Prologue II : L’immigration européenne à Buenos Aires, explosion démographique et urbaine.
Introduction :
L’Argentine est le premier pays d’accueil des Européens en Amérique du Sud et Buenos Aires connaît, à l’époque de l’immigration, une explosion qui n’est comparable qu’à celle de New York. En effet, ces deux villes cumulent la fonction portuaire et celle de centre d’impulsion, deux statuts souvent séparés en deux villes comme dans les exemples de Santos/São Paulo ou Valparaíso/Santiago.
Qui s’intéresse à l’étude de l’immigration européenne à Buenos Aires se voit nécessairement confronté à une multitude de chiffres. Cette ville explose à partir des années 1880 si bien qu’un tiers de la population argentine vit dans le Grand Buenos Aires. La capitale devient de plus en plus macrocéphale à mesure que la population étrangère s’y fixe et que l’industrie et le commerce portuaire s’y développent. L’expansion de la ville est rythmée, à partir des années 1880 jusqu’au début du XXe siècle, par l’accueil de millions d’étrangers qui provoque de gigantesques mutations politiques, que nous avons déjà commentées, mais surtout urbaines, sociales et économiques.
Durant cette période, on estime que le nombre d’habitants de la ville double environ tous les quinze ans : de 286 000 habitants en 1880, on passe à 663 000 en 1895 puis 1 231 000 en 1909 (à cette époque, environ 2/3 d’entres eux sont nés hors de l’Argentine) et enfin 2 415 000 en 1936 . Dès lors, bien qu’il paraisse impossible d’évoquer tous les aspects de la vie porteña modifiés par l’arrivée de ces immigrants (administration, conditions de logement, vie culturelle et politique, monde ouvrier et associatif etc.), nous tenterons d’ébaucher un tableau simplifié de l’évolution de la capitale durant cette période historique en abordant quelques traits de son histoire démographique et culturelle.
I. L’immigration porteña
A) L’immigration européenne se fixe dans la capitale
Nous avons déjà commenté, dans la première partie du prologue, le fait que l’immigration était à l’origine destinée à fournir les campagnes en main d’œuvre. Selon certains analystes, on pourrait en réalité distinguer deux phases dans l’immigration argentine : jusqu’à 1880 les autorités font tout pour promouvoir l’immigration rurale en promettant aux nouveaux arrivants un accès à la propriété terrienne mais, comme nous l’avons vu, cette politique trouve bien vite ses limites. A partir des années 1890 commencerait donc la deuxième phase de l’immigration en Argentine, une immigration essentiellement urbaine. Face à l’échec du plan de distribution des terres, l’immigrant cherche un asile dans les centres urbains et petit à petit, il en vient à ne plus quitter le port dans lequel il a débarqué : il se fixe à Buenos Aires.
Avant même le début de la grande vague de migration, la ville se dote d’infrastructures d’accueil pour de nouveaux arrivants. Des débarcadères sont aménagés dès 1825,avec de petits hôtels pour les immigrants à la Rotonda ou à Panorama de Retiro. Plus tard, avec les premières campagnes de propagande en Europe le nombre d’arrivants s’accroit et le manque de travail rural amène à penser à des structures d’accueil plus importantes. En 1898, émerge l’idée de la construction d’un grand Hôtel des Immigrants qui sera finalement inauguré le 26 janvier 1911. Même s’il est souvent surpeuplé, ce lieu est un véritable complexe indépendant qui accueille généralement les migrants après leur passage par le débarcadère, la « oficina de trabajo » et l’hôpital. En plus des dortoirs et des lieux de dépôt pour les biens des nouveaux arrivants, les petits-déjeuners, déjeuners et dîners étaient procurés aux familles pendant 5 jours.Une fois entrés à l’hôtel, les migrants pouvaient également accéder à des services bancaires (une succursale de la banque « Banco Nación » s’y trouvait) pour changer leurs devises, postaux ou de télégramme pour contacter des proches présents dans le pays. On compte que l’hôtel a été le lieu de passage de 479 126 personnes, soit 40 % des immigrants arrivés de 1911 à 1936 . Cette proportion est relativement faible car, en réalité, la plupart des migrants qui arrivaient venaient rejoindre un membre de la famille déjà présent en Argentine. Par conséquent, ils ne s’arrêtaient pas par l’Hôtel des migrants.
