Frontières et stéréotypes
Pavel Sitek*
« (...) il s´agit de faire surgir une singularité. Montrer que ce n´était pas si évident que ça. »
Michel Foucault1
Les migrations représentent une partie intégrante du monde contemporain dit globalisé, « (...) soumis à la triple accélération des connaissances, des technologies et du marché (…). » Dans ce « monde, l´écart est chaque jour plus grand entre la représentation d´une globalité sans frontières -qui permettrait aux biens, aux hommes, aux images et aux messages de circuler sans limitation-, et la réalité d´une planète divisée, fragmentée, où les divisions déniées par l´idéologie du système se retrouvent au coeur même de ce système »2.
Ces deux points sont contradictoires : d´un côté une représentation de la réalité sans frontières et de l’autre l’existence de frontières difficiles à franchir. Ils sont profondément liés avec la frontière entre le public et le privé3, autrement dit entre le rapport du discours public, qui se présente comme vrai, et la réalité quotidienne (des pratiques, des comportements etc.). Il s´ensuit que les discours ne peuvent pas être confondus avec les activités sociales4, la mobilité comprise.
Un grand nombre de chercheurs pensent aujourd´hui que les transformations du monde exigent des changements des théories, des approches, des méthodologies etc. Ce qui est considéré comme le plus important, c´est l´effort de « penser global »5, lire la réalité à travers la grille cosmopolite6, se rendre compte du nationalisme méthodologique7, en prendre la distance pour pouvoir prendre la perspective transnationale8 en utilisant des méthodes renouvelées9. Or, en paraphrasant Michel Foucault on peut dire qu’il n´est pas évident que tous les migrants soient des migrants transnationaux ? Il n´est pas si évident que tous les acteurs soient mobiles ? Que tous les acteurs aient «un billet d´entrée» dans le monde des réseaux transnationaux ? Il y a toujours beaucoup d´acteurs qui refusent, soit consciemment soit inconsciemment, à franchir ces frontières et donc à participer à ce monde de la société en réseaux10 car la relation entre tradition et modernité est dialectique11. Il n´est pas si évident que toutes les personnes puissent quitter leurs pays. Finalement ce n´est pas si évident que « L´Autre » majeur dans la société française soit « depuis toujours » une personne « d´origine maghrébine ».
C´est aussi pour ces raisons que « (...) l’historicité du monde dans lequel nous vivons »12 devrait être l’une des dimensions essentielles de la recherche sur les questions d’(im)migration. Cette perspective nous permet d´ échapper à certaines réflexions tendancielles, de ne pas rester enfermé dans le cadre de ce qui est « à la mode ».
« Le redessinement » de la frontière : « nous » et « eux »
« Les frontières ne s´effacent jamais, elles se redessinent »
Marc Augé13
L’image de « l’Autre » change dans la société selon les enjeux de l’époque considérée. L’expérience française montre qu’au cours des siècles, on a pris « l’Autre » pour quelqu’un d’autre, jamais le même, changeant selon le contexte. Dans celui de l’époque post-révolutionnaire et post-napoléonienne, les villageois agriculteurs étaient perçus par les élites « civilisées » comme quasiment « non-humains » et « sauvages »14. Dans les années 1840, la frontière entre les individus « civilisés » et « peu civilisés » est tracée de façon différente : « (...) la paysannerie n´est plus au centre des préoccupations politiques, elle a été supplantée par les ouvriers »15. A la fin du XIXe siècle, la naissance de l´Etat-nation français redessine à nouveau cette frontière : c’est « (...) l´opposition entre le national et l´étranger » qui entre « dans le sens commun »16. Dans le contexte de la IIIe République, plus ou moins stabilisée, les étrangers se voient au centre de cette problématique, en particulier les Italiens et les Belges17. Après la deuxième guerre mondiale, durant la prospérité économique et le rétablissement de la France, la frontière entre « nous et eux » devient plus floue. Mais dans les années 1970, l’altérité acquiert de nouveau une connotation négative et, à partir des années 1980, « l´Autre » devient l´étranger, en particulier ceux venus d’Afrique du Nord. Ces derniers commencent à être associés aux difficultés et menaces culturelles et sociales que connaît la France18. Ce stéréotype se redessine doucement et survit jusqu’à nos jours. L’immigré représente avant tout un Nord-Africain, (et ses descendants, souvent Français) quoique l’on trouve des immigrés et leurs descendants de tous les continents sur le territoire français.
