Définitions, approches, perspectives
Les pratiques dites d'action collective ou de mobilisation, propres aux mouvements sociaux, renvoient à des formes multiples d’intervention dans la vie publique : réunions, pétitions, manifestations, grèves, rencontres avec les autorités, pressions diverses ; formes longtemps désignées sous le vocable de formes « non-conventionnelles » de participation politique, et considérées comme distinctes des formes dites « conventionnelles » : adhésion à un parti politique, vote, voire militantisme syndical… Ces interventions poursuivent, par ailleurs, des objectifs multiples et peuvent recouvrir des réalités sociales fort variées. Relèvent de l’action collective des pratiques aussi différentes que la grève des salariés d’une entreprise qui exigent une hausse de salaires, les pressions menées par un syndicat qui cherche à obtenir le vote d'une loi sur les conditions de travail, une pétition de parents d'élèves qui demandent l’amélioration des conditions d'enseignement dans un collège, une manifestation de citoyens en colère contre une décision gouvernemtale, l’organisation d'habitants d'un quartier pour entreprendre l’aménagement d'un espace de loisirs, ou encore une émeute de populations pauvres qui protestent contre une hausse brutale du prix des produits alimentaires…
Quoi de commun entre ces différentes pratiques ? Pour la plupart, elles mettent en œuvre une confrontation entre un groupe de mécontents et des autorités, elles expriment leur insatisfaction, voire un décalage entre leurs attentes et la réalité sociale et politique, elles reposent sur la définition d’un objectif commun pour l’action. Dans une première définition, on peut considérer que l’action collective désigne des formes multiples de participation publique à des actions organisées par des groupes et destinées à parvenir à des objectifs partagés. L’action collective de « mobilisation » en constitue une modalité spécifique, caractérisée par la contestation (« contentious politics »). On évoquera donc une « action collective » dans les cas, d’une part, de conflits et luttes sociales, qui trouvent une expression dans des mobilisations, d’autre part, d’engagement d’individus dans des mouvements collectifs. Le terme de « mouvement social » désigne, quant à lui, les modalités contestataires de l’action collective organisée.
Depuis les années 1960, les travaux théoriques sur l’action collective de contestation et sur l’engagement se sont multiplés, à partir de l’observation de mobilisations qui ont émergé dans différents contextes politiques et sociaux : d’abord aux Etats-Unis, avec le mouvement de défense des droits civiques ainsi que les oppositions à la guerre du Vietnam ; ensuite en Europe avec le développement des « nouveaux mouvements sociaux » depuis les années 1970 ; puis en Amérique latine à partir des années 1980, où se sont multipliés, par exemple, des mouvements d’opposition aux régimes autoritaires et de défense des droits démocratiques, ainsi que les revendications des populations indiennes. L’observation de ces différents mouvements sociaux a été suscité des recherches et des publications maintenant abondantes, alors que les outils conceptuels et les constructions théoriques à la disposition du chercheur sont devenus nombreux à partir des années 1980, et se sont considérablement enrichis et affinés depuis.
Pour l’analyse des mouvements sociaux, différents courants théoriques s’opposent, dans des débats parfois âpres, où les positions des uns des autres reposent sur des postulats parfois inconciliables. Pour la plupart, les perspectives théoriques ont été construites au sein d’universités occidentales ; perspectives relativement peu utilisées par les observateurs latino-américains, dont le regard et les reflexions reposent sur des débats qui leur sont en partie spécifiques, majoritairement structurés autour des problématiques de l’autonomie et de l’identité des acteurs des mouvements sociaux. De façon plus générale, au-delà du seul continent latino-américain, la recherche sur les mobilisations a mis l’accent sur quelques grandes questions : les motivations de l’engagement, les contextes politiques et sociaux qui favorisent ou empêchent l’émergence et l’organisation des mobilisations, les ressources utilisées par les acteurs mobilisés, les processus de construction et de structuration des organisations. L’interrogation sur les processus d’entrée des individus dans l’action collective est, par ailleurs, fondamentale : comment s'effectue le passage d'un mécontement individuel à l'engagement dans un mouvement collectif? Puis, éventuellement, comment rendre compte de la sortie du mouvement social et de la démobilisation ?
