L'élection présidentielle de 2013 : un premier pas vers la normalisation des relations entre l'Iran et la "communauté internationale" ?
Clément Therme
« Iran has to take a decision whether it wants to be a nation or a cause »1.
Cette remarque d’Henry Kissinger sur les conditions d’une normalisation des relations entre l’Iran et la « communauté internationale » apparaît d’autant plus pertinente dans le contexte du « printemps arabe ». En effet, alors que les révolutionnaires arabes font preuve d’un véritable réalisme politique dans leurs slogans et dans leurs aspirations au changement, les révolutionnaires iraniens, plus de trente-quatre ans après la Révolution islamique, continuent à poursuivre des idéaux datant des années 1950 par des mots d’ordre tels que le « non-alignement » et la lutte anti-impérialiste2. Malgré ce décalage, force est de constater que les enjeux internationaux sont au cœur des débats politiques internes alors que le pays est soumis à un embargo aux conséquences dramatiques pour la population et que son insertion dans la globalisation rencontre des obstacles significatifs en lien avec l’identité anti-occidentale du régime de la République islamique.
A la veille de l’élection présidentielle de juin 2013, les principales personnalités politiques qui envisagent de se présenter débattent des contraintes externes qui grèvent le développement économique du pays. Alors que l’Iran traverse une seconde année de croissance négative – situation inédite depuis la révolution de 1979 – la pertinence de la stratégie internationale est désormais remise en cause au sommet de l’Etat islamique. L’apparition d’un débat public contradictoire sur les options de politique étrangère remonte à 1989, date de la disparition de l’ayatollah Khomeyni. Auparavant, il existait un consensus au sein des élites politiques à propos des orientations de politique étrangère pour plusieurs raisons. D’abord, le charisme du fondateur de la République islamique et sa domination sur la prise de décision ne permettaient pas l’émergence d’alternatives à la ligne révolutionnaire officielle ; toute tentative de définition d’une ligne de politique étrangère plus ouverte est alors déjà sanctionnée par une purge comme le montre la destitution du président Bani Sadr en 1981.
Ensuite, durant la première décennie de la Révolution islamique, la guerre froide avec son système international bipolaire favorisait la mise en œuvre d’une diplomatie anti-occidentale. Après la chute de l’Union soviétique, les présidences Rafsandjani et Khatami sont marquées par une adaptation idéologique de la République islamique aux nouvelles réalités internationales moins favorables à une politique étrangère fondée sur le rejet de la puissance américaine. Cette période (1989-2005) se caractérise par un plus grand pragmatisme dans l’analyse des relations internationales et par une plus grande attention des élites politiques aux questions relatives au développement économique du pays. C’est l’époque des reconstructeurs (kargozaran). Si le repli sur soi, amorcé par la Révolution islamique sous l’effet de facteurs endogènes (la peur d’une « occidentalisation culturelle de l’Iran islamique ») et exogènes (le soutien de la majorité des Etats à l’Irak dans la première guerre du Golfe (1980-1988)), est désormais moins présent dans la rhétorique diplomatique, force est de constater que l’ouverture internationale, en particulier dans les relations avec l’Occident, se limite à une politique de coopération économique. Paradoxalement, il faut attendre l’arrivée de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République islamique, en 2005, pour que la question d’une réconciliation irano-américaine, sur le plan politique, soit abordée dans le débat public3. Sous les présidences Rafsandjani et Khatami, les relations irano-américaines sont envisagées sous le prisme économique dans le premier cas et à travers les coopérations culturelles dans le second.
Après l’élection présidentielle de juin 2009, la purge au sein du système politique, avec la marginalisation ou l’exclusion, d’une partie du personnel politique réformiste et conservateur pragmatique accusé de Fitna (scission au sein de l’islam), traduit une radicalisation du régime. Cette nouvelle République islamique n’a plus la flexibilité et la relative diversité qui prévalait au sein des élites depuis la mort de l’ayatollah Khomeyni en 1989. Concernant les conséquences de cette évolution politique structurelle pour les relations avec les Etats-Unis, deux interprétations s’opposent. Selon une première grille de lecture, on peut considérer qu’il s’agit d’une clarification politique au sein de la République islamique qui ne remet pas en cause la possibilité d’un dialogue avec Washington. Cette hypothèse est étayée par l’argument selon lequel ce sont les « durs » (par exemple, Nixon et Sharon) qui sont les plus à mêmes de conclure la paix avec « l’ennemi ». L’expérience réformiste montre qu’un président faible, qui souhaite faire évoluer le système, n’a pas l’autorité nécessaire pour conduire un rapprochement avec « l’ennemi » historique de la République islamique, les Etats-Unis. Dans ce schéma, le dialogue peut aboutir avec un président choisi parmi les plus fidèles au Guide car le bureau du Guide (beyt-e rahbari) souhaiterait restaurer la légitimité d’un système politique largement décrédibilisé.
Selon une seconde interprétation, la perspective d’un dialogue s’éloigne après le succès de la répression contre le Mouvement vert, et ce, en raison de l’incapacité de l’establishment islamiste à réellement négocier et non pas à poursuivre des discussions sans fin. Ainsi, au sein du système révolutionnaire de la République islamique, tout élément qui fait une concession à un « ennemi » est souvent considéré comme un traître ou un contre-révolutionnaire (zed-e enqelab). De plus, une réconciliation avec les Etats-Unis aurait des répercussions sur le contrôle que l’Etat exerce sur l’économie du pays. Toute diminution du rôle économique de l’Etat, qui serait provoquée par une ouverture vers l’Occident, pourrait avoir pour effet de menacer sa survie. Enfin, la pureté révolutionnaire du système serait menacée et les clientèles qui soutiennent le Guide et le Président seraient démobilisées par cet aggiornamento idéologique conduisant à une nouvelle perte des « repères ».