Cette frontière a fait naître un grand nombre d´autres frontières omniprésentes qui doivent être franchies chaque jour19. Par exemple entre « la banlieue » et le centre qui représente « un autre monde ». Entre être au chomâge ou être employé et si on est embauché le risque de se retrouver isolé de sa « famille » (des amis) car on devient « différent ». Dans les yeux des autres ou de soi-même, la frontière entre « être intégré » ou « ne pas être intégré », peut conduire les acteurs au refus d’acquérir la nationalité française et à l´invention de ses propres catégories comme celle de « Français sans nationalité » car « on parle trop de l´intégration et de la laïcité ». A l’inverse, on peut se faire nommer Pierre ou Françoise pour être plus « Français ». Entre être le national et l´immigré car « être refusé dans son pays » est différent d´être refusé en tant qu´immigré. Entre être ou ne pas être controlé par la police20 « à cause de cette tête », devenir ou pas musulman(e) (non)pratiquant(e) car c´est le seul chemin pour survivre. Mais on voit aussi le savoir résister aux discours politico-médiatiques stigmatisants sans pour autant se réfugier vers des rhétoriques militantes qui construisent la frontière entre « nous » et « eux », d´une manière contradictoire, comme les « Indigènes de la République » par exemple.
Chaque jour on traverse des frontières culturelles et sociales entre «moi » et « l´Autre », « nous » et « eux » sans nécessairement être migrant (à l´école, au travail, chez soi etc.). L’individu qui est pris pour « un Autre » n’est pas obligatoirement celui ou celle qui migre et qui s´installe sur un autre territoire : les Français qualifiés « d´une certaine origine » ou de « deuxième, troisième génération » en sont des exemples. Celui ou celle qui est considéré(e) comme « l’Autre », n’est même pas obligatoirement autre physiquement, car on peut devenir l´Autre par le simple fait d´avoir du travail. De plus, même si son ethnicité est différente, une personne peut ne pas être considérée comme « l´Autre » mais chercher à l´être : se sentant intégrée elle refuse pourtant la nationalité pour pouvoir se désigner autrement.
Les politiques d’immigration en France : un stéréotype intégré ; la frontière entre bonne et mauvaise morale des migrants21
« (...) la morale est aussi une affaire politique » Didier Fassin22. Le stéréotype de « l´Autre » a aussi la capacité de se projeter dans les politiques et les procédures administratives. Dans ce domaine on retrouve les abus mûrement réfléchis de l’altérité en vue de la construction de la peur de « l’Autre » qui érige des barrières et accroît le capital de différents types23.
De façon générale, on peut dire que le caractère des politiques d’immigration de la République française dépendait de l’orientation et des enjeux politiques du moment. Elles étaient « sauf exception, davantage le résultat de décisions prises dans l´urgence que le fruit de réflexions mûries (...) »24. S´agissant du stéréotype naissant de l’Africain du Nord et ses répercussions dans la pratique politique, elles sont visibles dès les années 1970, période où les stratégies d’immigration et d’intégration françaises commencent à s’esquisser25. Concrètement, sous la direction de Lionel Stoleru, les immigrés sont choisis selon différents points de vue, faisant la différence entre les « bons et mauvais » immigrés26, une ligne directrice reprise en 2006 par Nicolas Sarkozy afin de « lier l´immigration avec l´intégration »27.
Dans les années soixante-dix, la conviction dominante sur la nécessité de baisser le nombre d’étrangers sur le territoire français aboutit à « une politique des retours » des étrangers sans travail (juin 1977). On y trouve la manifestation évidente du stéréotype et une contre-productivité en regard de son objectif affiché : ainsi, « ceux que l´on voulait conserver [d’après cette politique], les Portugais et les Espagnols, partent (...), alors que ceux que l´on voulait voir repartir, les Maghrébins, restent en France malgré la crise »28. En 1978, un plan de cinq ans des prétendus retours forcés est constitué. Les étrangers doivent être choisis en fonction de leur nationalité mais la cible principale devient les citoyens des pays d’Afrique du Nord29.
Dans le contexte des années 1980, un facteur politique commence à imposer une influence substantielle sur la société française : le Front national. Son emprise se manifeste non seulement dans les décisions de presque tous les nouveaux gouvernements dans le domaine de l’immigration, mais surtout il contribue au renforcement du stéréotype de « l’Autre ». Les immigrés, en particulier d’Afrique du Nord, sont publiquement considérés de façon négative et susceptibles d’atteinte à « l’identité nationale », qui devient un argument clé les stigmatisant30. Or, à nouveau ce n´est pas si évident. Il y a aussi des partisants du FN parmi ceux qui sont considérés comme « non désirés » car ils ne veulent pas « être comme eux (les jeunes de banlieue) »31.