B) Typologie de l’immigrant porteño
Une célèbre phrase en Argentine dit que « los mexicanos descienden de los aztecas, los peruanos de los incas y los argentinos… de los barcos » . Cette plaisanterie souligne la diversité culturelle qui forme l’identité du pays. Pour donner quelques chiffres concernant la nationalité des immigrants porteños, on compte que de 1895 à 1946 la capitale reçoit 1.476.725 Italiens, 1.364.321 espagnols, 105.537 Français, 59.895 Allemands, 35.470 Portugais et 19.525 Anglais, parmi d’autres nationalités.
Cuadro de proyección inmigratoria periodo 1895-1946
Source : http://www.argentina.gov.ar/argentina/portal/paginas.dhtml?pagina=259
Les étrangers représentent la moitié de la population active au début du XXe siècle et il est donc intéressant d’étudier leur poids économique.
Parmi les migrants, on compte un certain nombre d’agriculteurs, notamment comme travailleurs saisonniers, à tel point que de 1887 à 1914, 88 à 80% d’entre eux sont étrangers. Toutefois, ils sont aussi fortement présents dans l’industrie : en 1887, 76% du personnel de transport et 80% des ouvriers sont étrangers. De ce point de vue, la ville portuaire en extension, ses chantiers et son commerce maritime croissant représentent une source d’emploi toujours plus importante. Le recensement de 1914 indique une baisse de ces proportions car les fils d’étrangers (qui ont la nationalité argentine) rentrent sur le marché du travail. Pourtant, les chiffres restent élevés puisqu’en 1914, parmi les 47 000 travailleurs industriels, 31 500 étaient étrangers. Cela vient notamment du fait que beaucoup de paysans, face au manque de débouchés ruraux, se convertissent au travail ouvrier.
On peut donc remarquer que si l’administration ou les hôpitaux sont plutôt gérés par des Argentins, les migrants s’illustrent davantage dans les activités de production. Certains secteurs sont même monopolisés par les Européens. Par exemple, on trouve 96 à 82 % d’étrangers parmi les propriétaires d’hôtels, de cafés-restaurants, de magasins d’alimentation, de meubles ou de vêtements.
Il est difficile d’élaborer une classification des migrants en fonction du secteur d’activité et de leur nationalité car les statistiques ne sont pas disponibles. En revanche, des informations qualitatives, nous permettent de tirer quelques conclusions. Les Italiens sont plus présents dans les petits commerces, dans l’alimentaire et les vêtements. Ils sont aussi très présents dans les secteurs de la construction et certains échappent à la misère en se faisant vendeurs ambulants. Les Espagnols sont connus comme « changadores de mozo cuerdo », « les hommes à tout faire », à tel point que cet attribut leur devient presque spécifique. Les Français s’illustrent dans la cuisine, l’hôtellerie et l’enseignement alors que les Françaises sont plutôt modistes, couturières, gouvernantes… voire prostituées.
L’immigrant porteño est donc généralement peu qualifié. Il vient tenter sa chance en Argentine mais sans projet bien précis, parfois uniquement avec la volonté d’amasser un peu d’argent avant de retourner à sa patrie d’origine ou avant de faite venir sa famille. On note effectivement que la majorité des migrants sont des hommes. Le métissage avec la population locale est donc important : 40 % des hommes ne se marient pas au sein de leur communauté nationale. Cela permet la rapide assimilation des nouveaux arrivants. Néanmoins, un phénomène d’une telle ampleur laisse forcément son empreinte sur le territoire d’accueil. Durant cette période, Buenos Aires retentit du mélange ethnique et identitaire qu’elle reçoit. Les traditions culinaires, festives, religieuses, que l’on y observe aujourd’hui encore sont souvent le résultat de cet apport culturel étranger.
Indices de masculinidad de 1898, 1914 y 1960
Source: Censos nacionales 1898, 1914 y 1960. [wikipedia]
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II. Buenos Aires, creuset de l’immigration
A) Changements économiques
La capitale étant le port principal d’un pays dont l’économie se base sur l’exportation, elle joue un rôle essentiel dans le développement argentin. Il convient également de noter qu’elle abrite la majorité des entreprises et de ce fait concentre environ 42% de la main d’œuvre industrielle du pays.
