« L’impuissance de l’ONU découle de son mode de fonctionnement et du type d’intervention qu’elle met sur pied ». Entretien avec Ronald Hatto
Propos recueillis par Corinne Deloy
Le 7 octobre est-il un nouveau 11 septembre qui fait basculer notre monde ?
Ronald Hatto : Il est difficile de répondre catégoriquement à cette question. A première vue non car la cible, Israël, n’a pas le poids géostratégique des Etats-Unis. L’attaque contre New York et Washington en 2001 avait pour but de provoquer une réaction brutale des Américains. Ce qui a très bien fonctionné avec des effets qui se font encore sentir partout dans le monde et surtout au Moyen Orient. Les attaques du 7 octobre ne peuvent pas avoir les mêmes effets que celles du 11 septembre – Israël n’ayant pas la puissance des Etats-Unis – mais elles affectent d’ores et déjà la politique internationale comme le démontre le déploiement d’une force maritime internationale composée de dix pays en mer Rouge pour contrer les Houthis. Ce groupe armé yéménite, soutenu et armé par l’Iran, attaque les navires soupçonnés d’avoir des liens avec Israël.
La politique internationale a connu des bouleversements importants après l’intervention des Occidentaux en Libye en 2011 et l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Depuis 2014, la Chine et la Russie ont décidé d’affaiblir les positions occidentales sur la scène internationale. Leur utilisation plus fréquente du droit de veto au Conseil de sécurité (CS) de l’Organisation des Nations unies (ONU) en témoigne. Jusqu’à l’intervention en Libye, les trois membres permanents occidentaux (P3) du Conseil de sécurité pouvaient intervenir où ils le voulaient. La Chine et la Russie se contentaient de s’abstenir. Après la Lybie, ils ont décidé de s’opposer.
Cette évolution de la politique internationale – ou géopolitique - est renforcée par une évolution sociétale visant à rechercher la « justice sociale » à l’intérieur des États mais aussi à l’extérieur, en particulier pour les peuples anciennement colonisés. Cette évolution est visible en Occident, en Afrique, en Amérique latine et en Asie. L’avantage (si l’on peut dire) de la Chine et de la Russie est de ne pas être soumises aux mêmes pressions de la part de leur population. Elles peuvent même utiliser cette recherche de justice sociale contre les démocraties occidentales comme l’a fait la Russie dans plusieurs pays d’Afrique, notamment contre la France au cours des derniers mois. Enfin, l’évolution stratégique est liée aux évolutions géopolitiques et sociétales puisque les démocraties occidentales sont affaiblies par celles-ci. Les tensions internes au sein des pays occidentaux, un peu comme celles qui avaient lieu en Israël depuis plusieurs mois avant le 7 octobre, permettent aux États autoritaires de manipuler les opinions publiques et d’affaiblir les démocraties.
La guerre en Ukraine à partir de février 2022 a ainsi mis en lumière les faiblesses politiques, militaires et industrielles de l’Europe et, dans une moindre mesure, des Etats-Unis. L’Union européenne (UE) a essayé de maintenir un front uni dans le soutien à l’Ukraine mais des failles sont rapidement apparues entre ses membres. Une situation que la Russie cherche à exploiter. L’attaque du 7 octobre 2023 par le Hamas pourrait donc avoir des répercussions géopolitiques en accentuant la polarisation au sein des États occidentaux mais également entre eux : pro-Israël contre pro-Hamas. Les défenseurs des peuples opprimés et post-coloniaux contre les défenseurs des valeurs démocratiques défendues par Israël (mais que la violence de la riposte à Gaza remet en question). Une des façons pour le Hamas et son mentor iranien d’affaiblir les Occidentaux pourrait être de favoriser le développement d’actes terroristes en Amérique du Nord et en Europe pour pousser les gouvernements des États ciblés à réagir comme l’ont fait les Etats-Unis après le 11 septembre, en se lançant dans des opérations antiterroristes coûteuses et pratiquement impossible à remporter comme celles menées en Afghanistan et en Irak. Une telle réaction pourrait favoriser les tensions entre les Occidentaux et certains pays du Sud.
Diriez-vous que le conflit israélo-palestinien était devenu secondaire ces dernières années ?
