Printemps et islamisme : premières leçons pour les Frères musulmans
François Burgat, CNRS, IREMAM
Le « printemps arabe », inauguré le 14 janvier 2011 par la déroute du président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali, a fait inopinément entr’apercevoir dans la région la fin d’un long “hiver autoritaire”. La dynamique protestataire était initialement caractérisée par l’absence d’encadrement de la part des oppositions partisanes préexistantes et l’usage de mots d’ordre (“dignité”, “liberté”, “dégage”) dont aucune d’entre elles ne pouvait revendiquer le monopole. Par la suite, les acteurs usant du lexique de l’islam politique - les Frères musulmans, mais également, en Egypte, certains des salafistes nouvellement acquis, mais sur des lignes divergentes, à l’action politique- ont joué un peu partout des rôles de premier plan. Au terme de plusieurs décennies d’ostracisation, ou d’interdiction, les islamistes ont été non seulement intégrés aux consultations électorales, mais ils ont de surcroît réussi un peu partout à les remporter. Leur capacité à « jouer le jeu » du pluralisme naissant a démenti ensuite la doxa des prophéties pessimistes qui ne les cantonnait qu’au seul registre de la violence.
En Egypte, en juillet 2013, l’éviction par la force de Mohamed Morsi, premier président égyptien élu au suffrage universel, a symboliquement clos cette phase d’intégration des islamistes aux scènes politiques légales. Hormis, jusqu’à un certain point, en Tunisie, si différentes que demeurent aujourd’hui les configurations nationales, pour ces courants légalistes, la nouvelle séquence se caractérise par une détérioration accrue des canaux de la représentation et de la participation politiques et par un retour (ou, en Syrie, une militarisation) des logiques autoritaires et répressives. C’est dans ce contexte que le spectre de l’action islamiste s’est diversifié à un rythme sans précédent. L’élargissement de l’offre politique consécutive aux « printemps arabe-s» a à la fois souligné la centralité des islamistes en même temps que - de Rached Ghannouchi à Tunis autour du parti Ennahda, branche locale des Frères musulmans à Abou-Bakr al-Baghdadi à Mossoul à la tête de l’Organisation de l’Etat islamique - il a accéléré leur profonde diversification.
En Tunisie, en Egypte, au Yémen, au terme de processus très différents, les bénéficiaires islamistes des premières protestations ont été assez rapidement écartés du pouvoir - y compris, en Tunisie par un désaveu apparent des urnes en 2014. Au Maroc en revanche, le Parti de la Justice et du Développement, dont la trajectoire est proche mais formellement distincte de l’organisation des Frères musulmans, quoique pris dans les contradictions de son association limitée au pouvoir n’a pas pour autant perdu le soutien populaire, exprimé de nouveau dans les urnes en 2016. Ce contexte régional a conduit certains observateurs à tirer la conclusion hâtive d’une incapacité spécifique “des islamistes” à exercer le pouvoir, à questionner la pérennité de leur influence dans les différentes arènes nationales voire à annoncer leur énième déclin. Alors que les Frères musulmans avaient été « facilement » exclus du pouvoir au Caire, certains ont voulu voir dans le recul d’Ennahda en Tunisie en 2014 le séisme idéologique tant attendu du « désaveu populaire des islamistes ». La réalité s’est vite avérée plus contrastée que cela, et ces interprétations, refusant d’interroger la matrice complexe de la restauration autoritaire en jeu, sont apparues comme ayant des forts relents de « wishful thinking ».
Le recul des premiers vainqueurs islamistes des urnes du printemps doit d’abord, et sans doute est-ce là l’un des tout premiers enseignements des expériences printanières, être lu au travers du prisme politique, et donc très profane, des difficultés de la transition, davantage qu’au travers de considérations idéologiques ou religieuses. Il convient en effet de considérer que les contre-coups subis par la popularité des premiers vainqueurs des urnes sont le fait, plus ou moins logique, de leur statut de précurseurs de la contestation des régimes autocratiques, bien plus qu’ils ne découlent de leur couleur politique, en l’occurrence “islamiste” ou appartenant à la tradition des Frères musulmans. Ces revers incitent ensuite, de façon corollaire mais tout aussi essentielle, à considérer la séquence de la sortie de l’autoritarisme dans une temporalité longue.
