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30.01.2024
Le paradoxal management par les dispositifs
Malgré une forte critique sociale, le management par les dispositifs connaît aujourd’hui une importante diffusion dans les grandes organisations. Pour comprendre les ressorts de ce déploiement, Marie-Anne Dujarier, sociologue, professeur à l’Université Paris Cité (IHSS / LCSP), nous invite à analyser les dynamiques du marché des dispositifs managériaux mais aussi les spécificités de l’activité et de la carrière des cadres concevant et mettant en œuvre ces mêmes dispositifs.
Management contemporain : de quoi parle-t-on ?
De nombreuses modes managériales se sont succédé depuis un siècle dans les organisations (taylorisme, direction par les objectifs…). C’est aujourd’hui un management désincarné qui s’y déploie, avec une direction massivement exercée via des dispositifs. Le mot “dispositif” s’entend au sens proposé par Michel Foucault comme un « ensemble relativement hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ». Nous pourrions ajouter à cette liste des outils de gestion et des systèmes informatiques. Le « quoi » faire, le « comment » faire et le « pourquoi » faire sont dictés par des dispositifs, c’est-à-dire par des choses, plus qu’énoncés par des humains avec qui il serait possible d’interagir. Or ils s’imposent pour prescrire, outiller, organiser, cadencer, contrôler l’activité productive humaine.
Des employés de ces organisations et leurs consultants sont chargés de concevoir, diffuser et mettre en œuvre ces dispositifs avec pour objectif d’améliorer les résultats (taux de retour sur investissement, réduction des coûts, etc.). Pour ce faire, ils agissent sur les organisations, l’emploi et l’activité des humains productifs : les employés et sous traitants, mais aussi les clients ou citoyens qui coproduisent les services consommés, par exemple en achetant un billet de train ou en réalisant une opération bancaire depuis chez eux.
Les cadres ainsi mandatés pour agir « en plan », de manière globale, sont situés à distance de ceux dont l’activité est encadrée par leurs dispositifs. Leur approche est alors abstraite et rationnelle au risque d’être accusés de « planer ». Ces « planneurs » qui pensent la tâche sans la faire – inscrivant ainsi leur management dans la « rupture anthropologique » initiée par le taylorisme – ont pris une place importante : ils représenteraient 40 % des cadres en France.
Comment ce management à distance est-il vécu ?
« Ce management désincarné contribuerait donc à produire ce que les enquêtes quantitatives sur les conditions de travail mesurent : l’intensification de l’activité, la perte d’autonomie alliée au déficit de soutien de proximité, la difficulté à produire un sens dans son emploi, l’importance des maladies professionnelles… »
Marie-Anne Dujariier
Ici les tâches, leur organisation et évaluation sont conçues hors de la situation réelle, et avant qu’elle n’ait lieu. Employés et consommateurs doivent alors faire un effort de traduction pour comprendre ce que ces dispositifs exigent, nomment, mesurent et valorisent, pour arriver à produire avec eux, mais aussi régulièrement malgré eux.
La situation peut se présenter tels que les concepteurs l’ont imaginé. En pareil cas, « ça roule », entend-on dire. Mais cela est rare : dans un hôpital, une administration ou une usine, les clients et usagers sont variés, leurs demandes souvent subtiles, partiellement implicites, et les aléas nombreux. Les dispositifs font l’objet d’une vive critique sociale lorsque les objectifs à réaliser, les catégories de pensée et d’action, les étapes de réalisation et les méthodes de contrôle s’avèrent maladroits en situation. On reproche à leurs concepteurs de ne pas connaître le « réel ».
Or, ce mode d’encadrement ne permet pas d’interagir avec les prescripteurs. Les objectifs même inatteignables, les procédures même contre-productives, les discours lénifiants sur la « conduite du changement » deviennent indiscutables. La renormalisation et la régulation au fil de l’activité sont déniées. A ceci s’ajoute l’expérience d’être sans cesse entravé, voire contraint à mal travailler ou à tricher avec ls dispositifs imposées, aux dépens de l’efficacité et de la qualité.
Enfin, ce management par les dispositifs exige un autocontrôle croissant, le plus souvent sous des formes quantifiées (renseigner des tableaux de chiffres), ce qui rogne le temps dédié au « vrai travail » et réduit efficacité et performance. Cette situation est vécue comme insensée et pathogène.
Ce management désincarné contribuerait donc à produire ce que les enquêtes quantitatives sur les conditions de travail mesurent : l’intensification de l’activité, la perte d’autonomie alliée au déficit de soutien de proximité, la difficulté à produire un sens dans son emploi, l’importance des maladies professionnelles… Bref, une dégradation des conditions sociales pour déployer une activité sensée dans l’emploi.
Comment comprendre la prolifération de dispositifs jugés contre-productifs et pathogènes ?
