Revendiquer la négritude en peignant l’homme noir, les exemples de Pablo Marcano Garcia et Arnaldo Roche-Rabell
Armstrong, je ne suis pas noir. A Porto Rico, on n’est pas noir, on est portoricain. L’hispanophilie exacerbée au passage sous la domination nord-américaine a occulté tout le legs africain et développé une forme d’autocensure parmi la population noire, néfaste au profil multiculturel de l’île. Si l’on dit souvent qu’il n’y a pas de racisme à Porto Rico, que la physionomie de l’île et l’espace restreint qu’elle offre ne permettent pas d’apartheid, c’est surtout imputable au fait que les noirs eux-mêmes ne se définissent pas comme tel et tournent le dos à leur mémoire collective. La violence symbolique exercée à l’encontre de la population noire est profondément infusée dans la société, tout comme l’est le racisme même s’il n’est pas observable au premier coup d’œil. Il ne s’agit pas d’un racisme de rue palpable, gestuel ou verbal, mais d’un système silencieux institutionnalisé sur des rapports humains basés sur la race et de la continuation psychologique des rapports hiérarchiques établis pendant la colonisation et l’esclavage. C'est en cela que la discrimination à l’encontre des noirs à Porto Rico se différencie de celle dirigée contre les portoricains noirs de New York que nous évoquions dans un article précédent [1], d’autant plus qu’il s’agit de racialisation dans le contexte d’une domination externe, celle de l’Amérique blanche. L’intellectuel portoricain Isabelo Zenon Cruz a développé, dans son œuvre Narciso descubre su Trasero : el negro en la cultura puertorriqueña, la thèse selon laquelle les portoricains descendants d’esclaves ont été exclus du discours de la nation, de la culture nationale. Grâce à cet ouvrage référence, il a fait apparaître le racisme sur la scène du débat politique.
Dans ce contexte, le travail de l’artiste portoricain noir devient le prisme idéal au travers duquel observer le rapport du portoricain à sa négritude et la situation de l’identité afro-portoricaine. Nous analyserons l’œuvre de deux artistes portoricains contemporains, Pablo Marcano Garcia et Arnaldo Roche-Rabell, ayant tous deux travaillé leur vision de la négritude et de la condition noire à Porto Rico au contact de la société américaine. Ils ont mis leur art au service de la dénonciation d’une exclusion, du réveil d’un l’orgueil, de la promotion d’une image nouvelle du noir portoricain sans pour autant sacrifier leur démarche esthétique individuelle.
« Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. », Aimé Césaire. [2]
La représentation des noirs dans une société postcoloniale au statut encore ambigu est un des thèmes principalement traités par Pablo Marcano dans ses œuvres. Si les esclaves ont été libérés de leurs chaînes il y a plus d’un siècle, le rapport maître blanc-esclave noir se retrouve aujourd’hui à une degré différent dans le système en place. L’élite blanche à sa tête a assimilé la population noire à une minorité invisible. Marcano a peint sa première série sur le racisme entre les murs de la cellule qui lui faisaient chaque jour peser le poids de son engagement dans une action pour la libération de prisonniers politiques portoricains, triste titre qu’il a à son tour endossé. L’expérience de la prison a effacé les couleurs et a laissé à Marcano la vision d’un monde en noir et blanc -même s’il reviendra plus tard à des tons plus vifs. Tout, dans l’environnement carcéral états-unien, le renvoie à sa condition de noir portoricain. Il est perçu à travers sa couleur de peau et le traitement qui lui est réservé relativement à son appartenance ethnique le renvoit quotidiennement à sa négritude. La violence dirigée vers les noirs aux Etats Unis le frappe durement d’un éclair de conscience quant à la situation des noirs sur sa propre île. Ses premières œuvres laissent transparaître une société « qui t’attrape par l’épaule et t’assaille par derrière, une société dans laquelle la discrimination est quasiment légale », la prison est pour lui un reflet de la société, un révélateur de ses travers. Bailando con los Blancos, issu de cette série en noir et blanc, met en scène un noir enchaîné à un arbre, les mains attachées dans le dos, tentant vainement de se débattre. Le personnage est soumis à la violence des fers, il n’a aucune possibilité d’échappatoire, il est condamné. Référence à l’esclave noir prisonnier de son maître, c’est aussi et surtout une vive dénonciation de la fatalité qui nargue les noirs dans des sociétés dominées par des blancs.
