Ière partie : La communauté britannique et son héritage à Valparaiso
On ne pourrait clore notre étude sur l’héritage de l’immigration européenne à Valparaíso sans accorder une attention toute particulière à la communauté britannique qui est, sans aucun doute, celle qui a le plus marqué le visage porteño.
Dès les premières années de la République chilienne - proclamée en 1810, puis consolidée en 1818 – les Britanniques se sont implantés à Valparaíso dans l’optique de conquérir de nouveaux marchés et de renforcer leur puissance commerciale ; ils resteront, jusqu’à la fin de XIXe siècle, la colonie européenne la plus importante de la ville. Au XIX siècle, l’influence britannique envahit donc toutes les sphères de la société : elle s’empare du commerce, impose une nouvelle religion, une nouvelle forme de sociabilité et surtout une nouvelle hiérarchie sociale qui place la bourgeoisie au centre des affaires. L’empreinte british est telle que l’on attribue à Valparaíso le nom de « ville anglaise » .
La communauté britannique avait par ailleurs la particularité d’être moins fermée que ses homologues européens. Les membres de la haute société chilienne étaient en effet acceptés dans les cercles britanniques, ils participaient aux activités sportives et aux soirées mondaines de la colonie. La plupart faisaient toutefois partie du même réseau commercial qui, somme toute, primait parfois sur les liens de nationalité. Il est important de se rappeler cette information car elle permettra par la suite (cf partie II et III) de comprendre l’évolution de la communauté et le mode de fonctionnement de ses institutions.
Aujourd’hui, l’ensemble des influences britanniques constitue un héritage précieux qui recoupe les dimensions politique, sociale et économique de la société. A la fois tangible et intangible, il est notamment perceptible dans la religion, la liberté de culte, l’éducation, la médicine, la presse écrite, la vie sportive etc. Avant se concentrer sur l’état actuel de la communauté britannique, il apparaît donc important de présenter brièvement ses principales spécificités.
LE COMMERCE, POINT D'ANCRAGE DES BRITANNIQUES A VALPARAISO
En 1810, l’indépendance du Chili met fin à la tutelle politique et au monopole économique de l’Espagne. A la tête de ce nouvel Etat - nouvellement inséré dans le commercial international et dépourvu d’industrie - émerge une volonté d’attirer des commerçants et une main d’œuvre qualifiée pour stimuler l’économie. Néanmoins, aucune mesure n’est établie avant l’année 1882, qui inaugure la création de l’Agence d’Immigration et de Colonisation du Chili en Europe. L’arrivée des immigrés britanniques à Valparaíso n’a dès lors pas répondu à une politique migratoire ou colonisatrice : elle a été guidée par des motivations commerciales.
L’influence de la Grande-Bretagne se répand donc avant tout à travers l’activité maritime et le trafic commercial. Eduardo Cavieres signale à ce propos que “les marchandises et le patronat britanniques ont été présents dès le début de la vie chilienne indépendante”. Ainsi, des centaines de commerçants britanniques s’installent à Valparaíso pour exploiter de nouveaux marchés (matières premières, produits exotiques) et introduisent avec eux des nouvelles technologies, un nouveau savoir-faire et un nouvel esprit d’entreprenariat individuel. La communauté britannique ne tarde donc pas à contrôler la production, la commercialisation et l’activité financière de la ville. Son hégémonie économique était au reste perceptible par le seul nombre de bateaux britanniques qui arrivaient dans la baie .
Le début du XIXe siècle voit dès lors l’apparition des premières sociétés et compagnies commerciales britanniques – les fameuses Casas Comerciales - qui renversent les valeurs d’une économie vétuste, basée sur des micro-entreprises individuelles ou familiales. Rapidement, les habitants de Valparaíso trouvent dans leur ville des produits originaires de Liverpool, Manchester ou de Londres, tandis que des marchandises nationales et des matières premières sont envoyées en Grande-Bretagne.
L’émergence d’une bourgeoisie commerciale et cosmopolite entraîne donc dans ses sillons une modernité à la fois économique et sociopolitique remettant en cause un modèle social qui, depuis des siècles, réservait les rennes de l’économie (et du politique) à l’aristocratie.
Le tableau ci-dessous permet de remarquer que, jusqu’en 1885, les Britanniques restent majoritaires dans le commerce, avant de se faire dépassés, au tournant du siècle, par les Espagnols et les Italiens.
