Rencontre avec Not4Prophet, quand la rage du punk s’élève pour Puerto Rico
Artiste nuyoricain, Not4prophet –chanteur et membre du réseau Ricanstruction- ne l’est pas à la seule réduction technique du terme [1], il l’est fondamentalement, avec toutes les connotations politiques que cela implique. Ce statut suppose des conflits entre les diverses identités qui se rejoignent à la confluence nuyoricaine. Il se revendique portoricain, tout en assumant les influences nord-américaines qui affectent son individualité et, par extension, son art. Newyorkais depuis des années, il s’exprime de diverses manières -notamment à travers la musique- contre l’oppression blanche de sa communauté et la domination états-unienne sur Puerto Rico. Ce mélange des genres va devenir un élément central de la révolte nationaliste qui guide sa vie comme ses créations.
La naissance d’une conscience révolutionnaire nationaliste hors les murs
Un fort mouvement identitaire portoricain est ancré à New York, où le degré de prise de conscience du racisme est plus fort qu’à Puerto Rico. Tout y est envisagé sous un angle « white or black » [2] alors qu’à Puerto Rico, la couleur de peau n’occupe pas une place si prééminente dans les relations humaines.
A l’adolescence, Not4Prophet vit un temps dans la rue où il est confronté aux difficultés partagées par les portoricains émigrés de New York, noirs parmi les blancs. La marginalisation, les discriminations et les injustices deviennent des éléments récurrents de son quotidien, éveillant ainsi son esprit revendicateur, révolutionnaire.
East Harlem, Spanish Harlem, El Barrio; c’est dans ce quartier du nord-est de Manhattan où se concentre une grande partie de la communauté portoricaine émigrée à New York que Not4Prophet a grandi. Il refuse les dictats de la société actuelle et la soumission à une autorité, et squatte un immeuble abandonné dans une des rues aux murs recouverts de graffitis contestataires. Depuis des années, il s’approprie cet environnement en marquant les murs de messages politiques contre l’impérialisme des Etats-Unis et le statut d’Etat-libre associé de l’île. Sa rébellion précoce face aux situations discriminantes qu’il affronte se manifeste à travers divers modes d’expression, la musique, l’écriture et le graff.
Musicalement, Not4Prophet se dirige vers des sons durs, violents, qui retranscrivent les ressentis qui l’agitent. Il dit faire cette association entre la violence de la musique et son contenu textuel, politique. Son premier groupe de musique, Ricanstruction, naît dans les années 90 et produit principalement un son punk-rock. Parmi ses inspirations phares, il cite notamment The Clash, groupe punk majeur des années 70 qui s’attachait à dénoncer le conservatisme du thatchérisme, l’impérialisme américain et les situations d’oppression en général à travers des textes très incisifs.
Le rapport de l’artiste nuyoricain à la musique s’avère complexe. Il lui accorde une crédibilité très forte comme vecteur de revendication, elle devient selon lui un instrument de lutte aussi fort que l’action politique pure. Pour Not4Prophet, « si Malcolm X était vivant il serait chanteur de hip hop et si Che Guevara était vivant il serait guitariste ». Il entend par là que si la musique a toujours été un moyen d’expression, elle est aujourd’hui une nouvelle arme, plus crédible, plus démocratique, notamment grâce à la médiatisation. Depuis les Etats-Unis, hors de chez lui, il peut faire porter le son de sa révolte jusqu’aux confins de son île.
Mad like a Farrakhan [3]
Break the chain of shame
and pain and blame
like a famed refrain
from Colon or Coltrane
sing a simple song,
try to write the wrong
in this foreign land
that never gave a damn.
Not4Prophet doit par ailleurs composer avec les diverses influences qui s’imposent à lui, étant issu d’une région où la musique est un élément central de la vie. Le sociologue portoricain Angel Quintero écrit à ce propos « en el Caribe, antes del verbo fue el tambor, el ritmo y el movimiento » [4]. Dans la Caraïbe, la musique a été le premier discours, la première forme de dialogue entre l’esclave et le maître, entre l’autochtone et le nouvel arrivant. Elle a permis d’amorcer le dépassement de certains clivages a priori insurmontables. Le rôle historique joué par la musique dans la région lui confère aujourd’hui une dimension particulière -doublée de sous-entendus- inévitablement assimilée dans la pratique musicale contemporaine des caribéens.
Un artiste confronté aux complexités de l’acculturation
Les diverses influences invoquées par les artistes nuyoricains des générations précédentes et l’hybridité de la musique proposée par Ricanstruction devaient nous rappeler à la question centrale de la race et de la pluralité des héritages. Dans la musique du groupe nuyoricain Ricanstruction, le mélange des influences se met au service de la révolte nationaliste d’une identité fragmentée.
Au départ très proche de la scène hip hop, Not4Prophet a commencé à s’intéresser au punk, courant né aux Etats-Unis et en Angleterre dans les années 70 parmi les blancs révoltés contre l’autoritarisme de leurs aînés, et en réaction à la domination des groupes de rock des années 60 et de leurs labels. Dès le départ, chez les Sex Pistols par exemple, apparaissent des paroles satiriques et de protestation. Les artistes prenaient « plaisir à la confrontation et à l’excès », d’après un observateur de la scène punk de l’époque. C’est cet aspect en particulier qui l’a attiré, et même si Not4Prophet dit n’avoir jamais voulu intentionnellement faire de punk, il reconnait des influences indiscutables. « Comment pourrais-je vivre à New York City sans être inspiré par tous ces autres sons ? », ainsi justifie-t-il son adoption d’un genre nord-américain. Pris dans le processus d’acculturation, il expérimente la « transformation [de son] mode de vie et de pensée […] au contact de la société américaine », selon la définition de John Wesley Powell, un des premiers utilisateurs du terme. Sans que ses origines ne le quittent, il s’enrichit des éléments constitutifs de son nouvel environnement, les intègre à son existence.
