La bomba, arme montante de la résistance culturelle
Chaque vendredi soir à vingt et une heure, un groupe de bomba se produit au Nuyorican Cafe, haut lieu sanjuanero de la salsa. Pourtant, il y a encore quelques années, la bomba était aux oubliettes du patrimoine culturel portoricain. En l’espace de deux décennies, ce rythme ancestral a progressivement regagné ses lettres de noblesse pour se faire une place sur le devant de la scène culturelle et être enfin apprécié à sa juste valeur. Nous noterons cependant le bémol de l’instrumentalisation par une partie de la classe politique qui, au profit du rachat de leur conscience, a finalement réalisé l’importance de la valorisation des origines africaines de la culture nationale.
Au delà du seul propos musical
La bomba est née dans les plantations boricuas, synthèse de plusieurs influences culturelles issues d’un même socle africain. Elle puiserait ses racines en Afrique de l’Ouest, quelque part vers l’actuel Ghana, dans la région de l’ethnie Ashanti. Certaines recherches ont d’ailleurs démontré que le terme bomba est toujours employé par les locuteurs des langages Bantus, un ensemble de langues parlées dans la moitié sud et ouest de l’Afrique, renvoyant à la connotation spirituelle d’un rassemblement. C’est donc dès ses prémices que la bomba est associée à la communion des individus. Elle s’avèrera en effet un élément fédérateur au coeur des plantations, rassemblant autour d’un noyau musical la foule des esclaves déracinés.
Le corps de la représentation de bomba prend la forme d'une interaction entre les intervenants, d'une conversation unilatérale entre le danseur et le percussionniste principal dit tambor primo ou subidor. Il s’agit là de la mobilisation d’une pratique africaine, l’appel-réponse dans lequel un chœur répond à un chanteur meneur. Les chœurs sont présents dans la bomba mais ils ne font qu’accompagner le chanteur qui n’est pas leader, puisque c’est le danseur qui galvanise l’attention. La force de la performance se manifeste alors dans la capacité d’improvisation du percussionniste principal, qui puise dans les mouvements ondulatoires des jupes blanches de la danseuse, ou de l’écharpe du danseur, l’énergie pour stimuler sa création rythmique. Il s’approprie l’émotion véhiculée par le spectacle qui lui est donné à voir, et le retranscrit instinctivement sur sa percussion. Autour de lui, face au danseur, d’autres percussions s’animent, dont le buleador qui conserve la base rythmique tout au long du morceau. En plus des tambours, à l’origine recouverts de peaux de chèvres et souvent élaborés à partir de barils de rhum –d’où l’appellation barriles de bomba-, on retrouve également des maracas et des cuas, sorte de bâtons utilisés par les chanteurs pour appuyer d’avantage le rythme. Le chanteur scande des paroles souvent relatives aux aléas de la vie quotidienne, aux sentiments, rêves, frustrations et réalités du groupe social. La danse, en espagnol baile de bomba occupe donc le rôle principal aux côtés des percussions. En célébrant les ancêtres par des figures inspirées des rites spirituels africains, elle réaffirme une mémoire collective et donne toute sa puissance participative à la musique. Les mouvements du corps sur les rythmes martelés ont une importance dans l’évolution de la condition de l’esclave, ils lui donnent gage de liberté et participent à l’acceptation progressive dans la conscience des maîtres de l’humanité des noirs.
Les quelques temps libres accordés aux esclaves sont ainsi mis à profit pour se remémorer l’Afrique, les ancêtres, tout en se divertissant sur une musique libératrice, qui mène parfois les danseurs de l’assistance jusqu’à la transe. Prétextes à la discussion et à la concertation, les ralliements provoqués par les clameurs de la bomba tiennent souvent lieu de décor à l’expression des mécontentements et à la préparation des mouvements de rébellion, puisque c’est un des rares moments où les esclaves se retrouvent tous sans la préoccupation immédiate du rendement ni la menace du maître. Moyen de la libération émotionnelle des noirs, la bomba a rapidement pris une densité politique considérable en se muant en un vecteur de résistance. Résistance absolue ; celle du corps qui à travers le baile de bomba résiste à son enfermement physique en s’offrant une éphémère liberté, et celle du groupe qui par le bruit et l’ampleur de ses rassemblements s’impose à l’oppresseur espagnol en lui signifiant sa force. Par ailleurs, si elle s’est développée parmi les communautés africaines des bords de mer, la bomba a ensuite longtemps été associée aux marrons, les esclaves en fuite dans les montagnes de l’île qui menaient eux aussi une résistance dans leur refus abouti de l’asservissement.