Penser les mobilisations sociales et politiques d’Amérique latine depuis les années 1960 suppose de les inscrire dans une perspective large ; celle du développement des mouvements sociaux dans l’ensemble du monde occidental et de l’émergence des « nouveaux mouvements sociaux », associés à la contestation l'ordre social en Europe occidentale et aux Etats-Unis après 1968 : mouvements de femmes, d'homosexuels, de noirs ou d'écologistes, associations de quartier, pacifisme… Penser ces mobilisations passe aussi par l’observation de leurs spécificités latino-américaines voire nationales, puisqu’elles se sont inscrites dans le contexte des régimes autoritaires puis des transitions démocratiques, et qu’elles ont pris pied dans des sociétés extrêmement inégalitaires. Selon les sociétés, les nouveaux mouvements sociaux ont donc présenté des caractéristiques différentes. Aux Etats-Unis, le mouvement des droits civiques des années 1950 et 1960 a laissé place, dans les années 1970, à des mouvements identitaires qui ont affirmé la dignité de la négritude, tandis que la plupart des « nouveaux » mouvements sociaux reposaient sur l’adhésion à des valeurs post-matérialistes. En Europe, alors qu’à l’Est se sont construites les oppositions libérales, l’Ouest a surtout été le théâtre de mobilisations féministes et écologistes. Pour leur part, les pays d’Amérique latine ont vu se émerger des mouvements sociaux surtout au sein des classes populaires, le plus souvent proches du catholicisme de la théologie de la libération, et dont le point commun a été d’affirmer la dignité des pauvres et des humbles face au pouvoir politique, de se structurer au niveau local, et de revendiquer une démocratisation des institutions, tant politiques que sociales.
Afin de clarifier le cadre conceptuel utilisé dans cette rubrique de l’OPALC, et pour poser quelques jalons utiles à l’observation des « nouveaux mouvements sociaux », de l’Europe à l’Amérique latine, la suite de ce texte s’interroge d’abord sur la réalité de la « nouveauté » qu’ils ont représenté, puis en propose une brève définition, avant de rappeler quelques perspectives sur l’histoire de ces mouvements depuis la fin des régimes militaires. Ensuite, on pourra trouver des éléments de réflexion sur la façon dont les sciences sociales latino-américaines ont interprêté ces mobilisations, principalement à partir d’enjeux liés au contexte politique de l’époque : celui dans lequel ces mouvements étaient insérés, et celui dans lequel vivaient les observateurs eux-mêmes. Pour ces derniers, l’enjeu démocratique a revêtu une telle urgence qu’ils n’ont pas toujours opté pour un regard scientifique distancié ; sans difficile voire impossible. Ainsi les analyses des mouvements sociaux ont-elles été construites autour de questions soulevées par la transformation des systèmes politiques d’alors, mais aussi à partir de la volonté d’intervention politique d’une partie des intellectuels. Les problématiques de recherche ont surtout été orientée vers l’évaluation de l’impact politique et social des nouveaux mouvements sociaux : quel est leur apport à la construction des institutions démocratiques et leur effet sur la transformation des valeurs dominantes ? Quel est le sens politique et social de leurs revendications ? Quelles en sont les limites ? Les chercheurs en sciences sociales, souvent militants et associés à la figure de l’intellectuel de gauche engagé en politique, ont ainsi majoritairement adopté une perspective critique, tournée vers l’évaluation de l’impact, de l’apport, ou encore du sens de ces mobilisations. Revisiter aujourd’hui l’analyse de ces mouvements sociaux, en utilisant les instruments conceptuels proposés par les théories de l’action collective, revêt donc un intérêt tout particulier.