Pentecôtisme, clientélisme et pratiques politiques au Brésil

Auteur(s): 

Jean-Pierre Bastian, professeur émérite de sociologie des religions – université de Strasbourg

Date de publication: 
Octobre 2018

Au premier tour des élections présidentielles brésiliennes du 7 octobre 2018, les dirigeants évangéliques1 les plus influents des plus importantes organisations pentecôtistes du pays ont soutenu Jair Bolsonaro, arrivé largement en tête au premier tour avec 46% des voix. Ce soutien, entre autres, s’est confirmé, puisque le leader d’extrême-droite a ensuite remporté les élections présidentielles le 28 octobre.

Le vote pentecôtiste, conservateur au plan de l’éthique familiale et sociale, semble avoir renforcé sa position dominante, face au candidat de la gauche qui ne recueillait que 29% des voix. En particulier, Edir Macedo (1945-), « évêque » autoproclamé de l'influente Eglise universelle du royaume de Dieu (EURD) et patron de la deuxième chaîne de télévision du pays, la Rede Record, a affirmé le soutenir, le jour de l’élection, sur sa page Facebook. Parmi d’autres, le député Hidekazu Takayama (1948-), pasteur des Assemblées de Dieu et président du Front parlementaire évangélique (Bancada Evangelica), qui réunit 80 des 513 députés du Congrès national (Sénat fédéral et Chambre des députés),lui a aussi apporté son soutien. Dans un pays où plus de 20 % de la population est évangélique-pentecôtiste, ces nombreux ralliements ont contribué à consolider la candidature de droite d’un dirigeant qui, d’origine catholique, a eu la prudence tactique de se faire baptiser en 2016 dans les eaux du Jourdain, en Israël, par le pasteur Everaldo Pereira (1956-), homme d’affaires et homme politique brésilien, pasteur des Assemblées de Dieu, qui a été aussi le président national du Parti social-chrétien (PSC). La conversion de Bolsonaro, signifiée par ce baptême, scelle son alliance avec les pentecôtistes2. Elle a renforcé sa position au sein du courant conservateur dit de la « Bancada B.B.B » (pour « balle, bible, bœuf »), qui regroupe au Congrès brésilien, les parlementaires liés aux intérêts de la police militaire, des Églises évangéliques et de l’agrobusiness.

C’est pourquoi, afin de comprendre les résultats des élections qui viennent de se tenir, et certaines des dynamiques ayant porté Jair Bolsonaro à la tête du pays, il est indispensable d’interroger la place qu’occupe le religieux dans les pratiques politiques brésiliennes actuelles3. Ce pays est en effet un véritable laboratoire des recompositions des rapports entre religion et politique dans la région. Historiquement parlant, l’Eglise catholique brésilienne est toujours parvenue à imposer à l‘Etat un modus vivendi. En dépit de constitutions formellement laïques, les compromis ont été constants. Surtout, la capacité de l’Eglise à agir et à se définir comme médiatrice dans les conflits sociaux, tout comme sa participation aux accords électoraux sont une donnée permanente de l’histoire contemporaine brésilienne.

La théologie de la libération, autrefois en vogue, et les communautés ecclésiales de bases qui constituaient « l’option préférentielle pour les pauvres4 » ont amené l’Eglise à devenir un espace de résistance à la dictature durant les années 1980. Bien qu’elle ait au départ soutenu le régime militaire, elle a par la suite contribué à la démocratisation du pays par la défense des droits humains aussi bien que par la promotion d’aspirations à la démocratie sociale et économique. Elle est un bon exemple du type de lien qui se tisse entre le religieux et le politique dans un contexte où avait fleuri un national-catholicisme actif. Celui-ci s’est nourri de l’identification du pays à Notre-Dame Aparecida, la représentation mariale nationale, et au Christ du Corcovado dominant la baie de Rio de Janeiro inauguré en 1931 en présence du Président populiste Getulio Vargas (1882-1954). Cependant, au cours des trente dernières années, en particulier à partir de la fin des régimes militaires en 1985, une nouvelle donne s’est développée, due à l’émergence d’acteurs religieux et politiques inattendus : les dirigeants pentecôtistes. Il convient de comprendre les pratiques politiques qu’ils élaborent et qui mettent à mal l’hégémonie catholique.