La bomba rassemble, humanise, elle fait peur aux maîtres espagnols qui à plusieurs reprises en interdisent la pratique. Si elle continue à se jouer de manière clandestine, les tentatives d’anéantissement successives dirigées contre elle puis la fin de l’esclavage annoncent le déclin et l’oubli de la bomba. En effet, l’abolition et le passage de Porto Rico sous l’autorité américaine marquent une longue période de rejet de l’héritage africain et de déni de la négritude d’une partie de la population. La bomba, étroitement associée aux plantations et aux noirs africains, devient un symbole visuel et sonore de ce qu’on ne veut pas voir, et ainsi une cible privilégiée. Elle est alors malmenée, méprisée et moquée pendant de nombreuses années, autant par des observateurs extérieurs que portoricains. A la fin du XIXe siècle, on lit dans un journal espagnol l’appréciation de la bomba par un journaliste français comme une « épouvantable sauvagerie », dont les percussions résonneraient telles des « coups de canon ». Le facteur ethnique est indissociable du débat sur la marginalisation de la bomba; elle est stigmatisée comme « musique de noirs », et pâtit d’une construction de la société sur la base de rapports raciaux.
Quand se réveille le murmure de la bomba
Après un long silence imposé, la bomba fait aujourd'hui partie intégrante du paysage culturel portoricain. On la retrouve avec force dans l’univers publicitaire à l’appui de la promotion du tourisme local, des photos de baile de bomba parsèment les prospectus des agences de voyage, des affiches et des tracts promotionnels sont régulièrement distribués dans les rues pour annoncer des concerts de bomba. Pourtant, son statut de phénomène quasiment invisible s’est maintenu jusqu’aux années 50. C’est à cette période que Rafael Cortijo, l’un des plus grands performeurs de bomba du XXe siècle, s’est investi dans la promotion d’un nouveau visage du genre, en le formatant pour la commercialisation. S’il a été contraint de passer par certaines simplifications et d’occulter les spécificités régionales en les fusionnant en une seule forme générique, il a permi, avec son groupe Cortijo y su Combo, de dégager le terrain pour une diffusion plus large des rythmes de la bomba à Porto Rico. A présent, les opportunités de prestations live sont beaucoup plus nombreuses et les évènements se multiplient à travers l’île dans des lieux reconnus comme le Nuyorican Cafe que nous évoquions en introduction. C’est donc en partie grâce à une reconnaissance de l'extérieur qu’est venue la renaissance de la bomba au niveau local.
Parallèlement, un engouement nouveau s'est développé pour l’apprentissage de la bomba. Plusieurs écoles et académies de bomba se sont créées, se ventant aujourd'hui d'une sollicitation importante. L'une d'entre elles, le Studio Arthur Murray, propose plusieurs cours de bomba tous très prisés. Le père de Tato Conrad, l'actuel directeur, très préoccupé par la condition précaire de la culture portoricaine, a ouvert le studio de danse dans les années 50. Il s’inquiétait alors de l’influence des étasuienne sur l’île et de l’hégémonie des productions occidentales, et s'est donné pour mission la revalorisation des rythmes traditionnels portoricains. Après avoir proposé surtout des cours de salsa, l'académie a ajouté la bomba à son programme, soucieuse de participer au mouvement de réhabilitation en marche. Les cours sont majoritairement fréquentés par de jeunes portoricains, souvent étudiants, qui souhaitent de leur propre aveu se rapprocher de leurs racines et se sentent investis d’un devoir de préservation envers leur culture. Chaque lundi soir, ils apprennent les pas de base, les variantes régionales et l’improvisation, clé de la performance. Ils peuvent aussi régulièrement prendre part à des ateliers plus théoriques sur l’histoire de la bomba, indispensable pour saisir tout le sens implicite véhiculé par les rythmes et les pas. Parallèlement aux cours, les Conrad entretiennent une activité de promotion du genre, notamment en démarchant les établissements comme les bars et les clubs pour les inciter à produire des groupes locaux. Dans le sillon de cette démarche, on trouve au fond du studio le Museo Africano, qui se charge de diffuser une information complète sur les racines africaines de la bomba et toutes ses déclinaisons. On y retrouve un grand nombre d’instruments exposés, d’anciens enregistrements, et des costumes. Tato Conrad développe également des initiatives pour la création d’une base de donnée pour rassembler de manière durable la tradition orale préservée jusqu’à aujourd’hui. On compte en effet très peu de partitions de bomba, les morceaux se transmettant entre compagnons de musique, de père en fils, ce qui précarise la conservation parfaite de créations parfois vieilles de trois siècles.