Les quatre branches économiques principales qui se développent à cette époque sont l’alimentation, le bâtiment, le textile et les ateliers mécaniques. Après un premier développement essentiellement artisanal on assiste effectivement, dans ces domaines, à la naissance de véritables industries. Dans l’alimentaire, les migrants s’appliquent à transformer les denrées venues d’Europe (confiseries, distilleries) et les Italiens en particulier commencent à substituer leur propre production aux farines et pâtes traditionnellement importées de leur pays. Le bâtiment, du fait de l’urbanisation croissante, est un secteur prospère et bientôt menuiseries, charpenteries, cimenteries sont complétées par des ateliers de construction mécanique (forges, fonderies). Dans la fabrique de vêtement, la main d’œuvre est surtout féminine et employée à domicile. L’industrie textile se développe peu dans un premier temps, du fait de la prégnance des importations de tissus manufacturés britanniques. Cependant, avec la Première Guerre Mondiale, elle se consolide fortement, connaît une importante mécanisation et ses exportations augmentent significativement.
B) Changements urbains
Ainsi, la géographie urbaine s’adapte à l’activité de la ville. Avant les années 1890 les ateliers se trouvent répartis dans tout Buenos Aires et par conséquent, les conventillos aussi. On trouve les premiers exemplaires de ces logements dans San Telmo, Montserrat et San Cristobál puis, avec l’arrivée massive de migrants, ils se concentrent dans Socorro et La Boca. Toutefois, aucun quartier de la ville n’est épargné et les conventillos prolifèrent aussi dans les zones plus riches. Ce sont des immeubles organisés autour d’un patio central où se trouvent des sanitaires communs et une fontaine. Chaque famille dispose d’une pièce unique qui sert de salle à manger, de cuisine, de chambre, de salle de jeux pour les enfants, voire, à l’occasion de toilettes… Les conditions de vie et d’hygiènes y sont donc exécrables et touchent des dizaines de milliers de Porteños, si bien que de septembre à décembre 1907, les locataires des conventillos organisent une grève des loyers. Cet épisode se solde par de nombreuses expropriations et de forts affrontements avec la police.
Cependant, par la suite, les quartiers se spécialisent. Le centre est réorganisé et les industries glissent vers le port et les périphéries. Avec le développement du transport, les quartiers sont intégrés et l’on peut vivre loin de son lieu de travail. Les logements insalubres disparaissent donc dans les années 1920 et la misère se déplace vers l’extérieur de la ville, dans les quartiers qu’on appelle les « villas miseria ».
L’immigration ne se caractérise pas seulement par le développement des conventillos. On voit aussi de nombreux changements architecturaux s’opérer dans toute la ville. Au tournant du XXe siècle, les maisons créoles disparaissent petit à petit pour laisser place à de nouveaux modèles de résidence. Les maçons italiens, par exemple, aident à la popularisation de la maison pompéienne qui s’organise autour de deux ou trois cours intérieures et se caractérise par des toits en terrasse. Surtout, la classe aisée voyage et, à son retour au pays, elle entreprend de construire des demeures qui rappellent les hôtels de Paris à la Belle Epoque, s’inspire de l’Angleterre victorienne, des chalets de Norvège ou des palais d’Italie. Ainsi, lors de l’exposition universelle qui s’y tient en 1910, Buenos Aires fait figure de ville moderne. Clémenceau la décrira comme « la moins coloniale des villes d’Amérique du Sud » à cause de son architecture nouvelle, de ses façades ornées et de ses larges avenues. Cette image contraste néanmoins avec la pauvreté des quartiers où s’entassent les immigrants. De fait, elle est moins le résultat de l’immigration que du développement d’un goût élitiste pour l’Europe.