Le dernier exemple choisi date des années quatre-vingt-dix, et précisément de 1993. Dans le cadre de la politique de la ville et afin d’assurer plus de sécurité et de meilleures conditions de vie en banlieue, des contrôles policiers plus fréquents ont été institués. Avec ce dispositif, la frontière entre les corps, être ou ne pas être contrôlé, s’est trouvée renforcée. Il est évident que pour rester sur le territoire national ou devenir « national » il faut le « mériter » : il faut être moral32, sauf que certaines origines et nationalités ne sont pas considérées comme telles. Elles peuvent même devenir l’idée conductrice et le point de départ de nouvelles procédures politico-administratives.
Conclusion
L’expérience française permet de montrer que les questions nouvellement engendrées, liées à l’immigration, dépendent surtout33 des transformations de la société qui redessinent le regard sur les nouveaux arrivants et ceux qui ne sont pas inclus dans le « nous » collectif. Autrement dit : elles contribuent à la construction et à la redéfinition des frontières. Cela signifie que les questions d´(im)migration ne peuvent pas être expliquées « par l´origine des immigrants, mais par les transformations récentes de la société (...) »34.
En même temps, il ne faut pas oublier que « L´Autre » est au sein des discussions émotionnelles portant sur les personnes dont les existences sont souvent vues sous l´angle du seul critère identitaire. On oublie alors facilement « que chaque être humain est une combinaison unique d´une multitude de facteurs identitaires »35.
*Pavel Sitek est professeur assistant au département de sociologie de l’université de Bohême occidentale de Pilsen. Il vient de publier “Stereotypes in thinking immigration questions: the French case”, in Bittnerová, Dana, Moravcová, Mirjam (eds.), Ethnic communities. Prague: FHS UK, 2013
- 1. Foucault, Michel, Dits et Écrits IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 23 cité par Veyne, Paul, Foucault. Sa pensée, sa personne, Paris, Albin Michel, 2008, p.43
- 2. Augé, Marc, Pour une anthropologie de la mobilité. Paris, Manuels Payot, p.14.
- 3. Noiriel, Gérard, Introduction à la socio-histoire, Paris, La Découverte, 2006, pp.5-6.
- 4. Noiriel, Gérard, Introduction à la socio-histoire, op.cit., p. 41.
- 5. Calhoun, Craig – Wieviorka, Michel, Manifeste pour les sciences sociales, Socio, n0 1, mars 2013, publié le 3 avril 2013 sur le carnet de la revue Socio, URL: http://socio.hypotheses.org/147.
- 6. Beck, Ulrich, Qu´est-ce que le Cosmopolitisme? Paris: Aubier, 2006., Beck, Ulrich – Sznaider, Natan, Unpacking cosmpolitanism for the social sciences: research agenda, The British Journal of Sociology, 2006, 57 (3), pp.1-23.
- 7. Beck, Ulrich, Qu´est-ce que le Cosmopolitisme? Paris: Aubier, 2006., Beck, Ulrich – Sznaider, Natan, Unpacking cosmpolitanism for the social sciences: research agenda, The British Journal of Sociology, 2006, 57 (3), pp.1-23.
- 8. Cf. Faist, Thomas: Toward a Transnational Methodolgy: Methods to Adress Methodological Nationalism, Essentialisme, and Positionality. Revue Européenne des Migrations Internationales, 2012 (28) 1, pp. 51-70.
- 9. Marcus, E. George, Ethnography in/on the World System: The Emergence of Multi-Sited Ethnography, Annual Review of Anthropology, 24, pp. 95-117., Falzon, Marc-Anthony, Multi-Sited Ethnography: Theory, Praxis and Locality in Contemporary Research, Aldershot, Uk Ashgate, 2009.
- 10. Castells, Manuel, La société en Réseaux. Tome I. L´Ere de l´information. Paris, Fayard, 1998., Castel, Manuel, Communication et pouvoir, Paris, Édition de la FMSH, 2013, pp. 39-89.
- 11. Cf. Balandier, Georges, Anthropologique, Paris, 1985., Bayart, Jean-François, L´Etat en Afrique, Paris, Fayard, 1989.
- 12. Noiriel, Gérard, Úvod do sociohistorie. Praha, Slon, 2012, p. 11. (la citation vient de préface de l´édition tchèque de Noiriel, Gérard, l´Intorduction à la socio-histoire, op.cit.)
