Djihadisme centrasiatique : impact et importance des refuges étrangers
Didier Chaudet, attaché scientifique à l'IFEAC-Bishkek, chercheur non-résident à l'IPRI-Islamabad
Les djihadistes centrasiatiques ont, comme d’autres avant eux1 ou pendant la même période2, bénéficié de refuges qui leur ont permis de survivre et de se réorganiser face aux régimes qu’ils combattent. On va se concentrer ici sur leurs principales bases de repli : l’Afghanistan et la Syrie.
L’importance du refuge afghan
L’Afghanistan aura été particulièrement important pour le djihadisme centrasiatique (en fait, surtout ouzbek) : c’est dans ce pays qu’il trouvera ses alliés et protecteurs les plus fidèles, et qu’il sera fortement influencé par le djihadisme international. Face notamment à un Etat, en Ouzbékistan, choisissant la répression à l’intérieur, et n’hésitant pas à utiliser ses services de renseignements pour frapper toute opposition dans son voisinage, trouver un territoire refuge était essentiel. Si les djihadistes ouzbeks notamment le trouvent au Tadjikistan pendant la guerre civile qui ravage le pays (1992-1997), ils auront besoin de trouver un autre territoire de repli une fois la paix revenue. C’est dans l’Afghanistan des Taliban qu’ils le trouveront. Ils y auront la possibilité de s’organiser, de frapper en Asie Centrale en toute impunité, ainsi que de s’associer au fructueux trafic de drogues. Ce dernier point est particulièrement important : en 2000, la principale structure associée au djihadisme centrasiatique, le Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO) contrôlait 70% du trafic allant vers l’Asie Centrale, et avait ses propres stocks d’héroïne3. Ils y seront également profondément influencés par le djihadisme international, notamment Al Qaïda4. A tous les niveaux, c’est bien en Afghanistan que le MIO devient une force structurée et dangereuse pour la stabilité centrasiatique.
Après la chute de l’ « Emirat » du mollah Omar, l’alignement des djihadistes ouzbeks/centrasiatiques sur leurs protecteurs talibans, et sur l’idéologie radicale d’Al Qaida (et du djihadisme transational en général), n’a fait que se renforcer. En fait, toute résistance à un alignement sur les Taliban afghans et Al Qaida a été funeste pour eux. Après 2001, c’est le désir d’un suivisme idéologique plus fort face à Al Qaida qui amène certains à quitter le MIO pour former l’UDI (Union du Djihad Islamique). Ce groupe acceptera totalement l’alignement sur les Taliban et Al Qaida. Le MIO, quant à lui, sera forcé de faire de même. Quand il entre en conflit avec des Taliban locaux au Waziristan du Sud en mars-avril 2007 par son attitude agressive envers la population (couplé à un intérêt limité pour le combat en Afghanistan), ses forces sont militairement battues. Le groupe ne doit alors sa survie qu’à son alignement sur les Taliban pakistanais. En novembre 2015, c’est le désir de changer d’alliance d’Al Qaida vers Daech qui coûte cher au groupe : il se fait écraser dans la province afghane de Zabol, et son leader Usman Ghazi, est exécuté. Aujourd’hui, la mouvance djihadiste centrasiatique en général est totalement alignée sur les buts de guerre des Taliban afghans. Les seuls qui ont pu prendre leur « indépendance » ont troqué Al Qaida pour Daech. Dans tous les cas, si la lutte contre les régimes centrasiatiques n’est pas oubliée, elle n’est plus la seule, ni même forcément la plus importante. Ce qui limite leur impact en Asie centrale.
Un tournant syrien ?
Ce qu’ils ont perdu en attractivité pour les populations de leurs pays d’origine, ils l’ont gagné en professionnalisme. Les Centrasiatiques sont devenus des recrues de choix pour tout groupe djihadiste5. En Afghanistan et au Pakistan, ils ont gagné une solide réputation de combattants aguerris, mais aussi de terroristes capables de produire des bombes. En particulier les tristement célèbres « engins explosifs improvisés » qui auront été fatales pour bien des soldats afghans et pakistanais. Le djihadisme centrasiatique est ainsi devenu létal à cause du champ de bataille afghano-pakistanais. C’est ce qui les a rendus attractif pour les forces djihadistes actives en Syrie (Daech) mais également les forces restées proches d’Al Qaida. Leur niveau d’alphabétisation, leur expérience dans le travail de propagande sur internet (vidéos, réseaux sociaux, surtout russophones) leur donnent également une certaine valeur ajoutée.