Ronald Hatto : Il semble que le conflit soit devenu secondaire pour le gouvernement israélien lui-même. Une des raisons de ce désintérêt provient de l’illusion selon laquelle les Accords d’Abraham allaient permettre de reléguer la question palestinienne au second plan. A partir du moment où les Israéliens ont relégué cette question, il semble que les autres acteurs comme les Etats-Unis ou l’Arabie Saoudite s’en sont aussi désintéressés. Il était pourtant prévisible que les Iraniens et les Palestiniens réagiraient contre les accords d’Abraham. Les premiers parce qu’ils avaient compris que ces Accords étaient dirigés contre eux et les seconds parce que ces accords entre Israël et certains de leurs soutiens historiques risquaient de marginaliser leur cause. Les attaques du 7 octobre ont surpris par leur brutalité et leur niveau de violence mais elles étaient prévisibles et elles ont remis le conflit israélo-palestinien au sommet de l’agenda politique des Occidentaux, d’Israël et des pays arabes.
Il n’existe ni communauté internationale ni organisation transnationale susceptible d’imposer un règlement du conflit, comment expliquez-vous cette impuissance de l’ONU ?
Ronald Hatto : Le deuxième Secrétaire général de l’ONU, Dag Hammarskjöld, paraphrasant le diplomate américain Henry-Cabot Lodge, a dit que « L'ONU n'a pas été inventée pour promettre au monde le paradis mais pour éviter à l'humanité de vivre en enfer ». Cela signifie que le rôle de l’Organisation était limité dès sa création. Et force est de constater que pour de nombreux peuples, l’ONU n’a même pas été capable de les sauver de l’enfer. Les conflits, les massacres de masses et même les génocides (Cambodge, Rwanda) se sont succédés depuis sa création en 1945. L’impuissance de l’ONU s’explique à deux niveaux. Le premier concerne le fonctionnement de l’Organisation elle-même. Le second découle du type de conflit dans lequel elle intervient. En premier lieu, le fonctionnement du Conseil de sécurité, avec un droit de veto pour les cinq membres permanents, favorise l’impuissance dans la mesure où un des cinq membres peut utiliser son veto contre toute décision qui affecterait négativement ses intérêts ou ceux d’un de ses protégés. Les Etats-Unis l’utilisent pratiquement systématiquement pour défendre Israël et la Chine et la Russie pour défendre la Syrie depuis 2011. Il s’agit du principal problème concernant la « paralysie » de l’Organisation.
Ensuite, si l’ONU a été relativement efficace dans la gestion des conflits entre États où des armées bien organisées se combattent, le déploiement de casques bleus dans des situations de guerre civile a souvent été décevant ou même catastrophique (Rwanda). Dès 1962, le politologue Stanley Hoffmann, dans son analyse de l’Opération des Nations unies au Congo (ONUC), écrivait que les guerres civiles poseraient de graves problèmes à l’ONU si elle continuait d’intervenir dans ce type de conflit. Une des difficultés dans ces conflits particuliers est de trouver un ou des interlocuteurs prêts à respecter leurs engagements. Plus il y a d’acteurs impliqués et plus il est difficile pour l’ONU de faire maintenir la paix. Un autre problème associé aux interventions dans les conflits internes concerne leur niveau de violence. Cela découle de la présence de nombreux acteurs qui opèrent selon leurs propres règles et qui n’hésitent pas à s’attaquer aux soldats de la paix. Les opérations de maintien de la paix (OMP) des années 1990 sont représentatives de cette situation tout comme plus récemment, l’opération au Mali. Cette violence contre les casques bleus a pour effet d’éloigner les contributeurs potentiels. Le Canada, les Pays Bas ou les pays scandinaves ont par exemple boudés les OMP de l’ONU après les fiascos de la Bosnie et de la Somalie entre 1992 et 1995. Cette situation pose, au moment d’écrire ces lignes (décembre 2023), un problème pour l’intervention humanitaire en Haïti. Le Brésil, le Canada ou les Etats-Unis ne veulent plus y retourner étant donné les problèmes qu’ils y ont rencontrés lors d’interventions précédentes. L’impuissance de l’ONU découle donc de son mode de fonctionnement mais aussi du type d’intervention qu’elle met sur pied.
Que pensez-vous de l’idée d’un médiateur international ?