Une arme, deux tireurs.
La démarche de la famille Conrad, comme celle des programmateurs culturels du Nuyorican Cafe et de beaucoup d’autres s’inscrit pleinement dans celle, plus générale, de résistance à l’uniformisation culturelle imposée par les élites dominantes. Le regain d’intérêt pour la bomba en tant que musique traditionnelle d’ascendance africaine ne pourrait mieux servir cette cause, alors qu’elle apporte un nouveau dynamisme à l’expression culturelle contemporaine. Ressortie de sous la poussière des ans, elle apporte une fraîcheur par sa relative nouveauté et s’inscrit parfaitement dans le vent de révolte qui souffle depuis quelques années notamment parmi la jeunesse portoricaine. La bomba et le bagage historique qu’elle véhicule se muent progressivement en une musique nationale, prenant le pas sur les musiques de « consensus » imposées au début du siècle- celles qui, comme la danza, avaient la préférence des élites pour le lien à l’Espagne évident qu’elles sous-entendaient. Cependant, si la bomba a réveillé un intérêt sincère et passionné au sein de la population portoricaine, il est légitime de s’interroger sur une éventuelle instrumentalisation au profit des récentes politiques de promotion de l’identité. On a vu, au milieu du XXe siècle, un regard nouveau s’installer à l’endroit des populations noires et du passif qu’elles suggèrent, il devenait de plus en plus mal accepté de stigmatiser une communauté précise, surtout sur le territoire américain. Si la bomba a repris une place d’honneur à ce moment précis, les pouvoirs politiques n’y ont probablement pas été étrangers. Comprenant qu’il fallait se conformer au politiquement correct qui imposait de considérer l’héritage africain, et donc d’ériger ses productions artistiques–dont la bomba-comme phénomène culturel accepté, ils ont entrouvert des portes, ou ont achevé d’ouvrir celles que des musiciens éveillés avaient audacieusement poussées.
Cette nuance apportée n’autorise pas pour autant à enlever à la résurgence de la bomba toute sa spontanéité et son naturel que l’on constate avec force lorsque l’on assiste à des manifestations dans l’intimité de petits rassemblements de village, notamment autour de Loiza. Ces prestations-là sont la mémoire vivante d’une vieille tradition et réveillent la bomba comme un puissant emblème d’auto-identification et de résistance, un moyen de libération symbolique. Si elle ne s’est pas implantée en profondeur dans toutes les couches de la société et souffre d’une évidente racialisation, elle se fait, par son succès actuel, l’étendard brandi par de nombreux portoricains pour revendiquer une culture nationale.
Entretien avec Tato Conrad réalisé le 5 Novembre 2010 au studio Arthur Murray à Santurce.
Bomba puertorriqueña con Tata Cepeda
BIBLIOGRAPHIE :
KUSS Malena, Music in Latin America and the Caribbean: An Encyclopedic History. University of Texas, 2008.
FLORES Juan, From bomba to hip hop : Puerto Rican culture and latino identity, Columbi Universtity Press, 2000.
Articles:
CARTAGENA Juan, When bomba becomes the national music of the Puerto Rico Nation, City University of New York, 2004
Webographie: