La syndicalisation des imâms dans la Tunisie depuis 2011

Auteur(s): 

Anna GRASSO, attaché temporaire d'enseignement et de recherche - Sciences Po Aix-en-Provence

Date de publication: 
Janvier 2018

La réouverture de l'espace politique dans la Tunisie de l'après-révolution a permis à différents acteurs de prendre position et de lancer de nouvelles revendications. L'un des nouveaux phénomènes que nous avons pu observer dans ce contexte a été l'émergence d'un mouvement syndical dirigé par les imâms et les chargés des mosquées. La constitution de syndicats est destinée à permettre aux travailleurs de pouvoir, en s'unissant, exercer une pression sur leurs patrons pour améliorer leurs conditions de travail. Lorsque nous parlons de chargés des mosquées nous nous referons à tous les acteurs travaillant au sein de ces lieux de culte. Ce sont notamment l'imâm khatib, le clerc orateur chargé d'assurer la prière de vendredi ; l'imâm alkhams, le clerc chargé d'assurer les cinq prières quotidiennes ; le mouaddin, la personne chargée d'effectuer l'appel à la prière ; le qayim, la personne chargée de l'entretien des lieux de culte. En Tunisie, les mosquées sont appelées jemaa, mosquée-cathédrale où l'on effectue les cinq prières et la prière de vendredi, ou bien masjid, mosquée où l'on effectue seulement les cinq prières.

Dans le contexte actuel de montée de la violence et du radicalisme, l'islam est souvent pointé du doigt. En effet, les attentats qui ont eu lieu dans différentes parties du globe ont été revendiqués par des militants disant agir au nom de l'islam. Face à cela, les imâms sont perçus de manière ambivalente : soit de manière négative - lorsqu'on parle de cas d'imâms qui prononcent des discours de haine et qui appellent au jihad - soit de manière positive - soulignant l'importance du rôle de l'imâm dans la transmission du vrai message de l'islam, un islam modéré et de paix. Plutôt que de les considérer comme des simples techniciens du culte, la syndicalisation des imâms et chargés des mosquées en Tunisie permet de questionner l'importance et le degré d'influence de ces acteurs aussi bien au sein du champ religieux que dans le champ politique.

Conditions de travail des imâms avant la révolution

Au lendemain de l'indépendance de la Tunisie en 1956, le Président Habib Bourguiba fait le choix d'étatiser la religion musulmane. En pratique, ce choix se traduit par l'étatisation des institutions religieuses telles que la mosquée-université de la Zitouna (transformée en Faculté de Théologie de la nouvelle Université de Tunis) ainsi que par la fonctionnarisation du personnel religieux. Initialement, la nouvelle fonction de prédicateur s'applique aussi bien aux fonctionnaires étatiques qu'aux chargés des mosquées. Ce sera seulement vers la fin des années 80, que les professions de fonctionnaire gérant les affaires religieuses et de chargé des mosquées exerçant au sein des lieux de culte seront distinguées. Les politiques des régimes autoritaires des Présidents Habib Bourguiba (1956-1987) et de Zine el Abidine Ben Ali (1987-2011) en matière de religion sont mises en place dans le but de contrôler ce champ cultuel. Cette volonté de contrôler la religion va souvent aller à l'encontre de la religion elle-même, étant donné que cela implique des pratiques telles que la surveillance des chargés des mosquées, la standardisation des prêches, etc. Pour cette raison, de nombreux dysfonctionnements vont apparaître concernant le rôle du ministère des Affaires religieuses (crée en 1992) ainsi que les conditions de travail des chargés de mosquées.