L’Egypte et la révolution inachevée
S’il manquait très certainement aux Frères musulmans égyptiens l’expérience que ne pouvaient avoir des militants demeurés pendant plusieurs décennies éloignés des centres de pouvoir, voire en prison ou en exil, les raisons de leur affaiblissement ne se limitent aucunement aux maladresses commises par le premier président élu de l’Egypte contemporaine. Ces erreurs de stratégie sont d’ailleurs moins systématiques que ne l’ont dit avec insistance les médias demeurés aux mains de ses adversaires ainsi que tous ceux qui, en Egypte et dans le reste du monde, avaient envie de voir confirmer l’idée d’une défaite de l’objet fantasmé de leurs craintes existentielles. La plus décisive des erreurs des Frères égyptiens est sans doute de ne pas avoir réussi - malgré de réels efforts - à arracher à une composante, même minime, de l’opposition de gauche (dont les urnes avaient révélé l’extrême fragilité) une alliance du même type que celle qui, en Tunisie, a joué très favorablement en faveur de leurs homologues d’Ennahda - l’insertion de ceux-ci dans une « troïka » (avec le Congrès pour la République , un parti de gauche nationaliste, et Ettakatol, un parti social-démocrate) avait permis de faire cautionner leur action par un président (Moncef Marzouki) non islamiste.
Plus structurellement, les Frères égyptiens ont surtout découvert en arrivant au pouvoir une réalité dont l’opinion publique internationale a mis fort longtemps à prendre la mesure : au terme de plusieurs décennies d’autoritarisme, d’absence d’alternance et d’extrême centralisation du pouvoir, une majorité parlementaire, même confortable, ne donnait aucunement les moyens à une force d’opposition (quelle que soit sa couleur politique) de contrôler les appareils et les centres de pouvoir. Cette majorité électorale avait peu de poids dès lors que la sécurité (police et armée), l’économie, l’information mais également la justice demeuraient aux mains de l’ancien régime.
Accessoirement, les conditions de l’éviction de Morsi ont montré que « la communauté internationale » en général, l’Union Européenne et chacun de ses membres en particulier, avaient à l’égard de leurs propres exigences de « respect de la légalité électorale » un attachement pour le moins sélectif. L’une des erreurs des dirigeants portés par les élections à la tête de l’Egypte semble de ce fait d’avoir pris trop au sérieux la sacralisation du verdict des urnes que leurs « professeurs » étatsuniens ou européens prétendaient leur inculquer depuis plusieurs décennies avant de s’empresser eux-mêmes de les piétiner.
Tunisie…ou la défaite des extrêmes
En Tunisie, le rétrécissement de la base électorale d’Ennahda, au terme de sa première participation au pouvoir, ne saurait pas davantage être sur-interprété comme un recul ou un désaveu « des islamistes », en tant que tels. Il ne s’agit pas non plus d’un simple retour en grâce du camp de l’ancien régime et moins encore d’un triomphe de l’idéologie « éradicatrice » de la bourgeoisie francophone « anti-islamiste ». Les partis issus de l’opposition réunis en une « troïka » qui, au lendemain de la chute du président Ben Ali, ont été portés au pouvoir, ont en effet moins été battus pour les choix inhérents à leur couleur politique (i.e. à cause de la participation majoritaire des islamistes) que du fait de leur incapacité relative, très prévisible, à satisfaire la multiplicité des attentes sociales dans cette période particulièrement exigeante de sortie de l’ère autoritaire. Avec des cadres peu préparés et dans un environnement régional, arabe (Emirats Arabes Unis notamment) et européen particulièrement hostile, la coalition dirigée par Ennahda a dû assumer le pouvoir dans une période difficile. N’importe quel autre parti, gauche incluse, aurait dû faire face à d’identiques difficultés. S’agissant d’Ennahda, il faut ensuite considérer que son leader et fondateur Rached Ghannouchi a imposé une ligne conciliatrice qui l’a sans surprise coupé d’une partie au moins de sa base électorale potentielle et l’a amené à se confronter avec une partie de son environnement salafiste – dès lors incité à s’inscrire dans la violence. Gageons que sans cette stratégie prudente (qui a, par exemple, conduit le parti à ne pas présenter de candidat lors de l’élection présidentielle de 2014), la polarisation de la société tunisienne aurait sans doute produit bien davantage d’instabilité.
