Les sanctions, facteurs de crise ou choc salutaire pour l'économie iranienne ?
Thierry Coville
En 2012, l’économie iranienne est rentrée en récession et, selon le FMI, la croissance qui était de plus de 3 % en 2011 aurait atteint moins de 1,9 % en 2012. Ce recul de l’activité a évidemment des conséquences catastrophiques sur l’emploi dans un pays où la population âgée de plus de 10 ans - qui correspond à la définition en Iran de la population active - a augmenté de près de huit cent mille personnes par an. Le taux de chômage, qui était estimé à 14,6 % au début 2010, se situerait donc largement au-dessus de 15 % en 2012. Par ailleurs, et les chiffres de la Banque Centrale d’Iran (BCI) l’attestent, l’inflation a très fortement accéléré en 2012 et, en novembre de cette même année, les prix enregistraient une hausse de 35,9 % au lieu de 22,1 % un an auparavant.
Pour une grande part, ces difficultés sont le résultat des sanctions financières américaines, notamment celles mises en place début 2012, qui menacent de lourdes pénalités toute institution financière qui traiterait avec la BCI. D’après l’OPEP, ces mesures ont ainsi conduit à un recul de près de 50 % des exportations d’hydrocarbures iraniennes. La perte de recettes pétrolières (ces dernières représentent près de 50 % des recettes budgétaires) a accru le déficit du secteur public qui pourrait atteindre près de 10 % du PIB selon le président de la Cour des comptes, Abdolreza Rahmâni Fazli. Mais surtout, cela a accentué la dépréciation du rial sur le marché noir. La monnaie iranienne qui avait connu un premier décrochage sur le marché parallèle depuis l’automne 2010 a continué de se dévaluer en 2012 : le dollar qui s’échangeait à 10 000 rials en 2010 était vendu à près de 37 000 rials en février 2013. Depuis, la monnaie iranienne s’est légèrement appréciée du fait de l’intervention de la BCI et le dollar était proche des 32 000 rials en mars 2013. Pour faire face à ces difficultés, la Banque iranienne a rétabli un rationnement des devises et seules les importations jugées prioritaires peuvent bénéficier de devises à un taux subventionné, les autres devant s’adresser au marché parallèle, ce qui renchérit leurs coûts. L’accélération de l’inflation résulte donc pour une large part de la hausse des prix des produits importés, conséquence de la dépréciation du rial sur le marché parallèle mais aussi à la poursuite de la politique de suppression des subventions initiée en 20101. En outre, le recul des recettes pétrolières a conduit le gouvernement à réduire très violemment ses dépenses, entraînant un impact négatif sur l’activité économique et selon la Cour des comptes, les dépenses d’infrastructures ont diminué de près de 80 %2. Parallèlement, la hausse des coûts à l’importation (du fait de la dépréciation de la monnaie) et le repli de la consommation des ménages (du fait de l’inflation) ont conduit à un ralentissement de la production et de nombreux importateurs ont ainsi fait faillite.
L’économie iranienne traverse donc de graves difficultés mais reste néanmoins résiliente. Les exportations pétrolières ont certes reculé mais elles sont maintenant surtout concentrées sur la Chine et l’Inde qui ne veulent pas céder aux pressions américaines. Le gouvernement iranien, dans son projet de budget pour 2013, a estimé que les recettes pétrolières resteront au niveau de 2012. Néanmoins, pour faire face à leur reflux, il prévoit d’utiliser les réserves du Fonds de Développement National3 (estimées à près de 40 milliards de dollars en mars 2013). Par ailleurs, les sanctions affectant les revenus pétroliers ont conduit à une prise de conscience sur la nécessité de mettre en place une véritable fiscalité4. Le rationnement des devises, s’il a conduit à des tensions avec de nombreux importateurs du secteur privé maintenant obligés d’acheter leurs devises, a permis à l’Iran de continuer à importer les produits jugés indispensables à son économie. Selon les douanes iraniennes, les importations de biens auraient même progressé en volume de 10 % en 2012. Parallèlement, les importations de contrebande, souvent contrôlées par les Pasdarans, permettent également d’alimenter le marché intérieur. De son côté, la population iranienne a pris l’habitude de vivre avec une inflation élevée en spéculant sur de nombreux actifs (immobilier, biens de consommation durables, tapis, or, dollars) dont la valeur progresse avec l’inflation. En contrepoint, les liquidités versées à l’ensemble de la population, estimées à au moins 15 % des revenus moyens des ménages ruraux en 2012, ont représenté une part non négligeable des revenus des plus pauvres, leur permettant d’atténuer ces chocs inflationnistes. Enfin, la forte solidarité familiale joue toujours son rôle « d’amortisseur social » en Iran. Toutefois, il est clair que cette inflation élevée accroît les inégalités sociales entre ceux qui peuvent spéculer et les autres.
