Shango contre Santiago, ou la dualité du legs spirituel
Le syncrétisme religieux du culte de Santiago Apóstol à travers l’œuvre de Daniel Lind.
C’est une vraie expédition que de se rendre à Loiza depuis la capitale San Juan ; il faut emprunter la voie express 26, puis la route 187, un étroit sillon longeant le bord de mer à travers la forêt de Piñones. Les voitures s’y croisent à peine, la route est interminable. Elle traverse enfin le Rio Grande de Loiza, exalté par Julia de Burgos dans un de ses plus fameux poèmes, et s’enfonce lentement dans la commune célébrée à travers l’île comme le dernier bastion de la culture afro-caribéenne à Porto Rico. Son isolement géographique, raccordé au contexte, ne pourra être pris pour un hasard.
A l’entrée de la petite ville, deux sculptures de l’artiste Daniel Lind se font face, représentations en mosaïque des différents personnages du festival de Santiago Apóstol, évènement culturel majeur qui chaque mois de juillet focalise l’attention sur la localité reculée. Nous rencontrons l’auteur des sculptures sur la Plaza del pueblo où trône une œuvre similaire aux deux premières, retraçant cette fois la légende à l’origine du festival. Daniel Lind a toujours vécu à Loiza ; très attaché à ses racines et à son environnement, il est profondément imprégné du contexte socio-culturel et du poids de l’héritage historique local qui transpirent par tous les pores de ses coups de pinceau énergiques. A la lumière de ses peintures, nous mesurerons le poids du legs spirituel, élément central dans la célébration des racines afro-caribéennes.
Au cœur d’un débat latent sur l’identité culturelle de l’île où se manifestent en toile de fond les inquiétudes face au péril des traditions, Loiza, dernière communauté majoritairement peuplée de descendants d’esclaves encore vivace à Porto Rico, donne corps à l’espoir de survie du passé. Elle est le vestige qu’on personnifie pour se convaincre que tout n’est pas perdu.
Microcosme d’une remarquable homogénéité ethno-sociale, caractérisé par un ensemble de coutumes et de croyances étonnamment conservées, Loiza offre le décor idéal à un questionnement sur l’intégration des racines africaines à la culture nationale portoricaine. Elle nous permettra d’aborder le sujet sous l’angle nouveau de la religiosité, déterminant dans de nombreux mécanismes à l’œuvre dans la Caraïbe. Nous choisirons en outre de lire le détonnant brassage à l’origine du festival de Santiago Apóstol à travers l’œuvre de Daniel Lind.
Loiza Aldea, indissociable de son Histoire.
La Elegida représente des corps de femmes loiceñas nues. En fond, on distingue les toits des maisons antillaises caractéristiques du village. L’artiste s’anime de passion lorsqu’il vient à décrire la lumière de Loiza la nuit, celle qui berce son tableau. Le souffle de la ville inspire inlassablement les artistes et les retient en son sein. Non loin de l’atelier de Daniel Lind se trouve par exemple le fief de la famille Ayala, qui enfante des figures de la bomba parmi les plus renommées de l’île depuis cinq générations. A travers leurs performances musicales, ils imagent par les paroles et les sonorités l’idiosyncrasie du portoricain noir.
Musiciens, peintres, sculpteurs, tous les artistes locaux laissent librement s’exprimer Loiza à travers leurs productions, et ne peuvent jamais ignorer tout le passif véhiculé par sa représentation.
Une rapide ballade dans les ruelles loiceñas laisse très vite planer la singulière sensation d’être hors du temps, comme si l’âme du lieu était restée prisonnière d’un passé tourmenté. Les premiers habitants, bien avant que ne s’étende la commune, était une petite colonie d’indiens lotie sur les berges du fleuve. Lorsque les espagnols ont découvert de l’or au fond du Rio Grande de Loiza, ils ont commencé par exploiter les indigènes puis, après les avoir décimés, les ont remplacé par des africains. Mais l’or n’est pas éternel, et après son épuisement, les noirs ont été affectés aux plantations de canne à sucre, développant une économie performante autour des haciendas, et une nouvelle localité prospère. Au milieu du XVIIe siècle, Loiza concentre le plus gros pourcentage de noirs de l’île. L’industrialisation vient sonner le glas de l’essor des rives du fleuve loiceño, la population cesse de croître et l’isolement géographique de la ville l’enferme dans un cocon destructeur. Peu de gens y entrent et peu de gens en sortent, de sorte qu’on assiste aujourd’hui à une grande homogénéité parmi la population. Loiza demeure affaiblie, moins développée que la plupart des communes portoricaines, avec des taux de chômage et de criminalité supérieurs à la moyenne nationale.
