La question des otages, nouveau pivot du conflit. Entretien avec Ariel Colonomos
Propos recueillis par Corinne Deloy
Au moins 200 personnes ont été enlevées depuis le 7 octobre par le Hamas et emmenées à Gaza. Cet événement, de très grande ampleur, est-il inédit ?
En premier lieu, Israël vient de vivre la pire journée de son histoire. Le nombre de civils israéliens massacrés en une seule journée est supérieur à celui des civils et des soldats qu'Israël a perdus lors de la guerre du Sinaï de 1956, lors de la guerre des Six jours de 1967 et lors de la deuxième guerre du Liban de 2006 réunies.
Cet événement est très largement inédit dans l’histoire des prises d’otages israéliens car il possède trois caractéristiques qui n’ont jamais été croisées. Premièrement, tout comme dans le cadre d’un détournement d’avion, un grand nombre de personnes ont été enlevées. Deuxièmement, contrairement à un détournement d’avion où des négociations se déroulent dans un lieu où les Israéliens ou d’autres forces de sécurité peuvent intervenir lorsque l’avion est au sol, les otages capturés par le Hamas ont été déplacés à Gaza, où, à moins d’une intervention militaire, ils sont inatteignables. Troisièmement, les otages sont maintenant captifs alors qu’un conflit à haute intensité a lieu à l’endroit où ils se trouvent.
Cet acte possède une autre caractéristique. Les otages deviennent le pivot autour duquel va se dérouler le conflit. Leur capture permet à la fois d’attirer les Israéliens à Gaza ; dans le cas d’une intervention, de nombreux habitants de Gaza seront tués mais de nombreux soldats de Tsahal perdront aussi la vie. La présence des otages pourrait aussi opérer comme un dissuasif à un bombardement trop massif, car les Israéliens risquent de tuer les otages qu’ils veulent sauver. Ces derniers deviennent des boucliers humains. La présence des otages reste une possibilité d’obtenir des concessions Enfin, elle est incontestablement une contrainte très lourde pour les Israéliens et elle crée de la confusion et des dissensions au sein de l’Etat et de la société israélienne.
Israël a toujours tout fait pour sauver la vie des Israéliens pris en otages et pour les ramener à la maison. Dans quoi s’ancre cette politique si particulière de Jérusalem en ce qui concerne sa gestion des prises d’otages ?
La prise d’otage confronte le groupe auquel les otages appartiennent, le plus souvent un État, à un dilemme. Ce groupe peut choisir de refuser de négocier pour ne pas céder au chantage et éviter de donner un avantage au groupe des ravisseurs, qui utiliserait les ressources obtenues pour mettre en œuvre des crimes futurs ou bien il peut choisir de négocier en faisant des compromis avec ses propres intérêts (dans le cas israélien, relâcher des prisonniers qui, pour certains, ont commis des crimes et qui reprendront leurs fonctions au sein de leur organisation criminelle). Ainsi, l’un des dirigeants de l’opération du 7 octobre avait été libéré lors de l’échange de 2011 du soldat Gilad Shalit contre 1 027 prisonniers palestiniens. Dans ces conditions, le prix d’une vie israélienne est élevé. Il est une concession stratégique qui risque, ensuite, d’être la cause de morts futures.
Cette acceptation de la négociation et du compromis a un sens dans un double contexte. D’un point de vue culturel, on trouve dans le Talmud et dans le judaïsme plus généralement plusieurs références à la prise d’otage. Notamment dans le cadre d’un crime de droit commun, suivant le Talmud, la famille et la communauté à laquelle l’otage appartient a la responsabilité de le sauver, notamment en payant. Ce prix peut être élevé mais il doit aussi être juste et mesuré pour ne pas mettre en danger la communauté qui essaie de sauver un de ses membres. Dans un registre similaire, dans un autre passage du Talmud, on trouve l’idée suivant laquelle « qui sauve une vie, sauve le monde » (Sanhedrin, 37a). D’un point de vue politique, il est tout à fait logique, compte tenu l’histoire de l’État d’Israël comme refuge pour les Juifs, que le principe de solidarité vis-à-vis des soldats comme des civils prévale. Les membres de la société israélienne rassemblés autour d’une communauté politique qui est aussi une communauté de destin dont le fondement est à la fois historique et religieux.