Une différenciation religieuse croissante

Contrairement au spiritisme kardéciste5 et aux expressions religieuses subalternes et syncrétiques (candomblé, umbanda…6 ), regroupées sous les termes de « religions afro-brésiliennes », qui n’ont jamais mis en péril l’hégémonie catholique et se sont même articulées au catholicisme populaire, le pentecôtisme s’est rapidement érigé en concurrent. Présent dès 1910 dans le pays, ce n’est qu’à partir des années 1980 que ce christianisme de l’émotion d’origine nord-américaine (1906) s’est rapidement « brasilianisé » et a acquis une visibilité statistique et sociale au Brésil. Porteur de pratiques glossolales, thaumaturges et exorcistes, il est constitué de dizaines, voire de centaines, de petites entreprises religieuses conduites par des dirigeants dotés de charisme, ne dépassant pas souvent l’échelle locale ou régionale. Cependant, certaines organisations ont pris une dimension nationale. Deux d’entre elles dominent le secteur qui mobilise 44 millions de fidèles selon les dernières statistiques (2010) de l’officiel Institut brésilien de géographie et statistiques (IBGE)7. Il s’agit des Assemblées de Dieu implantées depuis 1910, couvrant tout le territoire et comptant près de 12 millions d’adeptes, ainsi que de l’Eglise universelle du royaume de Dieu fondée en 1977, par un employé de la loterie publique de l’Etat de Rio de Janeiro devenu « l’évêque » Edir Macedo. Cette dernière organisation est typique des néo-pentecôtismes recourant aux moyens de communication les plus modernes pour diffuser un message qui se résume en deux slogans affichés sur les murs de ses temples « arrêtez de souffrir » et « Jésus est la solution ». Entreprise patrimoniale aux mains du fondateur et dirigeant suprême, elle a acquis pour des millions de dollars en 1989 la Rede Record, devenue la principale chaîne de télévision du pays après la Rede Globo, également privée et d’inspiration catholique. Aujourd’hui, c’est une multinationale religieuse d’1,8 million de membres au Brésil, disposant de quelques 6 000 temples dans tout le pays et avec des filiales dans le reste de l’Amérique, en Europe et en Afrique, notamment dans les pays et les diasporas lusophones. En juillet 2014, elle a inauguré à Sao Paulo le plus grand de ses temples aux dimensions exagérées qui prétend être une réplique de l’ancien temple de Salomon à Jérusalem.

Le changement du paysage religieux qui en découle est manifeste du point de vue statistique. En 2010, alors que les catholiques ne constituaient plus que 64 % de la population, les pentecôtistes-évangéliques en représentaient 22 %, alors que les sans-religion atteignaient 7 %, les spirites stagnaient à 2 % et les cultes afro-brésiliens à 1,7 %. Ces données officielles de l‘IBGE prennent une valeur particulière si on les traduit au plan géographique, car elles révèlent les pôles d’expansion des nouveaux mouvements religieux qui sont les périphéries des mégapoles, arriérées sur le plan économique, et le nordeste, jusqu’aux marges amazoniennes. Les données de l’IBGE sont également significatives quant aux populations qui y adhèrent : les secteurs sociaux les plus démunis et une classe moyenne urbaine émergente.

Bien que la part des catholiques semble en forte diminution sur le marché des âmes depuis les vingt dernières années, une lecture en termes de « déclin du catholicisme » paraît cependant totalement superficielle. En effet, le Brésil demeure la plus grande nation catholique au monde, même s’il est devenu simultanément le plus grand pays pentecôtiste-évangélique. La pluralité religieuse qui en découle a exacerbé la concurrence, et le catholicisme s’est partiellement « pentecôtisé » de manière dynamique, réintroduisant le miracle, l’exorcisme et la thaumaturgie qui faisaient partie de son bagage religieux coutumier, ceci dans une logique de marché. L’expression la plus emblématique en est l’apparition de prêtres charismatiques à même de rivaliser avec les « prophètes » pentecôtistes. Dans cette logique compétitive, la grande nouveauté est l’émergence d’acteurs sociaux dotés de charisme à même de capitaliser leur pouvoir, lié à des organisations religieuses de masse, et de le traduire en une expression politique.

Un leadership politico-religieux

Aucun observateur ne s’attendait à ce qu’en 1987, à la faveur des premières élections démocratiques suivant la fin des dictatures militaires, une bancada, bloc ou « front parlementaire évangélique », groupe de pression composé de 33 députés issus de diverses formations politiques, voit le jour au sein du Parlement brésilien. En 1998, leur présence se consolidait avec 53 évangéliques députés fédéraux, l’EURD comptant à elle seule 17 députés fédéraux, élus sur le slogan « un frère vote pour un frère » à partir d’un quadrillage électoral des fidèles.