Le choix du punk, profondément ancré dans un contexte blanc, peut paraître paradoxal de la part d’un groupe de portoricains revendiquant leur négritude -il est important de préciser que Not4Prophet et les nuyoricains en général ne font pas de différence entre les Afro-Américains et les portoricains, ils sont semblables dans leur négritude, qu’ils revendiquent dans l’appel aux héritages africains communs. Il s’agit en réalité plus d’un choix pragmatique que d’une attirance pour l’esthétique pure du son punk, et comme renchérit Not4Prophet «mes amis continuaient à se faire battre par la police, je ne pouvais plus me laisser aller, je ne pouvais pas faire de la musique qui autoriserait les gens à s’endormir, à se laisser faire ». Il y a une volonté profonde, une obligation de survie à faire de la musique un vecteur non pas d’un simple commentaire sociale mais bien d’une impulsion révolutionnaire, et cela passe par la transmission d’un son dur qui renvoie aux individus l’image de leur propre condition d’oppressé en réveillant leur conscience de battant. Not4Prophet cite John Coltrane qui disait de sa musique « it sounds like riot ». Par là-même, il défie les idéologies dominantes en montrant que le punk peut transmettre le message révolutionnaire d’une minorité noire.
Mais malgré la dominante punk, la salsa n’est jamais très loin. Not4Prophet a grandi dans un quartier fortement marqué ethniquement. Son père jouait de la trompette dans un orchestre de salsa et sa mère en écoutait à longueur de journée. Il dit ne pas jouer du punk pur mais un « mélange », reflet de la mixité constitutive du peuple portoricain. Certaines compositions du groupe sont ainsi ponctuées de rythmes salsa à la percussion ; « c’est venu tout seul, ça n’a pas été réfléchi, ça fait partie de nous ». Naturellement inspiré par les influences musicales qui sont son environnement originel, il les a réutilisées avec ses camarades pour créer une musique métissée. Ses influences portoricaines l’animent, l’habitent, « ce que nous essayons de faire, c’est de pousser cet aspect africain de notre culture, on doit mettre en avant cette identité, celle des fils d’esclaves, des fils de résistants ». Not4Prophet travaille beaucoup, à travers sa musique, ses graffs et tout son environnement artistique, à la diffusion d’une prise de conscience de la négritude, et de la force combative des noirs, issue de l’esclavagisme. Il utilise l’art comme un moyen d’affirmer ces origines que les gens ne veulent pas toujours affirmer. Alors qu’il redéfinit le peuple portoricain comme un peuple colonisé, il veut diffuser par sa musique le message « être portoricain, c’est être révolutionnaire ». Selon lui, la situation politique actuelle fait automatiquement de ses compatriotes des hommes en lutte.
Mais le chanteur Not4Prophet a été rattrapé par la question raciale et ses associations stéréotypées. Que ce soit au CBGB, le club punk de l’East Village dans lequel le groupe se produisait à ses débuts, ou au cours de tournées européennes, l’artiste et ses camarades finissaient par faire face à une audience blanche. Le public se déplaçait pour écouter du punk, mais pas pour entendre le message qui était véhiculé. Leur tournée en Europe provoqua sa décision de se séparer du groupe qui s’est alors dissout – pour se former en un réseau d’artistes- et de se diriger vers des influences plus hip hop, qui impliqueraient un public différent, un public noir qui viendrait écouter une musique jouée par des noirs. D’autant plus que, contrairement aux idées reçues et au message largement diffusé, la jeunesse afro-américaine n’est pas seule à l’origine du hip hop, elle l’est conjointement avec la jeunesse afro-caribéenne [5].
Not4Prophet s’est retrouvé contraint de se ranger dans les cases assimilées à sa communauté, dans les espaces d’expression dont on leur autorise l’exclusivité, et de supporter tous les préjugés qui leurs sont inhérents.
Entretien réalisé le 10 Septembre 2010 avec Not4Prophet au East Harlem Cafe.
Notes :
[1] Un portoricain vivant à New-York contracté en Nuyo-ricain
[2] D’après un entretien réalisé avec Yasmin Ramirez, chercheur associé au Centro de Estudios Puertorriqueños du Hunter College, le 08.09.2010.
[3] Mad like a Farrakhan [*]
Traduction : Casse les chaînes de la honte / de la douleur et des reproches / comme un refrain célèbre / de Colón [**] ou de Coltrane / chante une simple chanson, / essaye d’écrire le mal / dans ce pays étranger / qui s’en fiche complètement.
[*] Farrakhan, issu de parents caribéens et converti à l’islam, était le dirigeant de la Nation of Islam
[**] de Willie Colón, musicien de salsa nuyoricain.
[4] Dans la Caraïbe, avant le verbe fut le tambour, le rythme, et le mouvement.
[5] Toop, David. 1991. Rap attack II : African Rap to Global Hip Hop. London: Serpent’s tail. Et Rose, Tricia. 1994. “Black noise : Rap Music and Black Culture” in Contemporary America, Hanover: Wesleyan University Press.
Liens vers Youtube:
BILBIOGRAPHIE:
BARNARD Stephen, PERRETTA Don, LAING Dave, HARDY Phil, Encyclopedia of Rock, Schirmer Books, Exp Sud Editions, 1988
QUINTERO Angel, Salsa, sabor y control, Siglo XXI Editions, 1998