Arnaldo Roche dénonce également le racisme ancré dans la société portoricaine à travers une de ses œuvres les plus marquantes, Narciso, inspirée de l’analyse de Zenon Cruz. C’est une représentation symbolique et percutante du portoricain noir, corps nu et tête baissée, qui regarde en arrière à travers ses jambes. La position du personnage laisse mesurer toute la soumission qui pèse sur lui, son visage est invisible, représentation de l’effacement de toute une partie de son identité. On ne voit que sa nuque mais un masque africain est posé sur le sol, illuminé par un filet de lumière. La critique est très violente, le Narciso de Roche, en cherchant son derrière, son passé, son histoire, se retrouve face à un masque africain qui, comme dans une douloureuse mise en abyme, se fait le spectateur narquois de son processus de recherche. Il est là pour le mettre face à sa réalité et ironiquement le démasquer. Si l’artiste dénonce une société discriminative et raciste, il envoie surtout un message aux noirs qui ne veulent pas (plus) regarder leur négritude qu’on n’a cessé de leur renvoyer violemment au visage.
« Quand on aperçoit dans son immédiateté le contexte colonial, il est patent que ce qui morcelle le monde, c’est d’abord le fait d’appartenir ou non à telle espèce, à telle race. », Franz Fanon [3]
Dans la continuité de ce raisonnement, Roche base une grande partie de sa réflexion et de son travail artistique et philosophique sur la critique de la place centrale de la race dans l’établissement des rapports humains dans les sociétés postcoloniales. Il dénoncera la racialisation de la société portoricaine à travers une iconographie centrée autour de la symbolique du masque. Le masque dissimule tout un tas de signifiés, il ne permet pas de connaître la véritable identité de celui qui le porte, mais il peut aussi bien être lui-même sa véritable identité. On différencie le visage et le sens du masque. Son plu s célèbre tableau intitulé Hay que soñar en azul rappelle étrangement Peau Noire, Masque Blanc, l’œuvre de Franz Fanon. On y voit le visage d’un homme noir percé de deux yeux bleu vif, qui ne sont pas les siens. Les noirs de Porto Rico, mais aussi les portoricains exilés aux Etats Unis doivent se soumettre au processus destructeur de racialisation, autrefois opprimés, ils doivent aujourd’hui vivre dans une société formatée par la pensée de l’élite blanche. On lit à travers ce portrait la situation ambivalente du portoricain qui doit se conformer à des référents étrangers et n’en est que plus confus par rapport à sa propre identité, qu’il ne connait finalement pas.
Comme nous l’abordions avec Narciso , le masque cache la véritable couleur de l’individu, en même temps qu’il peut le mettre face à sa condition ; il place les noirs face à l’autocensure dont ils sont victimes. Par l’oubli de soi, on efface tout le sous-entendu négatif de la couleur. Puisque la composante noire de l’identité est rendue invisible par les hautes sphères, on inculque au noir qu’il n’a pas de couleur, et lui-même devient étranger à sa propre négritude, il se censure aussi pour apparaître culturellement blanc. Inconsciemment, il ne va pas s’identifier aux pratiques culturelles rappelant un héritage qui est le sien, mais qu’on ne lui a jamais appris. Par l’imposition d’un discours national basé sur des valeurs espagnoles, on a éclipsé de la mémoire collective tout l’édifice fondateur et le patrimoine identitaire des descendants d’esclaves.