Depuis lors, en dépit de tous les pronostics d’épuisement dû à l’érosion du pouvoir et à la corruption endémique qui les affectent aussi, la présence des évangéliques n’a fait que s’amplifier au point qu’aux élections parlementaires d’octobre 2010, le lobby évangélique est passé à 70 députés fédéraux, soit 12 % des sièges, auxquels se sont ajoutés 3 sénateurs. Aux dernières élections d’octobre 2014, la bancada a poursuivi sa croissance. 80 députés fédéraux ont été élus, qualifiés du titre de « pasteur, évêque, apôtre ou missionnaire » qu’ils revendiquent, et appartenant à 17 partis politiques différents, dans un large spectre politique allant de la gauche à la droite. Ils représentent aujourd’hui 16 % des 513 députés fédéraux élus et constituent un groupe de pression, en formant le troisième groupe parlementaire au sein de la Chambre des députés. Ceci leur permet de célébrer chaque semaine un culte dans la salle des commissions du Parlement brésilien à Brasilia, ce qui ne peut que surprendre dans un pays se définissant comme laïque.

Comment comprendre un tel phénomène ? Pour qu’un groupe aussi significatif de députés s’identifient à une expression religieuse particulière, il faut admettre que d’autres députés en ont fait implicitement de même avec l’organisation religieuse catholique hégémonique. L’importance de l’Eglise catholique dans le champ politique est en effet restée constante. Elle continue d’arbitrer et de défendre ses prérogatives par les concordats réitérés dont celui de 2008 est exemplaire8. Il semble que le seul moyen à disposition des secteurs sociaux subalternes pour déstabiliser ou contourner le statu quo politico-religieux, ou tout au moins pour maintenir leurs prérogatives, soit leur entrée en politique par le biais du religieux dissident. C’est parce qu’il facilite l’accès au pouvoir régional et central que le pentecôtisme se transforme en mouvement capteur de votes puisque ces derniers deviennent des biens échangeables parmi d’autres, et contre d’autres, plus immédiatement utilisables. La négociation du vote des fidèles pentecôtistes est à la fois revendiquée par ces mêmes bases et utilisé par les pasteurs à des fins politiques. Les dirigeants pentecôtistes se trouvant dans une logique d’expansion de leur entreprise religieuse, ils sont contraints de rechercher les moyens d'accroître ou, tout au moins, de maintenir leur prestige. Cet intérêt converge avec celui de dirigeants politiques cherchant à recruter des clients potentiels, c'est-à-dire des acteurs susceptibles d'entrer dans un rapport de dépendance personnelle, non lié à la parenté, qui repose sur un échange réciproque de faveurs. C'est ainsi que, durant les années 1970 et 1980, les pasteurs ont fait l'objet d'attentions de la part des régimes militaires désireux d'assurer leur légitimité et que, depuis les années 1990, ils sont courtisés par les organisations politiques de tous bords.

De cette manière, les dirigeants évangéliques s'insèrent dans des réseaux qui couvrent l'ensemble du spectre social. En effet, du chef de l'Etat à l'élu de base, la plupart des hommes politiques usent des ressources liées à leur fonction pour constituer ou s'introduire dans des réseaux de clientèles dont les ramifications s'entremêlent. Dans le cadre de cette culture politique, les pratiques de médiation des dirigeants pentecôtistes se développent en raison de leurs capacités mobilisatrices croissantes adossées au clientélisme religieux. Les pasteurs pentecôtistes se sont ainsi transformés, par la croissance exponentielle de leurs Églises, en « vendeurs de votes » ; médiateurs recherchés qui échangent le vote plus ou moins captif de leurs fidèles contre des postes politiques subalternes, la redistribution de biens publics ou de biens privés, ainsi que l’octroi de concessions de stations de radio et de chaînes de télévision, entre autres.

Un dynamisme de la société civile ?

