Note sur l’enquête du Pew Research Center : « Etre chrétien en Europe de l’ouest »

Auteur(s): 

Jean-Paul Willaime, directeur d’études émérite à l’EPHE – Paris

Date de publication: 
Août 2018
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Entre avril-août 2017, le centre de recherche Pew Research Center (PRC) a réalisé une enquête portant sur les comportements religieux des Européens de l’ouest . Réalisée par téléphone auprès de 24 599 adultes dans 15 pays de l’Europe de l’ouest1, cette enquête comprenait une cinquantaine de questions et s’est faite en douze langues. Les principaux résultats de cette enquête sont à plusieurs égards surprenants car ils contredisent les tendances observées ces dernières années, à savoir, la baisse de l’identification à une religion (particulièrement chrétienne catholique ou protestante) et l’augmentation importante des « sans religion » d’une part ainsi que, d’autre part, l’influence moindre de la religion, tout particulièrement chez les non-pratiquants, comme facteur déterminant des opinions et positions.

L’identification à une religion 

A la question « Quelle est votre religion actuelle, si vous en avez une ? Etes-vous chrétien, musulman, juif, bouddhiste, hindou, athée, agnostique, Quelque chose d’autre ou rien en particulier ? » 71 % des Européens de l’ouest se disent chrétiens, ainsi que 64 % des Français. Or, selon l’enquête European Values Survey (EVS) de 2008 - la dernière dont on dispose – 65% des Européens de l’Europe des douze2 déclaraient appartenir à une religion quelle qu’elle soit. Pour la France, c’était 49 %. Ces résultats de l’enquête EVS sont obtenus à partir de la double question suivante : 1) Considérez-vous que vous appartenez à une religion ? 2) Si oui, laquelle ? Selon les auteurs de PRC qui font eux-mêmes le constat, leurs données diffèrent non seulement par rapport à celles de l’EVS, mais aussi par rapport à celles des enquêtes ESS (European Social Survey) qui utilisent aussi une double question : ainsi, en 2014, il y aurait 31 % de chrétiens aux Pays-Bas selon ESS, alors que l’enquête PRC en décompte 41 %, trois ans plus tard.

Les écarts entre l’enquête PRC et les autres enquêtes européennes sont sensibles et posent deux questions principales : assisterions-nous à une inversion des courbes allant dans le sens d’une réidentification croissante au christianisme après des années de baisse ? Si oui, comment l’interpréter ? Les auteurs de l’enquête PRC ont conscience du fait que la formulation même de la question sur l’appartenance religieuse influence les résultats, en particulier selon que la question est formulée en une seule fois ou en deux fois, car la première formule obtient toujours des pourcentages supérieurs à ceux de la seconde. Ainsi, par rapport aux autres enquêtes européennes, il y aurait donc une surestimation du pourcentage de chrétiens en raison même de la formulation de la question. Pour autant, il ne faut pas éliminer l’hypothèse d’une remontée de l’identification au christianisme dans les pays d’Europe de l’ouest.

Être chrétien, un marqueur identitaire ?

Observons tout d’abord qu’il s’agit d’une identification au christianisme et non au catholicisme ou au protestantisme. Or, on observe aujourd’hui, même s’il existe aussi des tendances contraires, une relative déconfessionnalisation du christianisme, c’est-à-dire un christianisme non confessionnel, ou encore transconfessionnel. De facto, catholiques et protestants préfèrent s’identifier comme chrétiens que comme catholiques ou protestants. Compte tenu de ce constat empirique, on peut émettre l’hypothèse selon laquelle l’addition des personnes s’identifiant comme catholique ou protestante, aboutirait à un pourcentage inférieur au pourcentage obtenu en réponse à une question invitant directement à s’identifier comme chrétien.

Soulignons ensuite le fait que les chrétiens non-pratiquants sont, dans chacun des 15 pays de l’Europe de l’ouest considérés nettement plus nombreux que les chrétiens pratiquants. Ainsi, au Royaume-Uni, s’il y a 18 % de chrétiens pratiquants (assistant à un office religieux au moins une fois par mois), il y a 55 % de non-pratiquants, tandis qu’en France les pourcentages sont respectivement de 18 % et 46 %.