- 13. Augé, Marc, Pour une anthropologie de la mobilité. op. cit., p.16.
- 14. Noiriel, Gérard, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXesiècle). Discours publics, humiliation privées, Paris, Fayard, 2007, p.54, p.57.
- 15. Ibid., p. 57. Ce phénomène est aussi lié, entre autre, avec les migrations interieures qui influençaient profondément la société française et l´espace. (Cf. Schor, Ralph, Les migration intérieures: XIXe et XXe siècle, In: Stora, Benjamin – Temime, Émile (dir.), Immigrances. L´immigration en France au XXe siècle, Paris, Hachette, 2007, pp.43-66.)
- 16. Noiriel, Gérard, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXesiècle). Discours publics, humiliation privées, op.cit., p.17.
- 17. A un moment donné, il s´agissait aussi par exemple des Polonais, des Portugais etc.
- 18. Noriel, Gérard, A quoi sert l´identité nationale.Marseille, op.cit.
- 19. J´ai pu observer ces phénomènes pendant les enqêtes de terrain que j´ai menées entre 2006 et 2008 dans une banlieue parisienne. Sitek, Pavel, L´Image de l´Autre: « Les Français et les Algériens». (Le discours postcolonial à la française). thèse d´ethnologie, L´Université de Boheme occidentale de Pilsen, 2009.
- 20. Sur ce thème cf. Fassin, Didier, La force de l´ordre. Une anthropologie de la police des quartiers. Paris Le Seuil, 2011.
- 21. Dans le sous-titre je renvoie surtout aux problématiques qui sont analysées dans le cadre des économies morales contemporaines de Didier Fassin. (par ex. Fassin, Didier, Compassion and repression. The moral economy of immigration policies in France, Cultural Anthropology, 20 (3), pp. 167-177., Fassin, Didier – Eideliman, Jean-Sébastien, Économies morales contemporaines, Paris, La Découverte, 2012, Mazouz, Sarah, Une faveur que vous a accodée la République. Comment la naturalisation se mérite. In: Fassin, Didier – Eideliman, Jean-Sébastien, Économies morales contemporaines, op. cit. pp. 137-154., Masure, François, Des Français paradoxaux. L´expérience de la naturalisation des enfants de l´immigration maghrebine. In: Fassin, Didier (dir.) Les nouvelles frontières de la société française. Paris, La Découverte, 2010, pp. 565-590.
- 22. Fassin, Didier, Vers une thérie des économies morales. In : Fassin, Didier – Eideliman, Jean-Sébastien, Économies morales contemporaines, op. cit., p. 44.
- 23. Dans ce texte, je pointerai des exemples, pertinents pour notre explication, de la période entre les années 1970 et 1990.
- 24. Wihtol de Wenden, Catherine, Une logique de fermeture doublée de la question de l´intégration, op.cit., p. 461.
- 25. Noiriel, Gérard, Le creuset français. Histoire de l´immigration XIXe –XXe siècles. op.cit., Noiriel, Gérard, État, nation et immigration. op.cit., Weil, Patrick, La France et ses étrangers. L´aventure d´une politique de l´immigration de 1938 à nos jours. Paris, Folio 2004.
- 26. Wihtol de Wenden, Catherine, Une logique de fermeture doublée de la question de l´intégration, op.cit., p.466.
- 27. Sitek, Pavel, L´Image de l´Autre: « Les Français et les Algériens». (Le discours postcolonial à la française). thèse d´ethnologie, op.cit.
- 28. Wihtol de Wenden, Catherine, Une logique de fermeture doublée de la question de l´intégration, op.cit., p.467
- 29. Weil, Patrick: La France et ses étrangers. L´aventure d´une politique de l´immigration de 1938 à nos jours. op.cit., pp.145-190.
- 30. Noriel, Gérard, A quoi sert l´identité nationale.Marseille, op.cit.
- 31. Sitek, Pavel, L´Image de l´Autre: « Les Français et les Algériens». (Le discours postcolonial à la française). thèse d´ethnologie, op.cit.
- 32. Mazouz, Sarah, Une faveur que vous a accodée la République. Comment la naturalisation se mérite. op.cit.
- 33. Manuel Castells par ex. expliquent profondement des autres facteurs qui influencent l´action des être humains. (Castells, Manuel, Communication et pouvoir, op. cit. pp. 189 - 254)
- 34. Noiriel, Gérard: État, nation et immigration. op.cit., p. 34.
- 35. Noiriel, Gérard, Introduction à la socio-histoire, op.cit., p.110.