Le passé local, partout infiltré, resurgit parfois à travers la représentation des ancêtres, antepasados, héroïsés dans diverses peintures de Daniel Lind. Il englobe de ce terme l’ensemble de ceux qui l’ont précédé, de près ou de loin, ses parents comme les esclaves qui engendrèrent sa lignée, ou plus lointains, les africains d’Afrique- l’originel. Dans les traditions africaines, les ancêtres sont vus comme des intermédiaires entre l’être suprême et l’homme, l’esprit de l’ancêtre aurait d’ailleurs une influence active dans la vie des vivants. Le culte des ancêtres est une des pratiques culturelles africaines les plus persistantes dans la société portoricaine contemporaine. Baignant dans l’univers loiceño, Lind en saisit tous les aspects, les analyse jusqu’à les disséquer et en tirer la substance brute, primitive. C’est ainsi qu’il inclue à ses œuvres, aux côtés des ancêtres, les divinités du panthéon yoruba,qu’il connaît presque à l’intime. Il s’approprie leur signifié pour appuyer le symbolisme de ses représentations, qui rendent pour la plupart hommage au rôle rituel de la Mère spirituelle Loiza. Les orishas yoruba sont pour Daniel Lind un des héritages majeurs laissé par les ancêtres africains. Bon nombre d’entre eux provenaient de ce groupe ethnique, et implantèrent à Porto Rico le culte qu’ils avaient amené de la côte des esclaves. Aujourd’hui encore, certaines divinités sont adorées par les portoricains, malgré le poids des Eglises catholique et évangélique. Ces éléments religieux variés se côtoient dans ses peintures en un mysticisme savamment orchestré, jamais posés au hasard. Leur mobilisation simultanée illustre en réalité le syncrétisme qui selon Daniel Lind est lisible en tout lieu, il pose en conflit le noir face au blanc, l’occident face à l’Afrique, sainte Marie face à Oshun [1], Santiago Apóstol face à Shango. Le processus de créolisation au cœur de la réflexion de Lind se cristallise dans le festival de Santiago Apóstol que beaucoup présenteront comme un exemple phare de syncrétisme religieux.
Avant d’aborder la description de cet évènement culturo-religieux, précisons que plusieurs thèses divergentes ont été développées sur le sujet, notamment celle de Max Harris, qui ne discerne aucun élément africain dans le festival de Santiago Apóstol [2], l’assimilant à un simple commentaire social, aux confluences des tensions locales et de la chrétienté, extériorisés à travers un évènement festif.
Le festival de Santiago Apóstol, source d’inspiration intarissable.
Le festival de Loiza apparaît comme un modèle hybride de manifestation religieuse, couplant des éléments des cultes catholiques et yorubas. A l’origine de la façade catholique et de l’héroïsation d’un saint hispanique, se trouve l’ambition réalisée de Christophe Colomb de convertir les peuples primitifs du Nouveau Monde au christianisme. Il ignore volontairement les croyances complexes des Indiens Taínos, qu’il considère inférieures aux siennes à tous points de vue, pour pouvoir leur imposer la religion catholique, et il fait de même un peu plus tard avec les noirs déracinés. Les esclaves contraints reprennent à leur compte certaines célébrations de saints catholiques qu’ils transforment et identifient à leurs propres figures divines. En adaptant leurs traditions à leur nouvel environnement, ils accouchent de formes fusionnées de divers phénomènes religieux.
D’après l’anthropologue Ricardo Alegria, s’il n’y a pas d’éléments yorubas explicitement établis dans le festival de Santiago Apóstol, leur présence est ressentie en plusieurs endroits, particulièrement dans les analogies évidentes entre Santiago Matamorros (littéralement le tueur de Maures) et Shango, le dieu yoruba du feu et du tonnerre. Ils ont les mêmes traits de caractère, sont tous deux de fiers guerriers, et portent une machette. Le culte de Santiago s’est popularisé en Espagne à l’issue de la guerre contre les Maures, et s’est exporté vers le Nouveau Monde avec les expéditions. Les conditions de son implantation à Loiza restent incertaines, plusieurs historiens avancent que son soutien aux habitants locaux lors des assauts répétés des corsaires européens et des indiens Caribs serait à l’origine de sa popularité. Les loiceños n’ont pas renié pour autant leurs croyances africaines, et auraient logiquement associé Santiago au dieu yoruba qui lui était le plus semblable.