Ronald Hatto : Cette idée est essentielle mais elle risque de se heurter à de fortes résistances des deux parties. Israéliens et Palestiniens pourront-ils se mettre d’accord sur un médiateur commun ? C’est pourtant la seule issue possible dans ce conflit sans fin qui s’approfondit à chaque nouvel épisode de guerre. Israël ne veut pas des casques bleus de l’ONU qui n’assurent pas sa sécurité et qui rendent ses interventions militaires plus compliquées. Pour les Israéliens, les Etats-Unis doivent servir de garant de leur sécurité. Le problème actuel est que plus la guerre dure et moins les Américains sont des interlocuteurs acceptables pour les Palestiniens (et le monde arabo-musulman). Le soutien inconditionnel des Etats-Unis à Israël risque d’être un obstacle au rôle de médiateur de Washington. Une légère inflexion de ce soutien est récemment apparue lorsque Anthony Blinken a évoqué la volonté américaine d’imposer des sanctions aux colons israéliens qui attaquent des Palestiniens en Cisjordanie.
Le Qatar et l’Égypte cherchent eux aussi à jouer un rôle dans le conflit mais leur influence sur Israël est faible. L’Égypte devra néanmoins être impliquée pour des raisons historiques et géographiques. Ainsi, lors du déploiement de la première mission de casques bleus en 1956, le quartier général de la Force était à Gaza qui était sous occupation égyptienne depuis 1948. De plus, les accords de Camp David de 1978 prévoyaient de faire participer l’Égypte et la Jordanie à la mise en place d’un « État » palestinien. Des patrouilles de police conjointes israélo-arabes étaient prévues pour une durée limitée. Les éventuels médiateurs pourraient s’inspirer de ces propositions. En revanche, il est permis d’être pessimiste pour le court et le moyen termes étant donné le degré de violence des affrontements depuis le 7 octobre et la radicalisation des positions israélienne et palestinienne.
Certains États comme la Chine et la Russie se servent de la guerre entre Israël et le Hamas pour s’imposer sur la scène internationale. En outre, Pékin et Moscou font tout pour obtenir le soutien des pays du sud et former un front contre les Etats-Unis qui semblent de plus en plus isolés. Que pensez-vous de cette situation ?
Ronald Hatto : L’attitude de la Chine et de la Russie est cohérente avec leurs efforts pour modifier durablement l’ordre international mis en place en 1945 par les vainqueurs de l’Allemagne nazie et du Japon. L’évolution des rapports de force entre les Occidentaux et la Chine et la Russie permet à ces dernières de défier plus ou moins ouvertement les premiers. Leur tâche est facilitée par l’arrogance qui a caractérisé la politique étrangère des membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de l’UE à partir de 1989.
Dès le début de la fin de la guerre froide, les Etats-Unis ont abusé de l’outil militaire pour intervenir dans de nombreux pays. Cela a débuté dès décembre 1989 avec une intervention militaire au Panama. Cette intervention a été suivie de plusieurs autres, plus ou moins légitimes comme l’invasion de l’Irak en 2003. Cet interventionnisme tous azimuts a été très mal perçu par les pays du sud. Une série d’interventions mal planifiées comme les opérations menées en Somalie, au Kosovo et en Libye ont eu pour effet d’indisposer les populations du sud global mais aussi les gouvernements de plusieurs pays occidentaux. Quatre alliés importants de Washington – l’Allemagne, la Belgique, le Canada et la France – s’étaient opposés à l’invasion de l’Irak en 2003.
Les conséquences de cette invasion ont affecté l’Iran, la Syrie et la Turquie. L’attitude du président Erdogan à l’égard de l’OTAN s’explique en partie par les effets déstabilisateurs de cette intervention sur son pays.
Le renversement de Mouammar Kadhafi en 2011, alors que l’intervention avait été mise sur pied pour protéger la population libyenne, a constitué un tournant pour la Chine et la Russie. La Résolution 1973 (2011) du Conseil de sécurité, autorisant le P3 et certains de leurs alliés à intervenir en Libye, invoque sans la nommer la Responsabilité de Protéger (R2P en anglais). Cette notion provient des travaux de la Commission internationale sur l’intervention et la souveraineté des États (CIISS) de 2001. La R2P reconnait une compétence à l’ONU en cas de « défaillance manifeste » d’un État à protéger sa population. Le renversement de Kadhafi quelques mois plus tard a, pour certains, démontré que l’intervention ne visait pas à protéger la population mais à changer de régime en Libye. A partir de 2011, la Chine et la Russie se sont ouvertement confrontées aux Américains et aux Européens : Utilisation fréquente du droit de veto à l’ONU, annexion de la Crimée par la Russie, posture agressive de la Chine en Mer de Chine et autour de Taïwan. En Afrique, la Russie a décidé de procéder à l’éviction de la France de plusieurs de ses anciennes colonies sans utiliser la force. La propagande russe a permis de chasser les troupes françaises (et onusiennes) du Mali et, plus tard, du Burkina Faso et du Niger. Les Etats-Unis ne sont d’ailleurs pas les seuls visés par la Chine et la Russie. Pékin a cherché à faciliter un rapprochement entre l’Arabie Saoudite et l’Iran en mars 2023. Le but est, entre autres choses, d’offrir une position alternative aux accords d’Abraham qui visent in fine à un rapprochement entre Tel Aviv et Riyad et à une reconnaissance d’Israël par l’Arabie Saoudite.
