Les pays du Golfe face à la question frériste

Auteur(s): 

Stéphane Lacroix, CERI/Sciences Po

Date de publication: 
Août 2017

Les Frères musulmans connaissent aujourd’hui la crise la plus profonde de leur histoire presque centenaire. Depuis le coup d’Etat du maréchal (alors général) Abdel Fattah al-Sissi, ils sont pourchassés et jetés en prison par milliers en Egypte. Ils avaient déjà fait face à une répression similaire dans les années 1950 et 1960, sous le gouvernement de Gamal Abdel Nasser. A cette époque, des milliers d’entre eux avaient trouvé refuge dans les pays du Golfe, scellant avec ces derniers une alliance qui allait perdurer pendant des décennies. Aujourd’hui pourtant, hormis au Qatar et dans une moindre mesure au Koweït, ils n’y sont plus les bienvenus et s’y trouvent même souvent persécutés. Comment expliquer ce revirement des Emirats arabes unis et de l’Arabie saoudite face à leurs alliés d’hier ? Et pourquoi le Qatar a-t-il choisi de maintenir ses liens avec la confrérie ? Dans quelle mesure, enfin, la question « frériste » explique-t-elle la rupture actuelle entre le Qatar et ses voisins ?

Instruments des Etats

Les Frères commencent à nouer des liens avec les Etats du Golfe à partir des années 1950. Les persécutions nassériennes, puis celles des différents régimes nationalistes arabes accédant au pouvoir au Moyen-Orient, les poussent à chercher refuge auprès de pétromonarchies dont ils partagent le conservatisme. L’Arabie saoudite, le Qatar, les Emirats arabes unis ou encore le Koweït reçoivent leur lot d’exilés. Plutôt diplômés alors que ces pays, en voie de modernisation rapide grâce aux revenus du pétrole, manquent de ressources intellectuelles, ils se voient rapidement mis au travail : on les retrouve travaillant dans les appareils d’Etats, et en particulier dans les différents systèmes éducatifs en construction, au sein desquels ils jouent un rôle majeur. L’influence qu’ils y exercent contribue notamment à politiser « par le bas » l’islam des pays du Golfe : le vaste mouvement social dit du « réveil islamique » (al-Sahwa al-Islamiyya), particulièrement visible dans les universités saoudiennes, mais avec des prolongements partout dans le Golfe, est porteur d’un discours religieux contestataire inspiré des cadres intellectuels fréristes.
Les années 1990 marquent une première rupture dans les relations entre les Frères musulmans et leurs parrains du Golfe. Le 2 août 1990, le Koweït est envahi par l’Irak de Saddam Hussein ; le roi Fahd d’Arabie saoudite réagit quelques jours plus tard en faisant appel à une coalition militaire internationale menée par les Etats-Unis pour protéger le territoire saoudien et libérer l’émirat voisin. Face à cette décision qui choque les opinions publiques arabes, les différentes branches des Frères musulmans se déchirent : certaines prennent à demi-mot parti pour Saddam, tandis que d’autres s’astreignent à un silence gêné. Seuls les Frères koweïtiens, directement concernés par l’invasion irakienne, prennent officiellement fait et cause pour la coalition internationale. En Arabie saoudite même, un puissant mouvement de contestation du pouvoir voit le jour, dont les cadres sont issus du « réveil islamique ». S’ensuivent plusieurs années de prêches enflammés et de manifestations appelant à des réformes profondes du pacte politique, avant l’écrasement définitif de la contestation en 1994.

Concurrents des Etats

La relation entre le pouvoir saoudien et les Frères change dès lors drastiquement : jadis vus comme des alliés infaillibles, ils sont désormais vus avec méfiance par Riyad. On considère qu’ils sont porteurs d’un projet politique menaçant pour le système saoudien, car porteur d’une alternative islamique à ce dernier. Au lendemain des attentats du 11 Septembre 2001, le prince Nayef, alors ministre de l’Intérieur, va jusqu’à les accuser publiquement d’être « la source de tous les maux » du royaume. A la même époque, les Emirats arabes unis – inspirés par l’exemple saoudien – adoptent une série de mesures anti-Frères, dirigées notamment contre le bras associatif de la confrérie dans le pays, l’association al-Islah. L’anti-frérisme croissant des pouvoirs saoudien et émirien sort renforcé des révolutions de 2011, qui portent les Frères (ou des partis issus de la même mouvance) au pouvoir en Tunisie et en Egypte. Saoudiens et Emiriens soutiennent le coup d’Etat en Egypte contre le président Mohammed Morsi, et classent désormais les Frères musulmans dans leur liste d’organisations terroristes, tout comme l’Egypte du maréchal al-Sissi.
Vis-à-vis des Frères musulmans, le Qatar fait quant à lui des choix inverses. Alors que les liens avec la confrérie se distendent chez ses voisins, le petit émirat décide au contraire de renforcer ses relations – déjà anciennes – avec les Frères dans les années 2000. Ils sont omniprésents sur la chaîne al-Jazeera, créée en 1996, notamment à travers la figure du cheikh al-Qaradawi, principale autorité religieuse de la confrérie et qui y intervient chaque semaine dans une émission très regardée. Plusieurs raisons expliquent la solidité de la relation qataro-frériste. D’abord, le Qatar voit dans les réseaux fréristes un instrument précieux dans sa stratégie de rayonnement politico-diplomatique. En outre, les Frères fournissent au régime qatari un discours religieux « clé en main » qui le démarque du voisin et rival saoudien, promoteur du « wahhabisme » ; surtout, le Qatar peut, à l’inverse de ses voisins plus peuplés et plus clivés socialement, se permettre d’héberger un mouvement politique comme celui des Frères musulmans sans craindre une contagion à sa propre société – cette dernière étant riche et peu nombreuse.
Cette stratégie qatarie vis-à-vis des Frères agace depuis les années 2000 les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite, qui craignent pour la pérennité de leurs propres régimes. Le soutien massif apporté par le Qatar à la confrérie après les révolutions arabes de 2011 a mis le feu aux poudres. Par-delà les accusations de « proximité avec l’Iran » et de « soutien au terrorisme » officiellement formulées à l’égard du Qatar, c’est cette question « frériste » qui est au cœur de la crise qui a éclaté en juin 2017 entre l’émirat et ses voisins saoudien et émirien (rejoints par l’Egypte et le Bahreïn, dont les positions sont alignées sur celles de l’Arabie saoudite) au cours de laquelle ces derniers sont allés jusqu’à exiger une véritable mise sous tutelle de l’émirat. Il est à parier que le Qatar, désormais appuyé par l’autre pays soutien des Frères dans la région, la Turquie, ne cèdera pas aisément à ces pressions.

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