En 1987, les clercs musulmans sont régis dans le cadre de la fonction de " chargé des mosquées et de chargé des salles de prière ". Cette manœuvre s'opère dans le contexte de la lutte engagée par le Président Bourguiba contre le mouvement islamiste. En effet, à partir du début des années 1980, le leader tunisien prend conscience des ambitions politiques de ce mouvement ainsi que de sa capacité à mobiliser un large soutien populaire. Cette stratégie de mainmise sur les chargés des mosquées a pour objectif de reprendre possession des lieux de culte qui avaient été les espaces de rencontre entre ces militants. Le décret 87-664 du 22 avril 1987 stipule que les chargés des mosquées seront désormais nommés par le ministère de l'Intérieur. Le tableau qui suit fixe leur indemnité forfaitaire1:

Le tableau sur leur indemnité forfaitaire

Pour les chargés des mosquées n'ayant pas le statut de fonctionnaire, une " indemnité de cherté de vie " est rajoutée dans la limite de 22,5 dinars. Avec l'arrivée au pouvoir du Président Zine el Abidine Ben Ali un nouveau décret modifiera cette disposition. Le décret 89-1690 du 8 novembre 1989 stipule que la nomination des chargés des mosquées revient directement au Premier ministre. Avec la création du ministère des Affaires religieuses en 1992, la fonction de nomination des chargés des mosquées et des salles de prière lui sera déléguée (décret 94-558 du 17 mars 1994). Dans cette nouvelle configuration, l'indemnité de cherté de la vie passe à 67,5 dinars. En 1997, l'indemnité s'élève à 82,5 dinars puis à 97,5 dinars en 19992.

Au fil des années, alors que le SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti) continue d'augmenter, le salaire des chargés des mosquées stagne et leurs conditions de travail sont de plus en plus difficiles. En conséquence, de nombreux spécialistes en sciences religieuses décident de se tourner vers des carrières plus rentables - par exemple en tant que fonctionnaires au sein du ministère des Affaires religieuses ou bien en tant que professeurs de religion dans les écoles et universités. Ceux qui acceptent d'endosser ce rôle sont généralement obligés d'avoir un emploi à côté, ce qui ne leur permet pas d'assurer cette fonction de manière optimale. En outre, ils exercent leur profession sous contrôle de l'Etat. Les imâms khatib recevaient un texte de la part du gouvernement qu'ils devaient appliquer scrupuleusement ou, a minima, dont il fallait suivre les grandes lignes. La loi 88-34 du 3 mai 1988 relative aux mosquées, promulguée sous le Président Ben Ali, précise qu'est " interdit l'exercice de toute activité dans les mosquées, sous forme de discours, de réunions ou d'écrits par les personnes autres que celles appartenant à l'organe chargé de leur fonctionnement, sauf autorisation du Premier ministre ". Une peine de prison est même prévue pour "quiconque exerce une activité sans l'autorisation prévue", pour toute personne qui " (…) trouble volontairement la tranquillité des mosquées " ou pour " quiconque appelle dans les mosquées à la rébellion contre l'autorité publique 3". A cause de leur subordination au régime autoritaire, les chargés des mosquées perdent beaucoup de leur légitimité. Certains imâms jouaient clairement le rôle d'indic au profit des autorités : ils devaient rapporter tout comportement suspect relevé au sein de leurs mosquées, comme l'affirment certains chargés des mosquées lors de nos entretiens.