Nombre d’Européens établis dans le commerce à Valparaíso, entre 1865 et 1906
Année | 1865 | 1885 | 1906 |
Britanniques | 1014 | 1478 | 2000 |
Allemands | 783 | 1165 | 2000 |
Français | 799 | 819 | ? |
Italiens | 474 | 1000 | 2500 |
Espagnols | 413 | 621 | 3000 |
LES CLUBS SOCIAUX BRITANNIQUES
En suivant un reflexe que l’on retrouve chez les autres collectivités européennes, les Britanniques se sont immédiatement regroupés en communauté. En 1842, ils fondent l’Union Club, un club social élitiste organisant des jeux, des soirées et des évènements mondains. Même si ce club était considéré par tous comme une institution britannique, il était ouvert aux membres de la haute société chilienne ; il comptait ainsi lors de son ouverture environ trente hommes britanniques et vingt autres personnes d’autres nationalités.
En 1883, les jeunes hommes de la collectivité britannique qui refusaient d’être « chaperonnés » par les plus âgés créent un Junior Club. Ils finiront, quelques années plus tard, par s’unir avec l’Union Club, alors en pleine décadence, pour former le English Club. Ce dernier redevient le lieu de réunion privilégié de l’élite britannique et, par l’organisation de lectures, de jeux et de discussions sur les grands thèmes d’actualité, il participe activement à la diffusion de la culture anglo-saxonne. Sur demande des Ecossais, il prend en 1920 le nom de British club. Puis, lors la Deuxième Guerre Mondiale, un sentiment d’ouverture aux Américains – amis et alliés des Britanniques – lui fait adopter le nom de Bristish American Club.
Les années 1950 sonnent cependant le glas de la grandeur britannique à Valparaíso. Déjà, l’ouverture du Canal de Panama (1914), qui coïncidait de surcroît avec le début de la Grande Guerre, avait entrainé une forte diminution du commerce entre le Chili et la Grande-Bretagne. Après la Deuxième Guerre Mondiale, le déclin de Valparaíso est incontestable et de nombreuses entreprises britanniques se déplacent à Santiago, qui s’impose toujours plus comme le centre politique et économique du pays. Beaucoup considèrent cette période comme le « coup de grâce » de la communauté britannique de Valparaíso qui, de plus en plus réduite, entame sa période de décadence.
A court d’adhérents, le Bristish American Club disparaît et aujourd’hui, la collectivité britannique est la seule communauté européenne à ne pas posséder de club social. La diminution de ses membres n’est pas la seule cause. En réalité, le fonctionnement même de la colonie tendait à la dissolution précoce de leur siège social car le Bristish American Club était uniquement réservé à l’élite britannique. L’ensemble de la communauté se retrouvait plutôt dans les nombreuses associations sportives britanniques qui, en fin de compte, étaient celles qui jouaient le rôle de lieu de rencontre sociale.
LES ASSOCIATIONS SPORTIVES BRITANNIQUES, PIONNIERES DANS LEUR DOMAINE
L’influence du « sportman » – si typiquement britannique – est certainement celle qui, après les apports commerciaux, à le plus marqué la vie porteña. Elle se perçoit par l’intégration de nombreux sports dans la société chilienne parmi lesquels certains font, de nos jours, office de grandes fiertés chiliennes.
Le sport britannique le plus vieux de Valparaíso est le cricket. Il était joué dès le début du XIXe siècle par les membres d’équipage des navires britanniques, puis par les élèves de la Artizan School, l’ancêtre du Mackay School. Il mène, en 1868, à la fondation duValparaiso Cricket Club. Les Britanniques s’affirment également comme les pionniers de l’hippisme, largement popularisé par l’association Valparaíso Spring Meeting qui organisait des courses opposant chevaux chiliens et chevaux anglais. L’enthousiasme était d’autant plus vif qu’il concentrait l’orgueilleuse défense de l’honneur national.
En 1882, la création du Valparaiso Sporting Club à Viña del Mar constitue une étape importante dans la vie sportive britannique. Ce vaste club de sport – qui existe toujours aujourd’hui – put en effet fournir des installations modernes adaptées à tous les types de sport. Il devint ainsi le siège de la grande majorité des clubs sportifs britanniques.
Deux des sports les plus populaires du Chili ont également été introduits par la communauté britannique de Valparaíso : il s’agit dutennis et du football. Le Viña del Mar Lawn Tennis Club est en effet le club de tennis le plus vieux de Chili et a fortiori de toute l’Amérique latine. Quant au football, on attribue ses premières heures chiliennes aux jeux de récréation des élèves de Mackay School, alors installé dans le cerro Alegre. Légende ou réalité, les élèves et anciens élèves du Mackay ont, quoi qu’il en soit, grandement contribué à sa popularisation, jusqu’à la création du Valparaiso Football Club (1889).