Diversité des trajectoires
Aujourd’hui dans leur « omniprésente diversité », les islamistes constituent moins que jamais une catégorie homogène et cohérente du paysage politique méditerranéen. Profondes différences doctrinales - entre le courant frériste et son concurrent salafiste (sans parler des tensions internes à ce courant) -, spécificités de chacune des configurations politiques nationales, clivages sectaires internes ou internationaux, particularismes régionaux et autres irrédentismes ethniques se superposent pour priver la catégorie « islamiste » de l’homogénéité excessive que le regard occidental persiste souvent, très artificiellement, à lui accorder.
Il convient en fait de dissocier soigneusement les arcanes des différentes situations nationales : l’agenda des Frères musulmans égyptiens ou syriens et leurs attentes vis-à-vis de partenaires européens potentiels ne sont pas les mêmes que ceux du Hezbollah libanais, ni du Hamas palestinien et encore moins ceux de l’organisation Etat islamique qui les combat… tous. L’Arabie saoudite et l’Iran ont bien évidemment des agendas régionaux très différents, à l’intérieur de leurs frontières comme sur la scène régionale et mondiale - au Yémen, en Irak et en Syrie notamment. Ces clivages ne sont pas seulement déterminés par la ligne de partition entre chiisme et sunnisme, régulièrement surévaluée : les deux puissances régionales peuvent par exemple converger dans leur rapport à l’organisation de l’Etat islamique, qui les menace tous deux. Les Saoudiens ont régulièrement démontré - au point d’être soupçonnés d’acheter le soutien de tous ceux dont ils ont peur - qu’en politique étrangère, leurs objectifs étaient bien plus pragmatiques qu’idéologiques ou religieux.
Une conclusion centrale s’impose dès lors : le concept d’ « Islam politique » ou de « courant islamiste » est périmé s’il tend à désigner un groupe d’acteurs dont les modes d’actions seraient identiques, les références clairement définies et intangibles. Le terme devrait être plus systématiquement adapté à la plasticité de la réalité socio-politique qu’il recouvre. Le concept unique d’islamisme sous-entend en effet - à tort - que l’emploi d’un lexique islamique - qui peut servir des projets politiques aussi différents que ceux de Ghannouchi et de Baghdadi - serait le principal déterminant des pratiques de ses adeptes. Il masque ainsi le fait que leurs pratiques sont avant tout, en réalité, le produit de leurs interactions, très profanes (mundane), avec l’environnement (local, régional ou international) où ils évoluent.
Les observateurs et les acteurs, locaux comme internationaux devraient donc, lorsqu’ils cherchent un prisme pour approcher les évolutions politiques au Proche-Orient, recentrer leurs efforts sur les vastes mais très universelles exigences de la bonne gouvernance, sans se focaliser outre mesure sur le lexique des acteurs concernés.
Le rapport à l’ « islamisme » ne saurait plus suffire ainsi aux Européens à déterminer leur diplomatie régionale. Seul l’examen attentif et « désidéologisé » de l’action des formations en présence - dans chacun des contextes nationaux où elles se développent (au Maghreb, en Syrie, en Irak ou au Yémen notamment) - devrait leur permettre de décider rationnellement de la nature des relations qu’ils doivent nécessairement nouer avec les acteurs de l’islam politique, aujourd’hui incontournables dans leur environnement.