Ière partie : La communauté italienne de Valparaiso, une espèce en voie de disparition ?

Ecrit par Claire Bénard ; Alice Martin-Prével ; Marie-Aimée Prost

L’Italie fut l’un des pays le plus touché par le mouvement de la « grande émigration » qui engloba l’Europe à l’aube de l’ère industrielle. On estime à plus de 25 millions 800 milles le nombre de personnes qui quittèrent la Péninsule entre 1876 et 1976. Si la plupart restèrent sur le continent européen (52%), nombreux furent ceux qui se tournèrent aussi vers l’Amérique (44%). Ainsi, sur une période 100 ans, l’Amérique du nord accueillit près de 6 millions d’Italiens tandis que l’Amérique du sud en reçu 5 millions avec, en tête du classement, l’Argentine (58,5%) et le Brésil (28,5%).

 

Comme précisé dans l’avant-propos, le Chili n’a pas été – à l’instar des pays de la côté Atlantique - un pôle d’immigration majeur. Plus éloigné de l’Europe et territorialement limité, il était le lieu d’arrivée des « aventureux » prêts à traverser la cordillère des Andes ou à passer le Cap Horn. L’immigration européenne n’a toutefois pas moins tenu un rôle fondamental dans la formation de la société chilienne et de son identité. Bien au contraire, son influence est d’autant plus impressionnante qu’elle n’est pas issue d’une arrivée massive d’Européens, sinon de communautés relativement réduites mais remarquablement organisées.

 

Le cas de la colonie italienne de Valparaíso – première ville d’accueil d’Européens du pays – illustre parfaitement ce phénomène. Les Italiens ont en effet constitué un noyau communautaire qui peut paraître quantitativement dérisoire par rapport aux communautés de leurs confrères établies en Argentine ou au Brésil. Néanmoins, compte tenu de leur nombre réduit, l’impact qualitatif qu’ils ont pu exercer au sein de Valparaíso est considérable. Aussi, 30 institutions italiennes ont été fondées dans la région de Valparaíso et aujourd’hui, 18 fonctionnent encore.

 

Nombres d’Italiens installés à Valparaíso de 1865 à 1930 :

 

 

Année

Résidents européens

 

Résidents italiens

Part des Italiens dans la population européenne (%)

Taux moyen de croissance annuelle

1865

11 931

1 037

8.7

--

1875

15 761

1 983

12.6

6.3

1885

26 299

4 114

15.6

7.0

1895

44 150

7 797

17.7

6.2

1907

73 769

13 023

17.7

5.0

1920

78 304

12 345

15.8

- 0.4

1930

74 930

11 070

15.1

- 1.1

 

Pour comprendre le fonctionnement et l’imbrication des institutions italiennes, il est fondamental de souligner deux grandes caractéristiques de l’immigration italienne à Valparaíso. Il s’agit tout d’abord d’une immigration qui s’inscrivit dans un mécanisme de « regroupement familial ». Elle comprenait donc essentiellement des travailleurs individuels venant rejoindre leur famille pour travailler avec un compatriote ou de façon indépendante. De cette première spécificité découle la seconde : 80% des Italiens installés à Valparaíso provenaient de Ligurie. On assiste dès lors, à la fin du XIXe siècle, à une immigration qui, majoritairement dirigée vers le secteur tertiaire, se forme autour de liens en même temps familiaux et régionaux.

mappa-italia-liguria

 

Il va donc sans dire que les Italiens se sont rapidement organisés en une véritable communauté, c’est-à-dire, pour reprendre les éléments de définition de l’historien allemand Ferdinand Tönnies, en un groupement naturel et clos fondé sur des liens objectifs tels la famille, la langue ou la religion. Peu ouverte au reste de la ville, la communauté italienne s’est créée, si l’on parle en termes durkheimiens, autour d’une forte conscience collective. Ses membres étaient ainsi soudés entre eux par une solidarité mécanique qui dérivait des ressemblances mêmes de leurs conditions d’immigrés : leur origine, leur langue et leur religion.

 

Les trente institutions italiennes qui constituent la communauté italienne apportent ainsi une preuve tangible de cette forte solidarité à la fois nationale, régionale et familiale. Cependant, avec le passage des années et la mixité des mariages, l’italianité s’est peu à peu dissoute et la communauté italienne, bien que toujours existante, traverse une grave crise. Là encore, l’état des diverses institutions en dit long sur ce qu’il reste aujourd’hui du sentiment d’italianité.