Les migrants influent néanmoins sur la répartition ethnique de la ville, les différentes communautés s’appropriant petit à petit certains espaces géographiques. En 1909, on voit que les Argentins se concentrent dans les zones de Palermo et Flores. Des quartiers élégants, éloignés de l’agitation du centre. Les Italiens sont regroupés dans le quartier de la Boca et ses alentours mais gagnent aussi les périphéries – les « villas miseria ». Les Espagnols se trouvent dans le centre et le sud (de Constitución vers San Telmo et de Barracas vers Richuelo) tandis que les Anglais et les Allemands, qui représentent une immigration qualifiée, se rassemblent plutôt dans le nord et le centre de la ville. Ils étaient dans un premier temps dans les agréables quartiers du sud mais, avec les transformations urbaines, le sud s’appauvrit et le nord devient la zone élégante. Certains s’y installent donc et d’autres restent dans le centre, proches du quartier des affaires où ils travaillent. Les Français sont divisés en deux groupes : les cadres qui suivent d’une part la même évolution que l’immigration allemande et anglaise et l’immigration peu qualifiée qui, d’autre part, s’entasse dans le quartier de Socorro.
C) L’organisation sociale et associative : la vie des immigrants
Avant même que les nouveaux arrivant ne se regroupent dans des zones d’habitation spécifiques, ils marquent la ville de leur empreinte par la vie associative. On voit se multiplier les banques et les hôpitaux communautaires, et au début du XXe siècle, Buenos Aires compte 291 associations qui regroupent 168 000 personnes (soit la majorité de la clase masculine adulte). Les Italiens fondent 85 associations et les Espagnols une vingtaine dont la plupart sont à vocation solidaire. Celles-ci sont d’autant plus importantes que l’action de l’Etat est très faible dans le domaine social et que les autorités sont incapables de faire face à l’arrivée brusque d’une population si démunie.
Enfin, le regroupement des communautés fait que les migrants n’abandonnent pas totalement leur mode de vie d’origine. L’identité européenne se ressent alors dans tous domaines culturels : la langue (le lunfardo, langage argotique argentin, intègre de nombreux mots italiens), la religion (le pays accueille désormais des Orthodoxes, des Juifs et des Protestants) et autres coutumes. Dans l’art on dit, par exemple, que la mode est française et que les Italiens apportent avec eux leur goût pour l’opéra et le mélodrame, tandis que les Espagnols préfèrent le style de la « zarzuela » (opérette). Les fêtes (les fêtes espagnoles de la Vierge), les traditions culinaires (les pâtes italiennes et les ragoûts espagnols) et les activités sportives (le football des Anglais) se popularisent fortement et contribuent à forger l’identité de la nation moderne.
Bibliographie – Webographie (prologues I et II) :
Livres :
BOURDE Guy, Urbanisation et immigration en Amérique latine : Buenos Aires (XIXe et XXe siècles), ed. Aubier, « collection historique », Paris, 1974.
DEVOTO Fernando, Historia de la inmigración en la Argentina, Editorial Sudamericana, Buenos Aires, 2003.
NASCIMBENE Mario, Historia de los Italianos en la Argentina (1835-1920), CEMLA, 3e ed., Buenos Aires, 1987.
VARGIU Vittorio, Italianos en Argentina, Fundación Unión, Buenos Aires, 2003.
VAYSSIERE Pierre, L’Amérique Latine de 1890 à nos jours, ed. Hachette, « carré histoire », Paris, 1999.
Articles :
ROUQUIE Alain, Immigration et politique dans « L’autre Amérique », Revue française de Science Politique, 1974, Vol 24, n°1. P 132-136
ZAPATA Francisco, Carl SOLBERG, Immigration and nationalism. Argentina and Chile, 1890- 1914,
Revue Tiers-Monde, 1971, Vol 12, n°48. P 896-897
VELAZQUEZ Guillermo Angel y GOMEZ LENDE Sebastián, « Dinámica migratoria: coyuntura y estructura en la Argentina de fines del XX », Amérique Latine Histoire et Mémoire. Les Cahiers ALHIM , 09/2004 (http://alhim.revues.org/index432.html )
Sites :
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Chiffres cité par Pierre VAYSSIERE dans L’Amérique Latine de 1860 à nos jours, ed hachette, ‘carré histoire’, 1999, Paris.
Chiffres trouvés sur le site http://www.alemanesdelwolga.com.ar, dans l’article « Museo Nacional de la Inmigración»