Malgré la critique sociale très courante de ces dispositifs, ils continuent d’être diffusés dans toutes les grandes organisations. Pour comprendre cette bizarrerie, il est utile de les observer en tant que marchandises. Des consultants, vendeurs de systèmes informatiques, formateurs ou coachs se pressent pour vendre ces dispositifs et des services associés. Leurs clients, des dirigeants doivent, de leur côté, montrer qu’ils agissent pour régler les problèmes qui touchent leur organisation. Cherchant à rassurer leur employeur, ils vont se tourner vers des dispositifs faisant autorité, déjà appliqués ailleurs avec succès – selon les vendeurs. En découle une standardisation de ces « solutions », également favorisée par les offreurs qui voient avec la standardisation, un moyen d’accroître la productivité de leur propre activité.
Comment peut-on être planneur ?
La tâche des planneurs pourrait de prime abord apparaître impossible techniquement : ils ne peuvent, au quotidien, voir, entendre, sentir et expérimenter ce et ceux qu’ils encadrent via leurs dispositifs. Elle semble aussi inconfortable socialement puisque leur mission, « optimiser la performance » consiste souvent à dégrader les conditions d’emploi des employés, à automatiser, délocaliser et intensifier l’activité concrète.
Pourtant, ces mêmes planneurs assurent « travailler beaucoup » et être très « engagés ». Si les obstacles que nous avons relevés sont surmontés, c’est grâce à une taylorisation de leurs propres tâches. Chaque dispositif vient avec une sorte de mode d’emploi pour sa mise en application et son acceptabilité sociale. Les plus jeunes, formés à la manipulation d’abstractions sous contrainte de temps, exécutent des tâches simples (réaliser des calculs sur Excel…). Les chefs de projets ou de missions les encadrent. Ils prescrivent, contrôlent et assemblent les tâches prévues pour déployer le dispositif que leur hiérarchiques ont vendu ou acheté sur le marché du management. Cette organisation rationalisée du travail est d’autant plus productive qu’elle est fondée sur une méconnaissance des métiers, des situations concrètes, des gens. Rester dans la méthode et l’abstraction, loin des nuances et de la complexité du réel, est un gage d’efficacité dans ces tâches de planneurs.
par ailleurs, on peut comprendre leur fort engagement professionnel par la dimension ludique qu’ils trouvent dans leur mission. Ils ont le sentiment d’être « pris au jeu » dans une compétition excitante (game) – contre des concurrents, contre la montre… - et, dans le même temps, ont plaisir à exercer leur intelligence sur des problèmes jugés « marrants » (play). Ce cadre ludique, maintenu collectivement, permet aux « joueurs » de réaliser leurs tâches avec un zèle bien plus productif que la simple obeissance.
Dans ce cadre ludique, la pertinence ou la performance du dispositif n’est pas le critère d’évaluation des planneurs pour faire carrière. Ce qui compte, c’est plutôt de démontrer que l’on sait « lancer des gros projets » innovants et que l’on « joue le jeu » sans interroger ses finalités et coûts. Notons que la règle du jeu ne tient qu’à condition d’être partagée : pour rester dans le jeu il faut alors restreindre ses liens sociaux aux joueurs, les seuls à ne pas la questionner. Et il arrive que le réel les rattrape, lorsqu’ils font l’expérience de la vulnérabilité (maladie, épuisement, licenciement violent). Ils sortent alors du jeu.
Conclusion
Le management par les dispositifs rencontre une vive critique sociale, qui voit en lui une nouvelle bureaucratie insensée, pathogène et peu performante. Son déploiement semble alors paradoxal. La dynamique du marché des dispositifs managériaux, d’une part, et celui des carrières des planneurs, d’autre part, contribuent à l’expliquer.
Ce fait social met en tension les tenants d’un « réalisme » économique abstrait, quantifié et ceux qui évoquent le « réel » concret, qualitatif et complexe. Ce rapport social sans relation trame la plupart des pratiques productives actuelles, avec des enjeux de sens, de santé, mais aussi d’écologie. Ce mode d’encadrement, s’il se présente comme neutre et pragmatique, est donc en réalité profondément politique.
Retrouvez sur le site du LIEPP de Sciences Po la version complète de l’article.
Marie-Anne Dujarier est sociologue, professeure à l’Université Paris Cité (IHSS / LCSP) où elle est responsable du Master Sociologie clinique et psychosociologie. Ses recherches portent sur l’encadrement social de l’activité par les institutions que sont l’emploi, la consommation et le management. Elle a notamment publié L’idéal au travail (Puf – Quadrige, 2006), Le management désincarné (La Découverte, 2016), Troubles dans le travail. Sociologie d’une catégorie de pensée (Puf, 2021). Elle a aussi dirigé Idées reçues sur le travail, publié en 2023, au Cavalier Bleu, avec un collectif de 40 chercheu.res.
L'ensemble des contributions sur le sujet du Travail rassemblé dans un seul et même ouvrage : Que sait on du travail. Ed Les Presses de Sciences Po : à retrouver ici.