L’enjeu européen dans la campagne présidentielle
On dit souvent que les grandes élections nationales n’abordent que marginalement le thème européen pendant les campagnes. La remarque est convenue car elle suppose que l’Europe serait un sujet en soi séparé des politiques publiques internes. Rien n’est bien entendu plus faux. Comment en effet penser aujourd’hui des questions essentielles comme la politique macroéconomique, la défense, la protection de l’environnement ou la mobilité du travail sans prendre en compte la dimension européenne ? Par ailleurs, la vague d’euroscepticisme généralisée dans tous les Etats membres de l’union européenne qui fait du rejet de l’Europe une dimension très explicite chez les candidats des extrêmes de l’échiquier politique, contribue également à imposer le thème européen dans la campagne.
Il est impossible au moment où ces lignes sont rédigées d’affirmer quels candidats figureront au deuxième tour de l’élection présidentielle française tant celle-ci est plus que jamais ouverte.
Il est possible de distinguer dans la campagne trois catégories de candidats sur la question européenne.
La première catégorie rassemble ceux qui souhaitent une avancée du projet de l’intégration européenne. Emmanuel Macron est clairement celui qui affirme avec le plus de vigueur l’importance du projet européen. Libéral au plan économique, il n’a pas de réticence à poursuivre le projet du grand marché à condition de l’accompagner de régulations institutionnelles. Il est favorable à une défense européenne. Sur le plan institutionnel, Emmanuel Macron accepte le pouvoir des institutions européennes tout en souhaitant un aménagement de la différentiation. Cela passe par un renforcement de la zone euro à 19 et par le développement d’une défense européenne avec les Etats qui souhaitent le faire. Emmanuel Macron soutient aussi fortement la relation bilatérale avec l’Allemagne et souhaite renouer avec un bilatéralisme franco-allemand qui s’est un peu étiolé sous François Hollande.
Les idées de François Fillon ne sont pas très éloignées, que ce soit en matière de défense, de bilatéralisme franco-allemand, de différentiation institutionnelle et de soutien au marché intérieur. Son programme économique est plus proche du référentiel néolibéral que ne l’est celui d’Emmanuel Macron. Sur le plan de la méthode institutionnelle, François Fillon est cependant plus tenté (comme le fut Nicolas Sarkozy) par l’approche intergouvernementale, considérant dans la logique gaulliste que les institutions européennes ne doivent pas disposer de trop d’autonomie par rapport aux Etats membres. Aucun de ces deux candidats ne souhaite cependant projeter sur l’Europe une demande brutale de refonte qui serait inspiré par un modèle strictement français. Emmanuel Macron comme François Fillon sont convaincus que la France doit apprendre de l’Europe et non que l’Europe doit se modeler sur le modèle français. C’est en ce sens que le gaulliste François Fillon (comme avant lui Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy) a mis de l’eau dans son vin par rapport à la pensée originale du général plus souverainiste.
Benoît Hamon, candidat officiel du Parti socialiste, se situe dans une position un peu différente. Il est favorable à la poursuite de l’intégration européenne mais avec des amendements sérieux aux fondements du marché, de la zone euro et des grandes critères macroéconomiques (contrôle des déficits et des dettes), qui donnent à penser que l’Europe devrait suivre le chemin souhaité par le candidat socialiste au niveau national. Benoît Hamon renoue de ce point de vue avec la tradition d’une Europe qui devrait s’adapter au projet socialiste français comme le prônait le programme commun de la gauche en 1981. A l’intérieur du Parti socialiste, la tendance social-libérale incarnée par Manuel Valls, Jean-Yves Le Drian et Bernard Cazeneuve ne partage pas cette approche, considérant –comme les Rocardiens en 1981– que ce sont les référentiels de marché de l’Europe qui doivent davantage inspirer les réformes françaises. Cela explique en partie pourquoi certains d’entre eux, comme Manuel Valls et Jean-YvesLe Drian, ont choisi d’apporter leur soutien officiellement à Emmanuel Macron plutôt qu’à Benoît Hamon. La relation avec l’Allemagne ne sera pas simple en cas de victoire de BenoîtHamon, y compris si le candidat social-démocrate Martin Schulz devient chancelier à l’issue des élections de septembre outre Rhin.