Si les débouchés diplomatiques et politiques réels de ce rapprochement sont encore flous, il démontre une volonté de la Chine de bousculer la position des Etats-Unis dans la région. Le soutien indéfectible des Américains à Israël et celui des Chinois et des Russes aux Palestiniens renforcent donc la position de Pékin et de Moscou dans les pays du sud. De plus, l’implication financière et militaire massive des Etats-Unis en Ukraine depuis février 2022 et en Israël depuis le 7 octobre 2023 détourne des ressources américaines qui pourraient servir à renforcer la position de Washington en Asie-Pacifique. La grande gagnante de ces deux conflits est la Chine qui d’un côté regarde la Russie s’affaiblir dans une guerre d’usure contre l’Ukraine et de l’autre voit les Etats-Unis devoir soutenir deux alliés en difficulté. Pour autant, il n’est pas certain que Pékin et Moscou puissent rester unis face aux Etats-Unis et à l’OTAN/UE et remplacer ces puissances auprès des pays du sud. La démocratie, en recul dans le monde pour une sixième année consécutive en 2022, demeure un espoir pour de nombreuses populations du sud. Ainsi, les Iraniens sont fatigués de devoir respecter des règles arbitraires imposées par une élite religieuse autoritaire. Une contre-révolution, un 1979 à l’envers pourraient relancer un processus d’émancipation dans les pays musulmans qui les rapprocheraient des valeurs occidentales et favoriser un rejet de la centralisation autoritaire prônée par la Chine et souvent appréciée de certains régimes africains et asiatiques. Un tel événement est possible mais reste pour l’instant peu probable.
Plus largement, diriez-vous que le conflit entre Israël et le Hamas est une guerre du sud contre l’Occident ?
Ronald Hatto : Peut-être pas une guerre du sud contre l’Occident mais le conflit israélo-palestinien a souvent été décrit depuis la guerre froide comme une opposition entre le tiers-monde et les pays développés. Dans les années 1970 et 1980, l’un des discours sur ce conflit consistait à défendre l’idée qu’Israël était une création des impérialistes américains et un outil pour empêcher les Palestiniens d’accéder à l’indépendance. Les Juifs d’Israël étaient censés être des représentants de l’impérialisme américain et occidental et les Palestiniens leurs victimes. Cette vision, défendue par l’Union soviétique et le bloc de l’Est, omettait pourtant de rappeler que le partage de novembre 1947 par la Résolution 181 de l’Assemblée générale avait été rendu possible par le soutien de ces pays à Israël.
A l’heure actuelle, la Chine et la Russie n’ont aucune difficulté à utiliser le conflit entre le Hamas et Israël comme un levier contre l’Occident. La liste des pays qui reconnaissent l’État de Palestine tend à démontrer que le conflit, s’il n’oppose pas directement le sud et l’Occident, n’en reflète pas moins une opposition forte entre les deux parties. 139 des 193 États membres de l’ONU reconnaissent l’existence de l’État de Palestine. A l’inverse, l’Australie, le Canada, la Corée du sud, le Japon et la plupart des pays d’Europe occidentale, soit des pays alliés des Etats-Unis, ne reconnaissent pas cet Etat.
Cette reconnaissance est surtout symbolique mais elle souligne malgré tout un positionnement qui favorise l’opposition entre certains pays occidentaux et leurs alliés asiatiques au reste du monde. Le refus de reconnaître l’existence d’un État palestinien est donc perçu comme un soutien au colonialisme. D’ailleurs, on nomme les Israéliens qui s’installent en Cisjordanie des « colons » (settlers en anglais). Si les alliés occidentaux d’Israël ne parviennent pas à convaincre Tel Aviv de mettre un terme à sa politique d’extension dans les territoires palestiniens, il est possible que le conflit finisse par opposer le sud global à l’Occident.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photo : Siège de l'ONU à New York (février 2023). Crédit : 4kclips pour Shutterstock.