Pouvez-vous nous dresser un petit historique des prises d’otages (et de la façon dont elles se sont achevées) en Israël ? Il semble que le prix des vies israéliennes n’a fait que croître depuis des décennies…
Les prises d’otages ont émaillé l’histoire d’Israël. Au cours des années 1970, une vingtaine d’otages ont été tués à Maalot, dans le nord du pays. En 1972, onze athlètes détenus en otages ont été assassinés lors des Jeux olympiques de Munich. Ces années ont été aussi marquées par plusieurs détournements d’avions, le cas le plus célèbre est celui du vol Air France par un commando palestinien en 1976. L’avion avait atterri à Entebbe, un raid avait été lancé à la suite duquel trois otages ont été tués, les cent deux autres ayant été libérés sains et saufs. Dans ce raid, le frère de l’actuel Premier ministre israélien avait perdu la vie.
L’histoire des otages israéliens est aussi celle des négociations. Ainsi, celles pour la libération du soldat Gilad Shalit, capturé en 2006 et retenu par le Hamas à Gaza jusqu’en 2011. Israël a obtenu son retour en libérant 1 027 prisonniers palestiniens. Auparavant, en 1998, Jérusalem avait obtenu la restitution du corps d’un soldat mort, Itamar Ilyah, en échange de la libération de 65 combattants du Hezbollah et des corps de 40 de ses membres de cette organisation. En 2014, le lieutenant Goldin a été capturé par le Hamas qui souhaitait l’emmener à Gaza. Israël a décidé d’agir selon la doctrine dite « Hannibal » qui autorise l’usage massif de la force (même si celle-ci met en danger la vie de l’otage) en vue d’empêcher les ravisseurs d’emmener l’otage dans un lieu où il sera inatteignable. Le lieutenant Goldin est vraisemblablement mort.
Le nombre des otages, le fait qu’il soient en grande majorité des civils et qu’ils sont probablement disséminés sur le territoire de Gaza rend les négociations difficiles et les solutions qui ont été appliquées dans le passé impossibles…
La doctrine Hannibal consiste en un pari qui est fait afin de prévenir le déplacement d’otages à Gaza mais le 7 octobre 2023, les Israéliens n’ont pas eu le temps de déclencher cette opération, qui, de toutes les façons, aurait été vaine puisqu’une centaine de personnes a été kidnappé et qu’il n’aurait sans doute pas été possible d’arrêter l’enlèvement d’un si grand nombre d’individus.
Israël est donc confronté à un dilemme : chacune des solutions envisagées et envisageables entraîne des conséquences négatives. Ne rien faire, ne pas répondre au crime et à l’attaque du Hamas, est impossible, en raison de l’avantage qu’ont procuré ces assassinats à cette organisation qui a commis un acte de terreur sans précédent. Ne pas réagir encouragera le Hamas à frapper à nouveau. Essayer de libérer des otages en intervenant militairement est très difficile car il est impossible de ne pas tuer des civils en bombardant Gaza. Les otages seront mis en danger dans une telle opération. Les pertes civiles des Palestiniens seront aussi très importantes, et elles le sont déjà. Les civils qui meurent à Gaza sous le feu des Israéliens ne sont pas visés par l’armée, ils meurent parce qu’ils se trouvent sur un terrain densément peuplé et parce que le Hamas et ses combattants se cachent délibérément au sein de la population. C’est une autre dimension de ce dilemme. Enfin, pour l’heure, les objectifs à la fois militaires de l’intervention sont flous. Une telle situation est tragique.
A propos des otages, seul espoir : des négociations pourraient avoir lieu pour permettre la libération des enfants, ce qui pourrait être dans l’intérêt du Hamas, on l’a vu deux otages, une mère et sa fille, adulte, ont été libérées. Nous verrons ce qui va se passer dans les prochains jours.
Propos recueillis le 26 octobre 2023 par Corinne Deloy
Photo : Tel Aviv, 14 octobre 2023, après l'attaque du Hamas sur Israël qui a fait plus de 1 300 morts et la prise ne otage de près de 200 personnes, des membres de la famille des kidnappés ont manifesté exigeant leur retour. Copyright : UrbaNature pour Shutterstock.