Le festival est un élément omniprésent dans la production artistique de Daniel Lind, il est même fédérateur, thème central ramifié en de multiples thèmes sous-jacents. Dans bon nombre de ses fresques, inspiré par les trois jours de festivités annuels, il se concentre sur le mythe autour de divinités yorubas ou retrace le déroulement des évènements, peint les personnages, les masques et les costumes. Le Caballero représente le Saint monté à cheval, il porte les vêtements de la Cour espagnole, et adopte une mine grave, c’est un guerrier combatif et brave. Sa réciproque négative se cache derrière le masque du Vejigante, symbole national portoricain et pièce maîtresse de l’iconographie insulaire. Il représente le diable, les Maures que Santiago et les caballeros ont combattus au XIe siècle. Selon Daniel Lind, il s’agit à travers l’opposition entre le Caballero et le Vejigante, de la personnification du conflit entre Afrique et Occident, entre noirs et blancs. Le Viejo ou la Loca font également partie de la longue liste des personnages qui animent les défilés ; mais la véritable attraction s’édifie autour de Santiago et de ses trois déclinaisons, Santiago de los Hombres, Santiago de las Mujeres, et Santiago de los Niños. Chacun se voit consacrer une journée au cours de laquelle est célébrée son image. Il existe en effet trois images, une pour chacun des saints, qui sont conservées pendant l’année par trois familles, les mantenedoras. Lorsque le début des festivités est sonné, on se réunit dans les maisons des gardiens des saints pour de gigantesques préparatifs. Le 25 juillet, la fête s’engage par la célébration, de Santiago de los Hombres et de nombreuses processions. Ils sont tous les trois protagonistes d’une scène dans des peintures distinctes de Daniel Lind. Le tableau El Bautizo, hommage à Santiago de los Niños représente un ancêtre portant dans ses mains le masque blanc du caballero qu’il va déposer sur le visage de l’enfant, amorçant la transformation de celui-ci. Il s’agit d’une allégorie de la transfiguration du peuple loiceño, peuple noir qui se déguise annuellement d’un masque blanc – l’image pouvant être étendue à la problématique plus globale de l’existence noire dans un environnement dominé par les blancs, peaux noires, masques blancs. Le fait même de représenter le baptême est symbolique puisqu’il renvoie aux esclaves des petites Antilles qui débarquaient à Puerto Rico au 18e siècle pour se convertir en chrétiens –à travers l’acte du baptême- et ainsi acquérir leur liberté. La question qui transparaît ici est celle de la mémoire, de l’héritage des ancêtres convertis - oublient-ils leurs racines africaines en se revêtant de ce masque ? Pour Daniel Lind, l’existence du festival de Santiago Apóstol est primordiale dans la perpétuation et l’éloge des racines africaines de son peuple. En se déguisant chaque année, il prend part à la commémoration de celui qui, dissimulé sous le masque blanc de Santiago, n’est autre que Shango, dieu yoruba, dieu africain.
Entretien réalisé avec Daniel Lind le 17 Novembre 2010, à Loiza.
Notes:
[1] Oshun est la déesse yoruba de l’amour, de la beauté et de la richesse.
[2] Max HARRIS, Masking the Site: The Fiestas de Santiago Apóstol in Loíza, Puerto Rico, The Journal of American Folklore, 2001, critique de l’ouvrage de Ricardo Alegria
BIBLIOGRAPHIE:
MORENO VEGA Marta, Espiritismo in the Puerto Rican Community: A New World Recreation with the Elements of Kongo Ancestor Worship, Journal of Black Studies, Vol.29, No.3, 1999
E. ALEGRIA Ricardo, The Fiesta of Santiago Apostol in Loiza, Puerto Rico, Madrid, 1954
HERNANDEZ HIRALDO Samiri and ORTEGA-BRENA Mariana, “If God Were Black and from Loiza”: Managing Identities in a Puerto Rican Seaside Town, Latin American Perspective, Vol.33, No.1, Struggle and Change in Puerto Rico: Expecting Democracy, Janvier 2006