détruits, au prétexte de violations des règles d’urbanisme. Ces destructions non-systématiques et dont la logique sélective n’est pas totalement éclaircie manifeste la volonté du gouvernement de réduire l’essor débordant du christianisme. Les récentes circulaires appelant les autorités locales à lancer une campagne de fermeture des églises-maisons non déclarées sur les campus universitaires semblent aller dans le même sens. De nouvelles régulations religieuses, promulguées en 2018 et visant à renforcer l’ingérence du gouvernement dans l’organisation du culte chrétien, y compris par la régulation des contenus doctrinaux, témoigne aussi de la volonté du gouvernement de reprendre le contrôle sur le christianisme chinois.

C’est sans doute les récentes avancées des discussions relatives à l’épineux problème de la désignation des évêques au sein de l’Eglise catholique de Chine qui laisse entrevoir la direction que tente de prendre le gouvernement : les échos des pourparlers font état d’un accord possible qui donnerait au Saint-Siège la possibilité d’avoir plus de contrôle sur la désignation des évêques, tandis que l’Etat obtiendrait, en échange, le retour dans son giron des églises souterraines. L’Etat chinois semble donc avancer vers le renoncement à une répression idéologique et violente du religieux pour mieux s’assurer le contrôle total de son marché, de façon comparable à sa stratégie fructueuse de structuration d’un capitalisme d’Etat.

  • 1. K. Wenzel-Teuber, Statistical Update on Religions and Churches in the People’s Republic of China and in Taiwan, Religions & Christianity in Today's China, 2013, vol. 3, 2013, n° 3, p. 18-43.
  • 2. Le Falungong (ou Falun Dafa) est un mouvement de Qigong qui vise le développement physique et spirituel de ses pratiquants. Depuis 1999, il fait l’objet d’une campagne étatique d’éradication.
  • 3. La fondation CHINAaid fait régulièrement état des aux droits de l’homme en Chine : [URL : http://www.chinaaid.org].
  • 4. En anglais : House Churches, en chinois : jiating juhui.
  • 5. On compte parmi ces églises emblématiques la True Jesus Church ou le mouvement des Eglises Locales.
  • 6. Mais une comparaison objective des croyances et pratiques des chrétiens « urbains » et « ruraux » ferait sans doute ressortir davantage de similitudes que de différences.
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