« Ce que nous voulons, c’est aider le Noir à se libérer de l’arsenal complexuel qui a germé au sein de la situation coloniale », Franz Fanon [4]
La première contre-attaque pour répondre au processus de racialisation de la société est la conscientisation des noirs par rapport à leur négritude, et l’art est justement un vecteur approprié à la diffusion d’une image libérée et apaisée du lourd fardeau que le portoricain noir a longtemps porté, « l’art est un vecteur extraordinaire, dans le sens d’être artiste et de diffuser sa négritude à travers son art, parce que la négritude fait partie de nous-même». dit Pablo Marcano. Il s’inscrit ainsi dans cette démarche de décomplexion du noir antillais prisonnier des vestiges du système colonial, et de désinstitutionalisation des rapports de forces basés sur la race. Il tente à travers ses peintures de renvoyer une image du noir qu’il pense juste, pour détruire les clichés et exciter l’orgueil des portoricains noirs. « Il faut écarter cette vision que les autorités américaines ont voulu imposer au peuple portoricain, réaffirmer la beauté de la négritude » affirme-t-il, ajoutant qu’il faut « rendre leur auto-estime aux gens ». Dans une série de ses œuvres, il reprend « le plus positif de l’héritage africain », et donne à voir le rôle fondamental joué par les noirs dans tous les aspects de la société portoricaine en faisant ressortir des figures qui selon lui n’ont pas été traitées avec l’objectivité qu’elles auraient mérité. L’artiste peint les musiciens noirs qui, à l’image des membres de la famille Cepeda [5], ont largement contribué à la constitution d’une musique portoricaine autonome. Les grands poètes et les leaders politiques nationaux dont l’indépendantiste Pedro Albizu Campos, qui sont aujourd’hui parmi des « héros » glorifiés de l’île, sont immortalisés sur plusieurs de ses créations.
En tant qu’artiste noir à Porto Rico, Marcano se sent porteur d’une responsabilité particulière envers son peuple, puisqu’il détient entre ses mains l’arme capable de déplacer des fondements établis, à travers la proposition d’un nouveau paysage, « je me sens porteur d’une responsabilité politique. La canne à sucre, le platano, nous avons construit une identité à travers notre paysage, que nos ancêtres nous ont donné. Tout cela, on ne peut pas le nier, on doit en être fier ». Ses œuvres éclatantes d’aplats de couleurs vives évoquent tous ces éléments de la mémoire collective qui appellent aux ancêtres et à l’héritage africain. Il propose une esthétique nouvelle, arguant que « nous ne sommes pas conscients de la présence africaine dans notre être, la discrimination a amené les gens à ne pas vouloir s’identifier à l’être noir. Il y a une vision détournée, on ne valorise pas ce legs ».
Pablo Marcano comme Arnaldo Roche proposent une vision personnalisée, un commentaire de la condition de l'homme noir dans une île caribéenne rattachée aux Etats Unis. Chacun à leur manière ils partent de leurs observations sociales pour rappeler la société portoricaine à elle-même, à sa constitution originelle. Les blancs comme les noirs sont visés à travers cette leçon de conscience donnée à tout un peuple.
Entretien réalisé avec Pablo Marcano Garcia le 13 Novembre 2010 dans sa galerie, Plaza de las Americas, à San Juan.
Notes :
[1] Rencontre avec Not4Prophet, quand la rage du punk s’élève pour Puerto Rico.
[2] Citation tirée de l’ouvrage « Discours sur le colonialisme » (1950) d’Aimé Césaire
[3], [4] : Citations tirées du livre de Franz Fanon, « Peau Noire, Masques Blancs » (1971).
[5] La famille Cepeda, est célèbre à travers l'île pour ses musiciens de bomba, elle a atteint une reconnaissance internationale.
BIBLIOGRAPHIE:
FANON Frantz, Peau Noire, Masques Blancs, Editions du Seuil, 1971, Paris
ZENON CRUS Isabelo, Narciso descubre su trasero: El negro en la cultura puertorriqueña, Editorial Furundi, 1974.
Centro Jornal :
CABANILLAS Francisco, Arnaldo Roche : Africania a dos voces, City University of New York, 2005.