Autour du phénomène mémoriel
Lors de mon dernier voyage en Argentine[1], les argentins n'avaient de cesse de me dire que je venais dans ce pays à un moment historique du point de vue mémoriel et j'ai en effet pu me rendre compte que la dernière dictature tient, encore aujourd'hui, une place centrale dans la vie privée et publique des argentins. Pas un jour ne passe sans qu'un article ne paraisse dans les journaux.
« J'ai réalisé que j'étais en train d'entrer dans son passé et que je ne pourrais plus en sortir"
Tomas Eloy Martinez, Le chanteur de Tango
"No cuentes lo que hay detrás de aquel espejo
No tendrás poder
Ni abogados, ni testigos
Enciende los candiles que los brujos piensan en volver A nublarnos el camino
Estamos en la tierra de todos
En la vida
Sobre el pasado y sobre el futuro
Ruinas sobre ruinas
Querida Alicia
Se acabo ese juego que te hacia feliz"
Charly García
De nombreux procès se sont ouverts contre d'anciens répresseurs, Videla a d'ailleurs été condamné à une peine de prison, alors qu'il été condamné depuis 1985 à une « peine à domicile »[2]. Des « enfants volés » n'hésitent plus à faire un procès à « leur parent adoptif » comme se fut le cas de Maria Eugenia Sampallo Barragan, qui a fait condamner ses parents « apropiadores » à 10 ans de prison le 4 avril 2008[3]. Les associations des droits de l'homme bataillent pour l'ouverture d'archives et la récupération de « lieux de mémoires »[4]. La ESMA, l'ancien centre clandestin de la Marine funestement célèbre pour le nombre de disparus qui y sont passés, est en passe de devenir un musée de la mémoire d'ici à 2010 avec une bibliothèque, un centre d'archives et une antenne de l'association des Madres[5].
J'ai donc voulu rendre compte de ce « phénomène mémoriel » en Argentine qui me parait à bien des égards intéressant. D'une part car l'Argentine compte encore aujourd'hui 30 000 de disparus, chaque famille argentine fut de près ou de loin touchée. Ensuite, le gouvernement actuel, péroniste[6], entretient de bonnes relations avec l'Association des Madres et participe au « travail de mémoire ». La société civile tient aussi une place importante dans ce phénomène par diverses actions : manifestations, « escrache[7] », publications, « chansons de revendications »... Et pourtant, une enquête du journal national Clarin révélait en 2008, à l'occasion de la commémoration du coup d'Etat du 24 mars 1976, que la majorité des jeunes de moins de 25 ans méconnaissent cette période[8].
Il m'a donc semblé important de dresser un « état des lieux » de la mémoire de la dictature dans le « pays du Nunca Mas ». S'agit-il d'une « fièvre mémorielle » ou d'un « devoir de mémoire ». Jusqu'à quel point la société argentine est-elle touchée et impliquée par ce « travail de mémoire ». Dans quelle mesureles gouvernements démocratiques depuis 1983 ont-ils participé ? Qu'en est-t-il de la place de l'armée dans cette mémoire collective ? Voici les questions qui parcourront mon enquête. Celle-ci s'appuiera sur des ouvrages scientifiques, des journaux mais aussi sur de nombreux entretiens que j'ai eu la chance de réaliser lors de mes deux séjours en Argentine.
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[1] L'auteur a fait un voyage d'étude de six mois de février 2008 à août 2008, puis un second d'un mois de février 2009 à mars 2009.
[2] Clarín, , "Videla perdió la prisión domiciliaria y fue a la cárcel de Campo de Mayo" ,11 octobre 2008
[3] Voir entre autres : Critica des 31 mars 2008, 1er avril 2008, 5 avril 2008 ; Pagina/12 du 5 avril 2008 ; Clarin des 10 novembre 2006, 13 décembre 2007, 19 février 2008, 22 février 2008, 11 mars 2008, 12 mars 2008, 4 avril 2008, 5 avril 2008, et 27 décembre 2008. Ces journaux nationaux sont en libres accès en ligne.
[4] Proyectos de Recuperación de la Memoria Centro Clandestino de la Detención y Tortura "Club Atlético", Instituto Espacio para la Memoria, Publication gratuite pour la diffusion du Projet de Recupération de la Mémoire du centre clandestin de détention et de torture "Club Atletico"", novembre 2004 (1er édition), mai 2007 (2e édition).
[5] Voir supplément Zona de Clarín, "El museo de la ESMA recién estará terminado para 2010", 23 mars 2008.
[6] Nestor Kirchner a été élu président de l'Argentine en mai 2003. Sa femme, Cristina Kirchner est l'actuelle présidente de l'Argentine depuis le 10 décembre 2007.
[7] Les « escraches » sont des « dénonciations publiques » qui ont lieu lors de manifestations. L'association des Hijos est à l'origine de ce mode protestataire. Une définition plus précise sera apportée lors des articles suivants.
[8] Clarin, « La generacion de la memoria light », 24 mars 1976.