Les revendications dans l'après-révolution

L'après-révolution a ouvert la voie à un début de réformes dans le champ religieux. Parmi les principales avancées, nous pouvons identifier : la naissance de directions régionales des Affaires religieuses qui permettent au ministère d'assurer un meilleur suivi sur le terrain, la liberté de prêche pour les imâms qui ne sont plus obligés de suivre un texte proposé par le gouvernement, des programmes pour améliorer la formation des imâms (un partenariat avec le Maroc et la création de l'Institut supérieur de prédication et d'initiation religieuse à Kairouan). Cependant, de nombreux défis restent à relever comme l'augmentation du salaire pour les chargés des mosquées, la révision du processus de nominations au sein du ministère et dans les principales mosquées4, ou encore la mise en place d'un cadre juridique susceptible de répondre à tous ces défis. Afin de donner voix à ces revendications, un syndicat d'imâms a vu le jour dans l'après-révolution. Il s'agit du Syndicat général des Affaires religieuses [النقابة العامة للشؤون الدينية]. Son secrétaire général, Abdessalem el Atoui, est imâm d'une mosquée dans le gouvernorat de Médenine, au sud de la Tunisie. Ce syndicat est affilié à l'Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT), la principale centrale syndicale du pays, et est officiellement reconnu depuis le 24 juin 2014 (suite à l'adhésion d'un minimum de 2 000 membres). L'une des priorités du syndicat a été d'ouvrir un dialogue avec le ministère des Affaires religieuses afin d'augmenter les salaires considérés comme insuffisants pour un chargé du culte. En effet, la comparaison de l'indemnité des imâms et agents du culte entre le dernier décret promulgué sous le régime de Ben Ali (2008) et le premier de l'après-révolution (2011) montre que l'évolution n'est pas significative.

Comparaison de l’indemnité des imâms et agents du culte entre le dernier décret promulgué sous le régime de Ben Ali (2008) et le premier de l’après-révolution (2011)

En 2013, avec le décret n° 2013-1167 du 15 février 2013, l'indemnité de cherté de vie passe à 142 dinars 500, soit une augmentation de 20 %. Malgré cette augmentation, le revenu global (prime plus indemnité) n'atteint pas le niveau du SMIG5.

Un autre chantier est celui de la nomination des chargés des mosquées. Selon le décret n°2013-4522 du 12 novembre 2013, la Direction des cadres des mosquées (du ministère des Affaires religieuses) est mandatée pour désigner les cadres des mosquées en accord avec les directions régionales. Chaque chargé des mosquées reçoit une autorisation écrite pour pouvoir exercer sa fonction. Cependant, la situation d'instabilité de l'après-révolution a eu des impacts sur cette procédure, et de nombreux abus ont été observés. D'une part, des prêcheurs indépendants se sont auto désignés imâms à la place des anciens occupants (virés parfois par la force et accusés d'être des pions de l'ancien régime), et, d'autre part, des imâms ont été limogés sur une base partisane. Ce dernier phénomène est principalement causé par la succession de plusieurs gouvernements et donc de plusieurs ministres des Affaires religieuses (huit en l'espace de sept ans). Durant cette période (2011-2017) nous avons pu assister à des règlements de compte entre des ministres et imâms appartenant à différentes idéologies/écoles religieuses. Pour cette raison, le syndicat a défendu un certain nombre d'imâms limogés sans motivation valable.

Des avancées ?

Le nouveau contexte international de l'après-révolution est surtout marqué par l'émergence du groupe Etat Islamique et d'autres groupements extrémistes qui mènent des actions terroristes à l'échelle mondiale. Cette conjoncture a motivé les imâms tunisiens à se proposer en tant que " médiateurs " et " éducateurs " contre les dérives radicales des jeunes. A ce titre, le syndicat général des Affaires religieuses a organisé les 2 et 3 avril 2016 à Hammamet un colloque en association avec l'UGTT autour du thème du rôle des mosquées dans la lutte contre le terrorisme6. D'autres initiatives du même ordre ont suivi la tenue de ce colloque. A propos de cela, Abdessalem El Atoui déclare : " Début octobre 2016, nous avons fait l'ouverture d'une conférence sur ce thème et il y aura des conférences sous forme d'ateliers dans diverses régions7. Peut-être que cela va évoluer jusqu'à constituer un groupe de travail où nous allons former des imâms dans la manière de faire les discours, en collaboration avec la Fondation Ahmed Tlili Pour la Culture Démocratique8. Nous on considère que le rôle de l'imâm est primordial et on ne peut pas combattre ce qu'on appelle le radicalisme ou l'esprit radicalisé sans une très bonne formation des imâms dans toutes les mosquées. Ils doivent donner un discours érudit et constructif, et qui attire les jeunes pour les garder sur le droit chemin9".

