Quelle place pour les indigènes dans la campagne électorale au Pérou ?
Les politistes s'étonnent souvent qu'au Pérou, aucun mouvement indigène structuré ne se soit affirmé sur la scène nationale et partisane, alors que chez ses voisins boliviens et équatoriens, le Patchakutik - Nuevo País et le MAS, formations partisanes indigènes, sont parvenus à institutionnaliser la contestation indigène et à accéder au pouvoir exécutif. À la veille du premier tour des élections présidentielles et législatives, le souvenir du massacre de Bagua en 2009 et la visibilité croissante des organisations indigènes dans le pays se sont ils traduits par une mise sur l'agenda électoral de la question indigène ?
Le 5 juin 2009, 24 policiers et 10 natifs succombaient lors de l'affrontement final entre forces de l'Etat et indigènes, après un an de mobilisation contre les nouveaux décrets sur la propriété des terres. Ces chiffres restent ceux du bilan officiel. Le 11 juin, la mobilisation nationale en réaction à ce qui sera désormais rappelé comme le « Baguazo » apparaît comme un franc succès, et par la suite, le gouvernement suspend les décrets litigieux. Pendant ce temps, un avis de poursuite judiciaire est lancé contre plusieurs leaders de la contestation, et le président d'AIDESEP, Alberto Pizango, s'exile au Nicaragua pour un an.
Le Baguazo a enfin fait parler d'un mouvement indigène péruvien, sur la scène nationale comme internationale, déclenchant des initiatives de solidarité parfois surprenante à l'étranger. Ainsi, le 20 octobre 2009, le conseil municipal de Paris adopte un vœu pour nommer Alberto Pizango Chota et Manuin Valera, deux leaders indigènes poursuivis par la justice péruvienne, citoyens d'honneurs de la capitale française. Au Pérou, les leaders indigènes semblent avoir plus de mal à trouver des appuis.
L'impossible candidature indigène à la présidence
Le 18 novembre, Alberto Pizango, rentré depuis juin de son exil au Nicaragua, annonce sa candidature à la tête d'une formation intitulée Alliance pour l'Alternative de l'Humanité. Son sigle, Aphu, fait référence aux autorités traditionnelles de certains peuples amazoniens, les Apus, et son programme reprend les revendications d'AIDESEP: révision constitutionnelle pour reconnaître le « caractère inaliénable, insaisissable et imprescriptible des communautés indigènes », obligation de la consultation des peuples indigènes pour toute mesure les concernant, affirmation du caractère plurinational du Pérou... Cependant, Pizango ne parvient pas à réunir les signatures nécessaires à l'inscription officielle de son parti, et en décembre, il accepte l'invitation du parti fonaviste, formation marginale mais inscrite au Jury national des élections. L'alliance est de courte durée : une semaine après son annonce officielle, le parti fonaviste refuse d'accorder à Pizango la candidature pour la présidence.
Pizango et les militants d'AIDESEP se tournent alors vers le Parti Nationaliste Péruvien (PNP) d'Ollanta Humala, et un accord est signé le 12 janvier. Mais encore une fois, les conditions posées par le leader indigène, pourtant revues à la baisse, ne sont pas reprises : des sept candidats au Congrès proposés par Pizango, seules deux sont retenues, et le PNP ne propose au président d'AIDESEP que la onzième place pour le parlement andin, dont la majorité des électeurs ignore la fonction. Le 22 janvier, Alberto Pizango renonce officiellement à participer aux élections.
La marginalisation de la question indigène dans les programmes et débats de campagne
Si les tentatives du leader indigène le plus médiatisé ont échoué, la campagne électorale qui a rythmé les derniers mois des débats péruviens confirme la marginalisation de la question indigène. Ainsi, la question indigène a été absente du « grand débat » du 3 avril qui, une semaine avant le premier tour des élections, a opposé les cinq candidats principaux.
Une étude des programmes des partis indique qu'une place secondaire est accordée aux revendications exprimées dans les contestations indigènes, quand celles-ci ne sont pas totalement absentes des propositions des candidats. Parmi les cinq candidats en tête, trois ne font presque pas mention de la question. Luis Castañeda propose de renforcer l'action de l'Institut National de Développement des Peuples Andins, Amazoniens et Afropéruviens (INDEPA), structure dépourvue de moyens affiliée au ministère de la culture. Pedro Pablo Kuczynski se contente de prôner l'amélioration de la Banque agraire, et Keiko Fujimori affirme vouloir mettre fin au processus de reconnaissance juridique des territoires indigènes.
Seuls Alejandro Toledo et Ollanta Humala détaillent quelques propositions ayant trait aux droits indigènes. Le programme de Perú Posible, le parti de Toledo, promet la réglementation de la Convention 169 de l'Organisation Internationale du Travail, le texte international le plus avancé dans la reconnaissance des droits indigènes, qui a été ratifié par le Pérou depuis 1993 mais n'est toujours pas intégré dans la législation nationale. Il mentionne aussi l'intégration des peuples indigènes dans la mise en place des projets de développement et dans le partage de leurs bénéfices, ainsi que le renforcement institutionnel de l'INDEPA. Ollanta Humala est le seul à faire allusion à la reconnaissance du droit à la consultation des peuples indigènes, alors que la promulgation de la « loi de la consultation » qui a été votée par le Congrès est actuellement bloquée par le refus du président García de la signer. Humala se propose aussi de renforcer l'autonomie administrative des communautés indigènes et de reconnaître la diversité ethnique et culturelle du Pérou. Pour autant, il n'a pas repris une des propositions clés d'AIDESEP, sur laquelle ils s'étaient accordés en janvier, qui est de suspendre les concessions minières, pétrolières et forestières jusqu'à l'approbation d'une loi de la consultation.
S'il n'est pas nouveau que les revendications portées par les organisations indigènes ne figurent pas au programme des candidats aux élections présidentielles, on aurait pu s'attendre à ce que la question fasse partie des thèmes centraux de la campagne, deux ans après que les contestations natives ont secoué le pays et occupé la une de la presse nationale et parfois internationale pendant plusieurs semaines. Mais finalement, il semble que le Baguazo ait surtout eu pour conséquence de renforcer l'exclusion des organisations indigènes et de leurs bases de la politique nationale. Si les organisations indigènes expliquent cette mise à l'écart par la « criminalisation » dont elles seraient les victimes, les divisions internes d'AIDESEP sont peut-être les plus à même d'expliquer l'incapacité de la plus importante organisation indigène à mettre sur l'agenda électoral la question indigène.
L'effervescence qui a suivi le Baguazo est donc vite retombée, et Alberto Pizango s'est résigné à reprendre la collecte des signatures pour espérer pouvoir se présenter aux élections présidentielles de 2016. D'ici là, les organisations indigènes et de leurs alliés affirment ne rien attendre des élections et se concentrer sur le travail avec les bases... à défaut d'avoir trouvé une place parmi les candidats à la présidence.