 

Au cours de cet article, nous n’allons pas étudier les institutions italiennes de façon exhaustive. Le but est de dégager les grandes lignes directives qui permettent de comprendre la situation actuelle de la communauté. C’est pourquoi nous allons surtout nous focaliser sur les trois institutions qui étaient autrefois le cœur de la communauté : la Parrocchia italiana, la Scuola Italiana et la Casa d’Italia. Quel rôle ont-elles tenu au sein de la communauté ? Quelle place occupent-elles aujourd’hui ? Comment sont-elles perçues par les plus jeunes générations de descendants italiens ? 


Ière partie : Les institutions italiennes, fruits d’une forte solidarité mécanique  


  • L’ORGANISATION DE LA COMMUNAUTE

Dès la deuxième moitié du XIXe siècle, les Italiens se dotèrent de leurs propres moyens de protection, de distraction ou d’éducation en suivant un schéma assez similaire à celui des autres colonies européennes.

 

La première institution italienne de Valparaíso fut celle des pompiers, la Sesta Compgnia dei Pompieri « Cristoforo Colombo » (1858) : elle découla de l’urgence de défendre du feu les biens de la communauté, à une époque où la grande majorité des maisons étaient construites en bois. Toujours dans un climat d’entre d’aide emblématique de la cohésion de la colonie italienne, la Società Italiana di Beneficenza (1871) apporta la deuxième pierre à l’édifice institutionnel italien de la ville. Elle repose sur un mécanisme d’aide mutuelle qui, face à l’élargissement de la communauté, s’avérait de plus en plus nécessaire. Toujours en fonction aujourd’hui, elle a brillamment rempli son rôle d’assistance aux indigents, tout particulièrement pendant la période d’immigration massive (1880-1915).

 

Après avoir établi les bases sociales de la communauté, les Italiens ont par la suite créé les associations qui leur permettraient d’avoir leurs propres lieux de loisir, de rencontre et, surtout, d’éducation. On compte encore aujourd’hui, entre Valparaíso et Viña del Mar, trois sociétés sportives - la Società Canottieri Italia (1908), la Società Sportiva Italiana (1917), le Stadio Italiano di Valparaíso(1981) et six associations culturelles – la Dante Alighieri (1905), la Società Italiana d’Istruzione (1912), l’Associazione Ex-Alunni(1944), la Casa d’Italia (1969), le Circolo Professionisti di Origine Italiana (1974) et l’Associazione Giovanni Italo Cileni (1993) – qui ont pour buts de divulguer la culture italienne et de resserrer les liens entre les membres de la communauté. Enfin, la Parrocchia Italianaet deux associations à caractère régional – Associazione Ligure del Cile (1993) et l’Associazione Emiliano Romagnola di Valparaiso(2005) – ferment le cercle de la communauté italienne de Valparaíso.

 

A noter toutefois que les Italiens ne se sont pas tous concentrés dans le port ; beaucoup d’entre eux ont rejoint les villes situées à l’intérieur de la Quinta Región . Cinq institutions dispersées dans la région témoignent ainsi de leur présence et de leur organisation.

 

Depuis 1923, l’ensemble des institutions de la Quinta Región sont intégrées au sein du Consiglio della Comunità Italiana de la Quinta Región qui, sans remettre en cause leur autonomie, est chargé de coordonner et de communiquer leurs activités au reste de la communauté. Par l’intermédiaire d’e-mails collectifs, le Consiglio informe des évènements à venir, des nouveautés ou réformes concernant certaines institutions. Un blog Internet (http://www.consiglio.cl) rappelle également d’agenda de la communauté et offre une brève présentation de toutes les institutions. De cette manière, le Consiglio cherche à maintenir les liens existants au sein de la communauté italienne en la considérant comme un tout qui, aujourd’hui encore, reste actif et organisé. 

 

  • LES TROIS PILIERS DE LA COMMUNAUTE ITALIENNE : la Parrocchia Italiana, la Scuola Arturo dell’Oro, la Casa d’Italia

La Parrocchia Italiana

A la différence des Britanniques ou des Allemands, les Italiens - qui étaient tous catholiques - n’ont pas eu à imposer leur religion. Ils n’en ont toutefois pas moins ressenti le besoin de créer leur propre paroisse. La Parrocchia Italiana, également appelée Parrocchia San Giovanni Bosco, a ainsi joué un rôle considérable dans les premières années de la communauté italienne : elle était le lieu de réunion de tous les membres - classes sociales confondues – et organisait, en dehors des célébrations religieuses, de nombreuses activités. « Auparavant, la Paroisse Italienne nous accompagnait toute notre vie. On y était baptisé, on y faisait notre communion, notre confirmation, on s’y mariait et on y était enterré. Lorsque mon père est mort, le padre s’est déplacé chez nous pour lui donné sa dernière bénédiction » explique Giuletta Costa de Castelletto, fille d’Italien de 91 ans.

