Sudipta Kaviraj
La théorie occidentale ne permet pas toujours de rendre intelligible ce que celle-ci représente dans le Tiers monde. Une manière féconde de poser le problème est de considérer la démocratie non comme un régime, mais comme une "langue". En Inde, la Constitution s'est inspirée des modèles élaborés à l'Ouest ; mais en pratique, la démocratie ne s'est pas appuyée sur les valeurs individualistes de l'idéologie libérale : la nation, puis les groupes sociaux (et non les individus) étant perçus comme les unités de base du processus politique - notamment sous l'impulsion de Gandhi qui concevait la nation comme composée des communautés traditionnelles. Nehru se détourna quant à lui des valeurs libérales au nom d'une critique de gauche qui valorisa l'intervention de l'Etat. Cet Etat fort ne fut cependant pas en mesure de remplir les fonctions redistributives qu'on attendait de lui en raison du conservatisme des "boss" du Congrès, surtout représentatifs d'une coalition dominante comprenant des propriétaires terriens, une bourgeoisie capitaliste et l'élite administrative. Le seul acquis enregistré avant la mort de Nehru concerne le remplacement des premiers, en perte de vitesse, par des paysans de rang inférieur mais en cours d'ascension sociale.
Indira Gandhi fit dériver la démocratie indienne vers une centralisation et une personnalisation accrues du pouvoir, au moyen d'un discours populiste. D'où le discrédit dont souffrit le processus démocratique, et l'instauration de l'état d'urgence en 1975. Le retour à la démocratie en 1977 n'inversa pas ces tendances, jusqu'à la libéralisation de 1991. La démocratie reste aujourd'hui menacée par des groupes imposants, les hindous et les basses castes, qui, au nom des "droits de la majorité", cherchent à prendre le pouvoir de façon définitive, ce qui reviendrait à évincer les minorités du processus de décision.