Autre hypothèse, celle d’une identification réactive au christianisme face à ce qui est parfois perçu, et construit, comme une « menace » de la part de la minorité musulmane européenne. En effet, selon l’enquête PRC, l’identification au christianisme est associée à des niveaux plus élevés de sentiment négatif à l’égard des immigrés et des minorités religieuses. Même si l’on constate très souvent chez les chrétiens non-pratiquants des pourcentages intermédiaires entre ceux des chrétiens pratiquants et ceux des « sans appartenance », reste qu’une tendance générale émerge : qu’ils soient pratiquants ou non, les adultes chrétiens sont plus susceptibles que les adultes sans appartenance religieuse d’exprimer des opinions anti-immigration et nationalistes. Ils sont aussi plus nombreux à adhérer à la formule « notre peuple n’est pas parfait, mais notre culture est supérieure à d’autres » : 54 % des chrétiens pratiquants, 48 % des chrétiens non-pratiquants et 25 % des sans appartenance. De même, les chrétiens, a fortiori pratiquants (72 % des pratiquants et 52 % des non pratiquants) estiment beaucoup plus que les personnes non affiliées religieusement (42 %) que, « pour être un vrai Français, il faut avoir des ancêtres français ». En France, si 45 % des chrétiens pratiquants et 41 % des chrétiens non-pratiquants déclarent que « l’islam est fondamentalement incompatible avec la culture et les valeurs françaises », c’est seulement le cas de 20 % des personnes sans appartenance religieuse.

Même si les auteurs de l’enquête PRC ont privilégié l’identification au christianisme à l’identification aux confessions chrétiennes, ils ont, sur quelques questions, différencié les catholiques et les protestants. Sur trois d’entre elles relatives à la perception de l’islam, il ressort que les catholiques sont plus enclins à avoir des vues négatives sur l’islam que les protestants. Ainsi, si 34 % des catholiques n’accepteraient pas des musulmans dans leur famille, c’est le cas de seulement 19 % des protestants ; si 28 % des catholiques estiment que les femmes musulmanes ne devaient pas être autorisées à porter des vêtements religieux, seuls 17 % des protestants partagent cette opinion. Sans doute l’attachement plus affirmé des protestants à la liberté individuelle explique-t-il ces écarts.

Dans les limites de cette note, il fallait se concentrer sur quelques points alors que l’enquête en aborde d’autres non évoqués ici (avortement, mariage de même sexe, appréciation du rôle des institutions religieuses., …). Cette enquête PRC invite donc à reposer la question complexe des liens entre religion et culture. A travers l’identification au christianisme, certains redécouvraient qu’au-delà des pratiques et croyances des uns et des autres, le christianisme est, comme je l’ai plusieurs fois soutenu, une infrastructure culturelle qui a profondément travaillé la civilisation européenne de l’ouest -- et de l’est, mais de façon différente avec le christianisme orthodoxe. Ce corpus symbolique, qui n’est pas étranger à la sécularisation ouest-européenne, reste présent dans l’Europe séculière d’aujourd’hui. Dans la mondialisation et les phénomènes migratoires qui confrontent les Européens de l’ouest à toute sorte d’autres cultures, certains redécouvriraient, grâce à l’identification au christianisme, une identité européenne occidentale -- oubliant entre autres l’importante contribution du judaïsme à la généalogie de cette identité. Cela génèrerait une sorte d’estime de soi occidentale lourde de dérives nationalistes et populistes.

  • 1. [URL: http://www.pewforum.org/2018/05/29/being-christian-in-western-europe/]
  • 2. Contrairement à l’enquête de Pew Research Center concernant l’Europe occidentale, celle d’European Values Survey couvrait l’Europe des douze. Elle comprenait aussi la Grèce, laquelle renforce le pourcentage de chrétiens. L’écart avec l’enquête PRC n’en est donc que plus significatif.
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