En revanche, en ce qui concerne les exportations non pétrolières, on constate une très nette augmentation : elles auraient atteint 34,9 milliards de dollars en 2012 (douanes iraniennes), soit une progression de 8,3 % par rapport à 2011 et de plus de 50 % par rapport à 2010. Si plus de 30 % de ces exportations sont des produits pétrochimiques, on remarque également la forte progression de minerais, matériaux de construction, produits manufacturés et agricoles. Cette hausse résulte de plusieurs facteurs. D’une part, les exportateurs iraniens, face au recul des exportations pétrolières, ont redoublé d’efforts en se recentrant sur le marché régional. L’Irak est ainsi devenu le premier marché pour les exportations non pétrolières (avec des ventes de près de 6 milliards de dollars) alors que l’Inde et l’Afghanistan sont respectivement au 4eme et 5eme rang. Avec les pays d’Asie centrale, on observe aussi une très forte hausse des transactions. Cette situation s’explique par la reprise des relations diplomatiques de l’Iran avec l’Afghanistan et l’Irak ces dernières années (à ce propos les exportations vers l’Egypte ont progressé de plus de 800 % en 2012). D’autre part, ces succès sont également le résultat d’une proximité culturelle entre l’Iran et ses voisins et bien sûr géographique, l’Iran occupant une place « centrale » dans la région. En outre, les entrepreneurs iraniens, habitués à « survivre » dans un environnement difficile depuis la révolution, ont des capacités d’adaptation qui leur rendent ces marchés d’autant plus accessibles que les produits iraniens sont devenus compétitifs du fait de la faiblesse du rial. Ce recentrage sur le marché régional permet également de contourner les sanctions puisqu’il est alors possible de se faire payer en liquide, d’utiliser des banques locales ou de réimporter de ces pays en utilisant la monnaie locale. Ces évolutions ont fait naître un vent d’optimisme quant à la capacité de l’Iran à diversifier ses exportations. Les prévisions sont maintenant relativement optimistes quant au potentiel des entreprises à exporter dans la région mais aussi en Amérique latine ou en Afrique (les exportations iraniennes ont augmenté de près de 170 % en Afrique du Sud en 2012). Ces évolutions ont également des conséquences sociales puisqu’elles favorisent une nouvelle classe d’exportateurs (et notamment ceux du secteur privé) alors que de nombreux importateurs (et donc de nombreux bazaris) connaissent de graves difficultés financières. Finalement, les sanctions sont peut-être le choc externe dont avait besoin l’économie iranienne pour véritablement limiter sa dépendance pétrolière …
Dans un tel contexte, tout le monde en Iran met l’accent sur la nécessité pour le prochain président d’avoir un programme économique permettant de faire face aux difficultés actuelles, notamment aux conséquences économiques et sociales des sanctions. Pourtant, comme souvent, les nombreux candidats mettent l’accent sur les erreurs commises par l’actuel président plutôt que sur leur propre programme ! Les critiques adressées à la politique économique de Mahmoud Ahmadinejad sont toujours les mêmes, celles que l’on entend depuis 2005 : il a supprimé des organismes comme l’organisme du plan qui permettait d’avoir une vue à long terme en matière de politique économique ; il s’est reposé sur un gouvernement composé de proches et pas assez d’experts ; il a pris des décisions de manière trop précipitée ; il a mené des politiques qui lui ont permis de communiquer sur son activisme. Or, très souvent, ces politiques ont eu des résultats catastrophiques : ainsi la politique de soutien aux « projets à rendement rapide » a conduit à l’accumulation des créances douteuses dans les bilans des banques. Toutefois, c’est plus la méthode qui est remise en cause que l’essence de sa politique. Ainsi, la politique de suppression des subventions n’est pas contestée sur le fond mais dans la manière dont elle a été appliquée. Mohsen Rezaï, candidat conservateur et secrétaire général du Conseil du discernement de l’intérêt supérieur du régime, considère ainsi qu’il aurait fallu limiter l’effet inflationniste des versements de liquidités (en les bloquant durant plusieurs mois sur des comptes bancaires) et qu’il aurait fallu également verser des subventions aux entreprises et non pas simplement à la population5. De même, le programme Mehr visant à faciliter l’accession des Iraniens à faibles revenus à la propriété n’est pas critiqué quant à ses objectifs mais pour ses nombreux dysfonctionnements dans son application.
Certains journaux se moquent même de la platitude des programmes de la plupart des candidats : « Les problèmes viennent de nous-mêmes », « Il faut que le peuple gère l’économie », « Il faut bien utiliser l’argent du pétrole »6. D’autres personnalités comme Mohammad Tavakoli, député et directeur du centre de recherche du parlement estiment que les candidats devront absolument donner les noms de ceux qui composeront leur équipe en matière économique7. Ces critiques traduisent le niveau relativement élevé de culture politique qui existe maintenant en Iran et montrent qu’il sera doublement difficile d’intéresser les foules iraniennes lors de ces prochaines échéances électorales : faire oublier les incidents de 2009 tout en répondant aux exigences de la population.
Thierry Coville, enseignant-chercheur à Novancia, chercheur à l'Institut de
relations internationales et stratégiques (IRIS),
auteur de Iran : La révolution invisible, La Découverte, 2007.
- 1. Sous la pression du Parlement, ces baisses des subventions ont été arrêtées fin 2012 du fait de leur impact sur l’inflation.
- 2. Radio Fardâ, “ Cour des comptes : le déficit budgétaire va atteindre 50 % cette année »”, 4 mars 2013.
- 3. Ce Fonds reçoit chaque année 20 % des recettes pétrolières. Ces fonds doivent être investis dans des projets d’infrastructure ou permettre d’aider le développement des exportations non pétrolières.
- 4. Voir à ce sujet Khabar on line, « Budget 2013 : Discussion avec le vice-président de la Commission du Budget du parlement », 15 mars 2013.
- 5. Ahrargil, « Mohsen Rezaï : les points forts de Ahmadinejad doivent aussi être améliorés », 16 avril 2013. Rezaï semble d’ailleurs pour l’instant celui des candidats qui détaille le plus son programme économique.
- 6. Jamejononline, « Début de la compétition électorale sans de programmes économiques », 15 avril 2013.
- 7. Khabar Eqtesadi, « Aucun des candidats n’a parlé de son programme économique ; Ils devront également dire quelles seront les personnes qu’ils choisiront comme ministres », 11 avril 2013.