La troisième catégorie est celle des candidats qui remettent en cause le principe même de la construction européenne. A droite, Marine Le Pen souhaite une renégociation des traités pouvant mener le cas échéant à l’organisation d’un référendum de sortie de l’Union européenne. Le retour au franc est une position régulièrement mise en avant par la candidate d’extrême droite, sans qu’il soit vraiment certain qu’elle traduise ses paroles en actes en cas de victoire. En effet, une grande majorité des Français (y compris parmi les électeurs du Front national) ne souhaite pas que la France sorte de l’Union européenne. En outre, une sortie de l’euro entraînerait immédiatement une dévaluation très forte de la monnaie que les électeurs d’extrême-droite (en particulier ceux des classes moyennes) ne verraient peut être pas facilement d’un bon œil.
A l’extrême-gauche, Jean-Luc Mélenchon parle d’une renégociation des traités et d’une refondation totale de la construction européenne. Il s’agit de rompre avec la logique libérale du grand marché et de donner plus de poids à la redistribution sociale dans l’espace européen. Jean-Luc Mélenchon est aussi le candidat qui affiche le plus ouvertement ses réticences à l’égard d’une hégémonie économique de Berlin avec laquelle selon lui la France devrait rompre. Il ne sera pas l’homme d’une reance de la relation franco-allemande.
On comprend que l’élection française soit regardée avec intérêt par les partenaires européens. C’est en effet d’elle que dépend pour une large part la possible relance du projet européen dans le contexte post-Brexit. Si Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon ou Benoît Hamon sont élus, il sera très difficile d’avoir une relance qui s’appuierait sur une relation franco-allemande de confiance, quel que soit le résultat des élections au Bundestag en septembre prochain. En l’absence de véritable proposition alternative à une relance avec l’Allemagne, la victoire de Benoît Hamon débouchera au mieux sur la préservation de l’acquis communautaire, celle de Marine Le Pen ou de Jean-Luc Mélenchon à une renationalisation. A l’inverse, l’élection d’Emmanuel Macron ou de François Fillon pourraient permettre une relance franco-allemande et inspirer une réforme de l’Europe allant vers plus de différenciation ou de géométrie variable.
La position française dans la négociation du Brexit ne sera pas non la même selon qui sera le vainqueur au soir du 7 mai prochain. Saluant régulièrement le choix du peuple britannique de sortir de l’Union européenne, Marine Le Pen devrait être celle qui fera le plus de concessions au gouvernement de Teresa May. Ceci pourrait d’ailleurs heurter son électorat très attaché à la défense de l’intérêt national. Ne pouvant contester le fait que le peuple britannique ait tranché par un référendum, Jean-LucMélenchon adoptera certainement une position dure sur le futur accord de libre-échange visant à garantir aux Britanniques une ouverture sur le marché intérieur européen, notamment dans le secteur financier. Benoît Hamon et François Fillon devraient être sur la même ligne. Ce dernier n’a pas hésité à déclarer qu’il ne souhaite pas que la Grande-Bretagne se voie accorder le bénéfice du Passeport financier pour les entreprises de la City, pensant attirer un certain nombre d’établissements bancaires à Paris. Emmanuel Macron serait finalement le plus accommodant sur le Brexit, dans lequel il voit l’occasion d’organiser une fois pour toutes une Europe à plusieurs vitesses. Reste à savoir si cette Europe, souhaitée aussi par Angela Merkel et Martin Schulz en Allemagne, pourra être mise en œuvre sans réforme des traités européens impliquant l’organisation en France d’un référendum. S’ils sont élus, Emmanuel Macron et François Fillon tiendront compte avant de se prendre une décision des échecs du référendum de 2005 sur la Constitution européenne, de celui de la Grande-Bretagne sur le Brexit en juin 2016 ou encore devcelui de l’Italie sur la réforme des institutions nationales en décembre 2016.
Le candidat qui sera élu président de la République française en mai 2017 pèsera forcément sur le cours de la construction européenne. La sortie de la « polycrise » que connaît l’Union européenne depuis 2008 n’est pas envisageable sans un engagement politique important de la France, grand Etat fondateur. Aujourd’hui, Emmanuel Macron et Marine Le Pen font la course en tête dans les enquêtes d’opinion. La victoire du premier comme de la seconde changera totalement la donne de la relance de l’Europe. Alors que la Grande-Bretagne a choisi de quitter le navire, Emmanuel Macron a des chances de travailler à une relance avec le futur Chancelier allemand qui seravélu en septembre 2017. Marine Le Pen, au contraire, aura à cœur d’empêcher tout compromis visant à renouveler la construction européenne. Les pays qui soutiennent l’avenir d’une réforme de l’Europe (comme l’Allemagne, mais aussi les pays du Benelux, l’Espagne et la Finlande) auront face à eux avec la France une sorte de Hongrie de Viktor Orban en plus grand. Les Français ont donc entre leurs mains un bulletin de vote important pour l’avenir de la France comme pour celui de l’Europe.