Sans oublier le golf – sport typiquement écossais – le rugby, le hockey sur gazon et le croquet, beaucoup considèrent que l’esprit et les techniques sportives britanniques représentent un des majeurs apports de la communauté. Nombre de ces sports constituent pour le reste une des grandes spécificités nationales maintenues par les collèges britanniques [cf partie II].
EN CONCLUSION
Au cours de cet article, nous avons dégagé trois points spécifiques à la communauté britannique qui permettent de comprendre son positionnement vis-à-vis de la société porteña et des autres collectivités européennes.
Globalement, la communauté britannique entretenait un rapport élitiste avec la population chilienne, que ce soit par leur prédominance commerciale ou par la sélection de leurs clubs sociaux qui n’admettaient que les personnages les plus huppés de la ville. Ce caractère hiérarchique – bien plus prononcé que dans les autres communautés européenne – mena à la disparition duBritish American Club. Aujourd’hui, cette absence de siège social semble peser sur la communauté britannique qui aurait aimé posséder un lieu de rassemblement à même d’unir les descendants. « Je peux participer à la vie des institutions britanniques, je peux être actionnaire du Valparaíso Sporting Club mais il n’y a pas de siège comme la Casa d’Italia ou le Club Alemán. Je trouve ça dommage parce que, pour la peine, ça attirerait la jeunesse» explique Ian Hardy, consul britannique à Valparaíso.
Enfin, La suprématie britannique dans le commerce et dans la vie sportive constitue l’autre spécifié fondamentale de la communauté qui, de nos jours, place l’héritage anglo-saxon comme l’un des plus précieux de l’immigration européenne.
Les apports des collèges et des églises britanniques sont également primordiaux et ont, de paire avec ceux de la colonie allemande, profondément modifié le tableau religieux et éducatif porteño. Ils feront l’objet de la deuxième et troisième partie de cet article. Par ailleurs, la presse britannique – avec le célèbre quotidien The South Pacific Mail – les sociétés de bienfaisance telles la British Benevolent Society (1860) ou la St Andrew’s Society (1918), la N°11 Fire Company « George Garland », le British & American Hospitaletc. sont autant d’institutions qui témoignent de la vaste organisation de la communauté britannique. Mais aucune d’entre-elles ne représente une caractéristique propre à l’immigration britannique puisque, contrairement aux apports commerciaux et sportifs, on peut retrouver leurs équivalents dans les autres collectivités européennes.
Pour conclure sur l’importance de la communauté britannique à Valparaíso, il est intéressant d’aborder le concept de « Valparagringo» que l’on a longtemps attribué aux Britanniques et à leurs descendants. Le terme « gringo » désigne en espagnol les Nord-Américains ou, dans un sens plus large, les étrangers européens. Mais, derrière le jeu de mot « Val pour les gringos » faisant directement allusion à l’immigration européenne dans la ville de Valparaíso, se profile en fait l’idée d’une identité singulière prise entre deux courants : l’origine européenne et un certain sentiment d’appartenance chilien. Les Britanniques – tout comme les autres Européens – n’étaient en effet pas considérés comme Chiliens par la population porteña, mais n’étaient pas non plus perçus commeBritish dans leur pays d’origine. L’expression «Valparagringo », reflétant si bien cette ambivalence, devint ainsi un des mots-clefs de la communauté britannique de Valparaíso.
Bibliographie :
Livres :
o Some British Activites in Valparaiso, Past and Present, The British Commonwealth Society of Valparaiso, 1950
o ANGELES, Andrea, SEPULVEDA, Solar, La colectividad británica en Valparaíso y sus repercusiones en la geografía urbana desde mediados del siglo XIX y las primeras décadas del siglo XX, Universidad Católica de Valparaíso, Valparaíso, 2008
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Article :
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“Las mercaderías y el empresariado británico estuvieron presentes desde el comienzo de la vida chilena independiente” - CAVIERES, Eduardo, Comercio chileno y comerciantes ingleses 1820-1880 : un ciclo de historia económica, Universidad Católica de Valparaíso, Valparaíso, 1998
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PRAIN, Michelle, “Presencia británica en Valparaíso” in Revista Bicentenario, 2007
« Hoy en día, yo participar a la vida de las instituciones británicas, yo puedo ser accionista del Valparaíso Sporting Club pero no hay una sede como la Casa d’Italia o como el Club Alemán. Lamento eso, porque eso si que atraería la juventud”.