L'engagement du syndicat d'imâms a commencé à porter ses fruits et nous pouvons le remarquer dans les décisions prises entre 2016 et 2017. En effet, le décret 2017-251 du 7 février 2017 attribue aux chargés des mosquées dépourvus d'autres sources de revenus, le salaire minimum garanti (régime de 40 heures/semaine pour 305 dinars). De plus, de nombreux imâms et chargés des mosquées réussiront à faire régulariser leur situation. Selon Noureddine Tabboubi, secrétaire général de l'UGTT, " l'augmentation de 5.65 % du salaire minimum garanti a été décidée outre la régularisation de la situation professionnelle de milliers d'imams, prédicateurs et chargés des mosquées vu leur rôle important dans la lutte contre le terrorisme et la diffusion de la culture de la tolérance10". Reste à savoir si cet engagement des imâms, au-delà de la reconnaissance du gouvernement, permettra de revaloriser ces cadres religieux officiels auprès des fidèles.

  • 1. Le SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti) à l'époque était d'environ 75 dinars (régime de 48 H/semaine) ou de 62 dinars (régime de 40 H/semaine). [URL : https://www.jurisitetunisie.com/se/index.php?topic=2625.5;wap2]. Consulté le 18 décembre 2017. Pour information, un dinar équivaut à 0,33 euro.
  • 2. Le SMIG était d'environ 150 dinars (régime de 48 heures/semaine) ou de 130 dinars (régime de 40 heures/semaine).
  • 3. Journal officiel de la République tunisienne, Loi n° 88-34 du 3 mai 1988 : relative aux mosquées.
  • 4. Entre 2011 et 2017 on assiste à une rotation de ministres nommés par les différents gouvernements. En l'absence d'un cadre juridique, certains chargés des mosquées accusent donc les autorités de procéder à de nominations et de limogeages sur une base partisane.
  • 5. Entre 300 dinars (régime de 48 heures/semaine) et 260 dinars (régime de 40 heures/semaine).
  • 6. ANONYME. Nakaba Al Shawn Al Diniya : Al Masajid fi Tounis Taht Sitra Jamaiyat wa Jamaat [Syndicat des Affaires Religieuses : Les mosquées en Tunisie sous le contrôle des associations et des groupes], Mosaïque fm, 2 avril 2016, [URL : https://www.mosaiquefm.net/ar/تونس-أخبار-وطنية/9827/نقابة-الشؤون-الدينية-المساجد-في-تونس-تحت-سيطرة-جمعيات-وجماعات] . Consulté le 18 décembre 2017.
  • 7. Syrine. Barqawi " Al Khatab AlDiniy AlThakafa AlDimokratiya Mahuar Naduat Faqriya Limuasa Ahmad AlTlili Walathad Al'am AlTunisiy Lilchaghl " (" Discours religieux, culture et démocratie : Le focus d'un séminaire de la Fondation Ahmed Tlili et de l'UGTT), 2 octobre 2016, Assafir,[URL : http://assafir.tn/مؤسسة-احمد-التليلي-تقدم-سلسلة-من-الحوا/]. Consulté le 18 décembre 2017.
  • 8. Organisation non gouvernementale à but non lucratif fondée en 2011 proposant des activités liées à la promotion de la culture démocratique (activités culturelles, formation, échanges, tables rondes…). ,[URL : www.culturedemocratique.org] . Consulté le 18 décembre 2017.
  • 9. Abdessalem El Atoui, Tunis, entretien du 8 octobre 2016.
  • 10. ANONYME. " UGTT : Le rendement du gouvernement est insuffisant, selon Noureddine Tabboubi ", Huffpostmaghreb, 1er mai 2017, [URL : http://www.huffpostmaghreb.com/2017/05/01/ugtt-travail-tunisie_n_16360324.html]. Consulté le 18 décembre 2017.