La nouvelle politique monétaire vénézuélienne
Écrit par Luca Bittarello
La conjoncture économique de l'année 2010 s'annonce ambiguë au Venezuela. D'une part, le 8 janvier, le président du pays, M. Hugo Chávez, a décrété la première dévaluation du « bolivar fort » depuis son entrée en vigueur, le 1er janvier 2008. Cette décision marque une rupture majeure dans la politique monétaire poursuivie depuis 2007, symbolisée par le slogan « Una economía fuerte, un Bolívar fuerte, un país fuerte ». D'autre part, ce tournant s'accompagne d'un ensemble de mesures qui s'inscrit dans la continuité directe de la Révolution bolivarienne menée par M. Chávez.
Notamment, le 21 janvier, le président a fait approuver une loi pour simplifier les processus d'expropriation, après avoir demandé l'aide de l'armée pour exercer un contrôle accru sur l'économie.
1. La création du bolivar fort
Le 8 janvier 2010, M. Chávez a communiqué à la presse la première dévaluation de la courte histoire du bolivar fort. La nouvelle monnaie vénézuélienne était entrée en circulation le 1er janvier 2008, à la suite d'une réforme monétaire qui tronqua 3 zéros à l'ancien bolivar et institua un taux de change officiel à l'incertain de 2,15 BsF. Sur fond d'inflation galopante, cette mesure poursuivait un double objectif. D'un côté, elle cherchait à simplifier les démarches quotidiennes des Vénézuéliens. De l'autre, elle cherchait à combattre la flambée des prix en réduisant les anticipations d'inflation de la population.
En effet, l'anticipation de l'inflation constitue une prophétie auto-réalisatrice périlleuse pour la santé économique du pays, susceptible de faire évoluer les prix indépendamment des variables macroéconomiques réelles. En premier lieu, lorsque les consommateurs attendent de l'inflation, ils privilégient leur consommation immédiate, pour profiter des prix avant qu'ils n'augmentent. Cet accroissement de la demande à court terme a lieu sans que l'offre puisse s'y ajuster, ce qui provoque une augmentation effective des prix. En deuxième lieu, lorsque les producteurs et les commerçants prévoient de l'inflation dans un avenir proche, ils augmentent leurs prix par avance, pour être capables de faire face aux nouveaux coûts auxquels ils seront confrontés.
Ainsi, la victoire sur l'inflation passe nécessairement par une diminution des anticipations d'inflation. C'est pourquoi le gouvernement vénézuélien entreprit de renforcer le bolivar, du moins sur le plan symbolique, en lui retirant 3 zéros. La nouvelle échelle monétaire résultant de cette réforme devait produire l'impression d'un bolivar plus fort, et donc plus stable, aux yeux de la population. En ce sens, le gouvernement essaya de créer l'impression que le nouveau bolivar avait un pouvoir d'achat plus important, puisque, avec mille fois "moins" d'argent (1 BsF = 1 000 Bs), on pouvait acheter autant. Pour assurer le succès de cette stratégie, une campagne publicitaire fut mise en place autour de la nouvelle monnaie, promouvant l'idéal d' « une économie forte, un Bolivar fort, un pays fort ».
Cependant, la réforme monétaire se solda par un échec. En premier lieu, le gouvernement sous-estima le défi que représentait le remplacement de l'entièreté des anciens billets et des anciennes pièces. Deux ans après l'institution du bolivar fort, le bolivar faible est toujours en circulation. Cette double économie provoque toute sorte d'ennuis à la population, qui doit travailler avec deux monnaies parallèles. En deuxième lieu, la nouvelle politique monétaire vénézuélienne ne parut pas crédible aux yeux de la population, qui continua à craindre des niveaux élevés d'inflation. Ses attentes se confirmèrent : en 2009, l'inflation atteignit 25,1%.