Avant l’élection de juin 2013, une réponse positive du régime iranien aux offres de coopération occidentale, en relation avec la question nucléaire, reste peu probable. L’absence de consensus au sein des élites islamistes renforce la probabilité d’un durcissement interne et d’une continuité sur le plan de la politique étrangère. Dans une période de crise interne profonde et inédite, il est plus facile pour un système tel que la République islamique de garder la même ligne que de changer de politique étrangère. D’autant qu’en période calme, la principale caractéristique de la prise de décision était d’être déjà un système autobloquant. Désormais, le seul espoir de règlement du conflit irano-occidental est celui d’un changement de cap brutal de la ligne politique iranienne qui abandonnerait l’anti-américanisme militant. Celui-ci serait la conséquence d’une prise de conscience du guide suprême Ali Khamenei d’une menace imminente pour la pérennité du régime de la République islamique. Ce faisant, il pourrait choisir d’offrir le développement économique à la population pour faire accepter la glaciation politique. Toute réforme de l’Etat et de sa politique étrangère dépend toujours de la capacité de Rafsandjani et de ses alliés à contrôler la présidence de la République islamique en faisant prévaloir une ligne plus ouverte dans les relations avec les pays occidentaux.
En outre, si les élites politiques s’accordent pour présenter l’Iran comme une « victime » de l’hostilité des puissances occidentales, il existe aussi des forces politiques, à l’intérieur de la République islamique qui, par pragmatisme, souhaitent un rapprochement avec l’Occident. Sur ce sujet, les divergences politiques transcendent les clivages traditionnellement analysés suivant la dichotomie réformateurs/conservateurs.
Dans le camp des opposants au rapprochement avec les Etats-Unis, on retrouve les responsables des forces politiques dont l’objectif principal est la défense des idéaux de la Révolution islamique et qui sont, par définition, peu sensibles aux alternances de pouvoir présidentiel. Par exemple, le général Mohammad-Reza Naghdi, le responsable de l’organisation des basidji considère qu’ « avec leur proposition de négociations, les Américains cherchent à influencer la prochaine élection et à attirer l’attention du peuple sur le candidat qui aura les positions les plus douces envers les Etats-Unis »4. Par ailleurs, trois responsables politiques, Ali Akbar Velayati, Mohammad Baqer Qalibaf et Gholam Ali Haddad Adel fidèles parmi les fidèles du Guide, se sont réunis, pour préparer l’élection de juin 2013, au sein de la « Coalition pour le progrès ». Selon Ali Akbar Velayati, conseiller diplomatique du Guide, le devoir du prochain gouvernement est de « se soumettre aux directives du Guide pour réaliser la politique générale du régime ainsi que les programmes établis tout en étant en coordination avec les autres pouvoirs »5. On le voit il n’y a pas au sein de cette mouvance d’initiative diplomatique possible à partir de l’institution de la présidence de la République islamique – un acteur marginal en matière de politique étrangère – qui se limite, pour l’essentiel, à une fonction de représentation du régime sur la scène internationale.
S’agissant de ceux qui soutiennent une politique étrangère plus réaliste et plus nationaliste, on retrouve désormais des groupes politiques hétéroclites réunissant ainsi les conservateurs pragmatiques (fidèles de l’ayatollah Rafsandjani) qui pourraient se regrouper autour de la candidature d’Hassan Rohani, les partisans de Mahmoud Ahmadinejad désormais qualifiés de « courant déviationniste » par ses concurrents conservateurs idéologiques et enfin, les réformateurs qui ne sont pas entrés en dissidence après l’échec du Mouvement vert comme l’ancien président Khatami. Ces groupes ont pour point commun d’entretenir des relations difficiles avec le Guide sans pour autant remettre en cause sa suprématie institutionnelle. Pour différentes raisons, ils sont tous favorables à une approche plus réaliste des relations internationales et ils sont contre le déni des problèmes économiques rencontrés par l’Iran à partir de l’année 2010 avec le renforcement des sanctions internationales. L’intérêt de la prochaine élection présidentielle sera de voir quels sont les candidats de ce camp qui seront autorisés à concourir par le Conseil des Gardiens et dans quelle mesure ils seront capables de construire des alliances pour devenir un contre-pouvoir interne au contrôle du Guide et de ses plus fidèles partisans sur le processus électoral.
Clément Therme, membre associé au Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologiques (CADIS) à l’EHESS et chercheur postdoctorant à l’Institut de Recherche Stratégique de l'École militaire (Paris).
Dernièrement, il a publié Les relations entre Téhéran et Moscou depuis 1979, PUF, 2012.
- 1. Henry Kissinger. Déclarations citées par David Ignatius, « Talk Boldly With Iran », The Washington Post, June 23, 2006.
- 2. Mahmoud Sariolghalam, « Transition in the Middle East: New Arab Realities and Iran », Middle East Policy, Vol. XX, No. 1, Spring 2013.
- 3. Voir Clément Therme, « La République islamique face à l’administration Obama », Politique américaine, n°14, automne 2009, p. 25-39.
- 4. Déclarations citées par Bahar, 4 mars 2013.
- 5. Déclarations citées par la presse iranienne du 7 mars 2013.