Dès lors se pose une question : ce phénomène reflète-t-il un dynamisme de la société civile, permettant aux secteurs sociaux populaires de traduire leurs revendications de « prospérité » dans un système représentatif, les dirigeants religieux captant leur confiance plus que les politiciens traditionnels corrompus ? Il est difficile de l’affirmer, car la force d’arbitrage que constitue le lobby évangélico-pentecôtiste au sein du Parlement, se concentre sur les enjeux moraux dans le sens le plus conservateur (anti-avortement, anti-homosexualité) où ils rejoignent souvent les positions catholiques. Par ailleurs, on assiste à une redynamisation des pratiques politiques clientélistes les plus classiques en termes d’échange de voix en faveur de privilèges corporatistes, en particulier fiscaux. C’est pourquoi les candidats des grands partis gouvernementaux prêtent une attention soutenue à ces acteurs religieux. En octobre 2010, la candidate du Parti des travailleurs (PT), Dilma Roussef (au pouvoir de 2011 à 2016), a même dû infléchir ses thématiques de campagne au deuxième tour de l’élection présidentielle afin de s’assurer leur appui. L’influence et le poids des évangéliques sur la politique brésilienne se sont encore renforcés, contraignant la Présidente d’alors à suspendre le projet mis en place par le ministère de l’Éducation de distribuer aux élèves des kits d’information visant à prévenir les comportements homophobes. Elle a également été contrainte de retirer un nouveau projet de loi concernant le mariage homosexuel, car une impressionnante levée de bouclier, orchestrée par la Bancada Evangélica, groupe parlementaire des députés évangéliques, et relayée par les Églises évangéliques, mais aussi par la puissante Conférence Nationale des Evêques Brésiliens (CNBB), avait multiplié les déclarations d’opposition et les pétitions. De la même façon, la candidate du Parti socialiste brésilien (PSB) à la présidentielle de 2014 Marina da Silva, elle-même pentecôtiste déclarée, a aussi infléchi sa campagne autour du thème de la reconnaissance des droits des homosexuels, sous la pression des dirigeants pentecôtistes. Plus qu’un dynamisme de la société civile, le lobbying évangélique, extrêmement conservateur sur le plan des mœurs, couvre en réalité les arrangements fiscaux et autres privilèges que les dirigeants pentecôtistes parviennent à arracher au pouvoir et aux secteurs hégémoniques du pays que sont la bourgeoisie d’affaires et les grands propriétaires terriens. Tout ceci sur fond de climat de récession économique et de chômage croissant.

Alors que l’on pouvait s’attendre à ce que la pluralisation religieuse accélère un processus de privatisation du religieux, il se produit un phénomène inverse. Les acteurs religieux sont plus présents que jamais sur la scène politique brésilienne, l’Eglise catholique ,par le haut, en usant des rapports privilégiés qu’elle a tissés avec l’Etat depuis des décennies, les dirigeants pentecôtistes ,par le bas, en se lançant dans l’espace public par le biais des moyens de communication de masse qu’ils contrôlent. Les causes en sont fondamentalement sociales. Les dirigeants pentecôtistes obtiennent un soutien politique populaire en dépit de la corruption à laquelle beaucoup participent, car leur discours traditionnel sur la famille rencontre un écho certain : dans une société où la violence sexuelle aussi bien que la crise récurrente des couples conduisent les femmes abandonnées à chercher soutien et fraternité, les communautés pentecôtistes leur offrent un espace de convivialité enthousiaste et solidaire. Si les Églises pentecôtistes proposent une « théologie de la prospérité », c’est parce que la société de consommation dans laquelle est entré le Brésil produit autant exclusion et précarité. Les dirigeants pentecôtistes capitalisent sur la crise sociale offrant à la fois l’illusion de la fraternité tout en s’érigeant en intermédiaires politiques entre le peuple des exclus et les décideurs liés à la classe dirigeante.

  • 1. Pentecôtistes et évangéliques sont utilisés alternativement.
  • 2. [URL: https://noticias.gospelprime.com.br/jair-bolsonaro-batizado-rio-jordao/].
  • 3. Pour une analyse plus approfondie au plan latino-américain, voir Jean-Pierre Bastian, « Quand la pluralité religieuse change la donne politique en Amérique latine », Esprit, mars-avril 2007, p. 178-195
  • 4. Formule de type pastoraliste adoptée par la Conférence épiscopale latino-américaine (CELAM) réunie à Puebla, Mexique, en 1979
  • 5. Alan Kardec, de son vrai nom Hippolyte Léon Denizard Rivail (1804-1869), est un pédagogue français, fondateur de la philosophie spirite ou spiritisme. Son œuvre, dont Le livre des esprits (1857), influence fortement la vie publique brésilienne, pays dans lequel perdure une Fédération spirite brésilienne fondée en 1864
  • 6. Pratiques religieuses afro-brésiliennes, importées par les anciens esclaves, mêlant transe, danse, musique et adoration de divinités africaines et saints catholiques.
  • 7. Source : [URL : https://www.ibge.gov.br/]
  • 8. Il s’agit de l’Accord sur le statut juridique de l’Eglise catholique au Brésil, datant du 13 novembre 2008, passée entre le Vatican et la République fédérale du Brésil. Le texte original officiel, signé par les deux parties, a été rédigé en italien et en portugais, texte bilingue publié dans Communicationes XLI, 2009, p. 290-299. Cette revue est publiée par le Conseil pontifical pour les textes législatifs. Le titre en latin porte le nom de conventio, acordo en portugais et accordo en italien. Il s'agit là d'un concordat à part entière.
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