La montée des prix sous les présidences de M. Chávez a rogné - lentement, mais constamment - la valeur du bolivar (en 11 ans, la monnaie vénézuélienne a perdu 90% de sa valeur). De surcroît, les investissements étrangers abandonnèrent le pays, découragés par la crise économique de 2007-2009 et par les nationalisations répétées pratiquées par M. Chávez, qui créèrent un climat de méfiance parmi les investisseurs. La fuite de capitaux provoqua une hausse de la demande des devises étrangères et une baisse de la demande du bolivar, ce qui contribua à faire décliner la valeur de la monnaie nationale. En outre, la diminution du cours du pétrole, principal produit d'exportation du Venezuela et première source de revenus pour le gouvernement, s'allia à une réduction des exportations. D'une part, cette double conjoncture suscita une baisse des entrées des devises étrangères ce qui entraina des effets analogues à ceux de la fuite de capitaux. D'autre part, elle affecta sévèrement les fonds de l'État, qui se trouve, désormais, dans une situation budgétaire délicate.
Cette dépréciation du bolivar provoqua d'importantes pressions sur le taux de change, fixé artificiellement à 2,15 BsF. Le vrai prix du bolivar, visible sur le marché noir, où il est libre de fluctuer, s'établissait en début 2010 aux alentours de 6 BsF par dollar américain.
2. La dévaluation du bolivar
Dans une tentative désespérée de gagner en crédibilité, le gouvernement de M. Chávez insista sur l'image d'un bolivar fort, qui conserverait sa valeur face aux devises étrangères. Néanmoins, cette politique n'était point durable à long terme. Les ressources de la banque centrale du pays furent rapidement épuisées, l'empêchant d'intervenir sur les marchés financiers pour stabiliser le cours du bolivar.
Ainsi, le gouvernement fut contraint de dévaluer le bolivar, dont la valeur fut réduite de 50%. Le taux de change passa ainsi de 2,15 à 4,30 BsF, toujours en-dessous de sa valeur réelle de marché (6,2 BsF). Parallèlement, un taux de change fut établi à 2,6 BsF pour certains biens primaires. Cette décision fut généralement perçue comme un recul de la part de M. Chávez, signalant l'échec de sa politique monétaire.
Cette dévaluation aura quatre effets. Dans un premier moment, elle multipliera par deux la valeur du pétrole en termes de monnaie nationale, permettant à M. Chávez de remplir les caisses de l'État en pleine année électorale. Il sera ainsi capable de poursuivre les politiques de redistribution et d'aide sociale mise en place par son gouvernement et qui lui ont valu des victoires presque ininterrompues aux urnes depuis sa première élection. Puis, à moyen terme, elle rendra les exportations vénézuéliennes plus compétitives sur le marché international, puisqu'elles seront vendues à la moitié du prix actuel, en termes de monnaie étrangère. Cependant, le pétrole représente la vaste majorité des exportations du Venezuela. Or, la demande de brut est relativement peu élastique ; autrement dit, une variation des prix n'affecte pas en grande mesure la demande. Ainsi, la diminution des prix du pétrole ne devra pas augmenter les exportations vénézuéliennes de manière significative. Surtout, elle ne devra pas compenser la hausse du prix des importations, ce qui générera une dégradation de la balance commerciale du pays.
Le quatrième effet de la dévaluation du bolivar consistera ainsi en un renchérissement des importations, renforçant davantage les tendances inflationnistes. La montée des prix se fera le plus lourdement ressentir dans le cas des produits industrialisés, qui seront acquis à l'étranger à un prix deux fois plus élevé en termes de devises nationales. Cependant, elle frappera également de plein fouet les importations de nourriture, qui seront désormais réalisées à 2,6 BsF par dollar (soit à peu près 21% de plus). Puisque le Venezuela importe environ 80% de sa consommation, dont plus de 90% de ses besoins alimentaires (qui représentent entre 60 et 80% de ses importations totales), le bilan de l'inflation devra être sérieusement alourdi. Les perspectives optimistes de la banque centrale du pays estiment que la dévaluation devra augmenter l'inflation entre 3 et 5% en 2010.