 

Il convient de rappeler que, sous le pontificat de Léon XIII et en particulier suite aux initiatives de l’évêque Jean-Baptiste Scalabrini, l’Eglise chercha à jouer un rôle actif d’assistance morale, matérielle et spirituelle auprès des immigrés italiens installés en Amérique. De nombreuses congrégations religieuses s’installèrent donc en Amérique latine pour accomplir leur nouvelle mission. A Valparaíso, ce furent les Pères Salésiens qui débarquèrent en 1894 pour soutenir la communauté italienne ; grâce à des donations ils purent, en 1905, fonder la Parrocchia San Giovanni Bosco et assurer ainsi un véritable d’encadrement personnel et institutionnel.

 

La Scuola Arturo dell’Oro

 

La nécessité de créer une école italienne relève d’une autre période du processus migratoire des Italiens à Valparaíso. Nombre d’entre eux avaient déjà fondé leur nouvelle vie ; ils s’étaient mariés ou avaient fait venir leur famille d’Italie. Surgissait alors l’urgence de fournir à leurs enfants une éducation qui reprenne les valeurs italiennes. Aussi, contrairement à la paroisse qui obéissait à un objectif d’épaulement spirituel et matériel de la communauté, la Scuola nourrissait un but déjà plus avancé : celui de transmettre la culture italienne aux nouvelles générations.

 

5-Scuola-1946

 

Est ainsi créée en 1912 la Società Italiana d’Istruzione qui regroupait alors un petit groupe d’Italiens prêts à lutter pour fonder, puis soutenir, une école italienne. La Première Guerre Mondiale paralysa néanmoins toutes les activités et ce n’est qu’en 1933 que la Scuola Arturo dell’Oro ouvrit ses portes. La symbolique de son nom est saisissante : il vise, dans une période marquée par le Fascisme, à inculquer un esprit de sacrifice pour la patrie. Arturo dell’Oro semble en effet l’incarnation parfaite de ces valeurs : jeune homme né au Chili, de mère chilienne et de père italien, il s’était enrôlé volontairement aux côté de l’armée italienne lors de la Grande Guerre. Il trouva héroïquement la mort pour une Italie pour qui, malgré ses racines chiliennes, il avait décidé de donner sa vie.

 

En 1941, la Scuola est transférée dans un imposant bâtiment à l’architecture fasciste qui put offrir aux enfants de la communauté italienne des infrastructures modernes et complètes. Aujourd’hui, elle y est toujours.

 

La Casa d’Italia

 

Après le pilier religieux et éducatif, la Casa d’Italia complète le triptyque en y ajoutant une dimension sociale. Sorte de « club », elle était le lieu de rencontre parexcellence des membres de la communauté italienne qui venaient passer du temps ensemble dans leurs moments d’oisiveté. Les parties de pétanque étaient particulièrement de mise ; un terrain avait d’ailleurs été installé à l’occasion.

Casa_de_Italia

 

La Casa d’Italia est le fruit d’une fusion entre deux corporations à caractère social : le Circolo Italiano di Valparaíso (1886) qui regroupaient les Italiens les plus huppés de la ville, et le Club Italiano (1912) qui était implanté à Viña del Mar. Avec les années, la diminution du nombre de membres et l’installation d’une grande partie de la communauté italienne à Viña del Mar encouragea l’union de ces deux institutions. L’acquisition d’une grande maison donna ainsi naissance à la Casa d’Italia.

 

Ces institutions ont été créées à une époque où la solidarité entre les membres de la collectivité italienne était vive. Plus d’un siècle plus tard, le thème de notre projet est d’étudier ce qui reste aujourd’hui de cette cohésion migratoire qui, avec le temps, s’est immanquablement perdue.




ROSSOLI, Gianfausto (dir.), Un secolo di emigrazione italiana : 1876-1976, Centro Studi Emigrazione, Roma, 1978

Parmi les 12 institutions qui ont disparues, une partie n’a pas survécu au tremblement de terre de 1906 qui affecta tout particulièrement la région : leurs sièges sociaux furent détruits et leur reconstruction ne fit clairement pas partie des priorités de la communauté italienne. Quant aux autres, elles ont parfois fusionné entre-elles ou, négligées, ont cessé d’exister.

Source : recensements de l’Instituto Nacional de Chile (INE). 

MOREL, Stephanie, Article «Communauté», Encyclopédia Universalis

Nom donné à la région de Valparaíso.

Il s’agit plus précisément des villes de Limache, Los Andes, Villa Alemana et Quillote.

Les Salésiens sont issus de la société religieuse fondée en 1869 par Saint Jean Bosco, un prête du Piémont et un des plus grands éducateurs de son siècle. Elle est l’une des plus importantes congrégations masculines apparues au XIXe siècle.

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