Si les forces islamistes radicales en Syrie trouvent un intérêt au djihadisme centrasiatique, ce dernier va aussi être influencé par ce nouveau champ de bataille : le « djihad » local attire surtout une autre génération, qui n’a pas forcément combattu en Afghanistan. En fait, bien des Centrasiatiques semblent avoir été recrutés en Russie, où ils se trouvaient comme travailleurs émigrés. Sur place, leur situation économique fragile, le racisme institutionnalisé, les violences policières, les ont fragilisés. Ce qui les pousse au repli communautaire, permettant radicalisation et recrutement. Mais il semblerait que la propagande venant de Syrie, de Daech ou d’Al Nusrah, ait également pu mobiliser en Asie Centrale même. On en a eu un exemple frappant avec Gulmurod Khalimov, lieutenant-colonel en charge des forces spéciales du ministère de l’Intérieur tadjik jusqu’en 2015. Date à laquelle il abandonne tout pour rejoindre Daech et devenir l’un des principaux lieutenants d’al Baghdadi. Son engagement, alors qu’il faisait partie du « régime », semble bien s’être nourri d’un rejet de la situation politique de son pays, notamment de sa répression tous azimuts6. Son profil contredit l’image de la recrue de Daech telle que présentée par les régimes centrasiatiques : ignorante, forcément manipulée ou vénale. Le tournant syrien aura été de permettre le recrutement d’une nouvelle génération de djihadistes centrasiatiques, motivés par une certaine vision politico-religieuse.
Bien sûr, on pourrait penser que le refuge syrien ressemble de plus en plus à un tombeau pour la dite nouvelle génération. C’est d’abord le cas pour ceux qui se sont associés à Daech, souvent impliqués dans des attentats suicide ces derniers temps. Pour ceux qui sont alignés sur la tendance Al Qaida, la situation est différente : en fait, on constate un regroupement des djihadistes ouzbeks et ouighours sous l’égide d’une nouvelle coalition rebelle pro-Al Qaida, depuis début février 2017, Hay’at Tahrir Al-Sham. Cette coalition extrémiste sunnite est en guerre contre Assad, la rébellion « modérée », et Daech. Si elle se maintient, elle aura une influence sur l’avenir de la Syrie. Les djihadistes centrasiatiques ne seront donc pas forcément éradiqués par le chaos syrien, malgré ce que laisserait penser une analyse superficielle de la situation sur place.
Quant à Daech, s’il emploie ses combattants centrasiatiques déjà présents en Syrie et en Irak comme de la chair à canon, il propose à ses nouvelles recrues, dans cette partie du monde, de rejoindre l’organisation non pas au Proche Orient… mais en Afghanistan. Le 20 janvier 2017, le ministre de l’Intérieur tadjik, Ramazon Rahimzoda, a bien confirmé cette nouvelle tendance lors d’une conférence de presse7. Et pour les autorités russes, les forces de Daech quittent leur « Califat » moyen-oriental pour l’Afghanistan, souhaitant continuer leur combat dans cette région asiatique.
Il est toujours difficile de faire la part des choses entre réalité et propagande des régimes centrasiatiques : mais que ce soit par un déplacement en Afghanistan, ou un retour possible en Asie Centrale elle-même, cette nouvelle génération est sans doute aussi dangereuse, aujourd’hui, que celles des militants qui ont combattu entre l’Afghanistan et le Pakistan sur deux décennies. Et sachant que des djihadistes se sont déjà montrés actifs à la frontière entre Afghanistan et pays d’Asie Centrale, on peut, sans exagération, parler d’une menace sécuritaire particulièrement préoccupante pour cette région post-soviétique.
- 1. Il est bien clair que des groupes comme l’OLP, l’ETA ou l’IRA doivent en partie leur longévité à leurs refuges à l’étrangers, théoriquement hors de portée des Etats ciblés. Voir, par exemple, Henry Patterson, “The Provisional IRA, the Irish border, and Anglo-Irish relations during the Troubles”, Small Wars and Insurgencies, vol.24, n˚3, 2013, pp.493-517.
- 2. Impossible d’expliquer la résistance des Taliban afghans et pakistanais, comme des séparatistes/djihadistes baloutches, sans prendre en compte la porosité des frontières entre Iran, Afghanistan et Pakistan.
- 3. Gretchen Peters, Seeds of Terror. How heroin is bankrolling the Taliban and Al Qaeda, New York: St Martin’s Press, 2009, pp.130-131.
- 4. Pour plus d’informations sur l’histoire du djihadisme centrasiatique, voir Didier Chaudet, “Terrorisme islamiste en Grande Asie Centrale: "Al-Qaïdisation" du djihadisme ouzbek”, Russie.Nei.Visions (IFRI), n˚35, décembre 2008.
- 5. Bruce Pannier, “Central Asia's Desirable Militants”, RFE/RL, 6 novembre 2014, https://www.rferl.org/a/central-asian-militants-islamic-state/26677167.html.
- 6. Catherine Putz, “Is Tajikistan’s Most Famous Gulmurod Khalimov Dead”, The Diplomat, 18 avril 2017, http://thediplomat.com/2017/04/is-tajikistans-most-famous-militant-gulmu....
- 7. Eurasianet, “Tajikistan and Islamic State: Threat or Bogeyman?”, 14 mars 2017, http://www.eurasianet.org/node/82826.