Pour contrôler cet effet pervers, le président a pris des mesures musclées. Le jour même où il annonça la dévaluation, il fit appel à l'armée, lui priant de surveiller les prix dans les rues et de fermer les établissements qui oseraient les augmenter. La première victime fut la chaîne d'hypermarchés franco-colombienne, Éxito, appartenant au groupe Casino. Le 11 janvier, les premiers magasins de l'entreprise furent fermés. Ensuite, le 17 janvier, M. Chávez annonça la nationalisation, au nom de l'intérêt général, de l'ensemble de la chaîne, accusée de spéculation. Selon plusieurs journaux, dont Le Monde, cette expropriation poursuivait un double objectif. D'une part, elle cherchait à asseoir l'autorité du gouvernement. D'autre part, elle donne suite aux disputes économiques et politiques récurrentes entre le Venezuela et son voisin colombien, M. Chávez semblant ignorer qu'Éxito appartenait à majorité à des capitaux français, et non pas colombiens.
Ainsi, selon toute apparence, le gouvernement de M. Chávez est déterminé à instrumentaliser la dévaluation du bolivar, de façon à renforcer sa mainmise sur la vie politique et économique du pays dans le cadre de la Révolution bolivarienne. En ce sens, M. Chávez fit approuver à l'Assemblée nationale une réforme de la loi de protection des consommateurs. Cette loi devrait permettre à l'État de mieux protéger la population contre les hausses spéculatives des prix, selon les sources officielles. Concrètement, elle permet au gouvernement de réaliser des expropriations sans demander l'autorisation préalable du Parlement et d'occuper à l'avance les établissements en processus de nationalisation.
3. Le marché noir
En bref, le gouvernement vénézuélien dévalua le bolivar de 50% dans le but de restaurer l'équilibre à la fois au niveau des fonds publics et sur le marché monétaire. Cependant, le nouveau taux de change (4,6 BsF) demeure bien en-dessous de la valeur réelle du bolivar (6,2 BsF). La persistance de ce différentiel de change, quoique réduit, devra continuer à handicaper l'économie du pays.
Un différentiel de change incite les agents à se faire des profits en revendant sur le marché noir de la monnaie étrangère acquise au taux officiel, plutôt qu'à participer à des activités de production. Il provoque donc un détournement des facteurs de production de l'économie réelle. De plus, il nuit au commerce extérieur. Les exportateurs doivent céder à la banque centrale les devises reçues de l'étranger à la valeur officielle (4,6 BsF), alors même qu'elles auraient pu les vendre au marché noir à 6,2 BsF. Le différentiel de change agit alors comme un impôt sur l'exportation de 1,6 BsF. Ainsi, les agents sont incités à arrêter leur production ou à la vendre clandestinement à l'étranger, de façon à contourner les institutions officielles.
De surcroît, une prime sur le change renchérit les importations, puisque, à l'inverse des exportations, elles sont toujours payées au taux noir. En effet, les importateurs pourraient se faire des profits en revendant leurs devises, acquises au taux officiel, sur le marché noir. Ainsi, le coût réel d'une importation n'est pas son prix nominal, mais le prix auquel les devises utilisées pour l'acheter auraient pu être vendues sur le marché noir. Dès lors, les importations sont de fait payées au noir, en termes de coût d'opportunité. En outre, il peut s'avérer que les importateurs n'aient même pas été autorisés à retirer suffisamment de monnaie étrangère auprès de la banque centrale pour réaliser leurs transactions. En ce cas-là, ils doivent s'approvisionner en devises étrangères sur le marché informel - les importations étant, dans ce cas-là, effectivement payées au taux noir.
De par tous ces effets, le différentiel de change peut être extrêmement nuisible à la croissance. En moyenne, un pays qui croîtrait de 1,7% par an ne croît en réalité que de 0,1% si la prime est supérieure à 40% (cæteris paribus) et de - 3,1% si elle est au-dessus des 1 000%.
Bibliographie
Blanchard O., Cohen D. Macroéconomie. Pearson Education, 2007.
Easterly W. Les pays pauvres sont-ils condamnés à le rester ? Éditions d'Organisation, 2006 ; version originale : MIT Press, 2001.
Journaux : El País, Le Monde.
Sites Internet : Latin Reporters, Phil au Venezuela.