Les services de renseignement et l’armée ont baissé la garde, bercés par l’illusion que le Hamas n’avait aucun intérêt à une confrontation majeure avec Israël. Entretien avec Samy Cohen
Propos recueillis par Corinne Deloy
Comment expliquez-vous que le gouvernement et l’armée israéliens n’aient absolument rien vu venir de cette attaque massive du Hamas ? Pourquoi Jérusalem a-t-il été pris de court ?
C’est tout à fait étonnant. Le Shabak (le service de sécurité générale) qui était réputé « tout savoir » de ce qui se passait à Gaza s’est révélé sourd et aveugle. Il n’avait plus aucune source d’information au sein du Hamas, susceptible de l’éclairer sur qui s’y tramait manifestement depuis de longs mois. De son côté, le Hamas a su se protéger contre tout risque d’intrusion extérieure. Il a appris à travailler dans la plus grande discrétion, avec des militants d’une fidélité à toute épreuve mais cela n’explique pas tout.
La responsabilité la plus lourde incombe à l’analyse politico-stratégique élaborée par Benyamin Netanyahou lui-même. Selon lui, Israël avait tout intérêt à avoir à son flanc sud un Hamas relativement fort, pour pouvoir dire « Il n’y a pas avec qui parler », qu’Israël ne pouvait pas négocier avec une société palestinienne divisée. Un Hamas omniprésent était vu comme une assurance protégeant de toute pression internationale exigeant la reprise des pourparlers israélo-palestiniens. Cette stratégie s’est doublée d’une croyance naïve selon laquelle il fallait aider le Hamas à se maintenir en lui faisant des concessions qui lui permettraient d’améliorer le sort de de sa population, assurant ainsi des périodes plus ou moins longues d’accalmie à la frontière. D’où l’idée de laisser passer de l’argent en provenance du Qatar et de permettre à des Gazaouis de venir travailler en Israël. Ainsi, Israël pourrait gérer le conflit avec le Hamas « à petit feu » et ses dirigeants affirmer que la « dissuasion israélienne fonctionne ».
Les services de renseignement et l’armée se sont imprégnés de cet état d’esprit et ils ont baissé la garde, bercés par l’illusion que le Hamas n’avait aucun intérêt à une confrontation majeure avec Israël. Ils se sont purement et simplement endormis. Ils n’ont rien vu venir et ils ne se sont pas alarmés des préparatifs du Hamas, d’entraînements réalisés à ciel ouvert, pourtant documentés par plusieurs médias, qui impliquaient de nombreux membres du mouvement. Quelques heures avant l’attaque, ils ont reçu une alerte mais ils ont estimé que celle-ci n’était pas suffisamment sérieuse. Netanyahou porte indéniablement la responsabilité majeure de cette débâcle.
Israël va répondre à ces attaques, quelle forme prendra selon vous cette réponse de Jérusalem ? Et que veut dire Israël lorsqu’il annonce un siège complet de la bande de Gaza ?
Le « siège complet » veut dire empêcher toute communication, toute entrée de marchandises et toute fourniture d’électricité de la bande de Gaza avec l’extérieur. Ce qui est déjà réalisé.
Netanyahou a déclaré qu’Israël allait « détruire » le Hamas. L’objectif prioritaire de Jérusalem est de toute évidence d’éviter qu’une pareille attaque se reproduise. L’armée s’en prend en premier lieu aux responsables, à ceux qui ont ordonné et préparé ce méga-attentat. Mais pas seulement. Elle va essayer de détruire le potentiel militaire, les centres de commandement et les sites de fabrication des fusées. La partie ne sera pas facile. Pour épargner la vie de ses soldats qui entreront dans la bande de Gaza, elle va procéder à de vastes destructions de maisons, lui permettant de faire passer ses hommes et de les préserver des mauvaises surprises.
Il existe également un risque réel pour la population gazaouie qui est d’ores et déjà touchée par les bombardements aériens israéliens. De trop grandes souffrances infligées aux civils retourneront l’opinion publique internationale contre Israël. C’est évident, il y aura un transfert de compassion. Il existe également un risque réel pour la vie des otages.
Israël peut-il vaincre militairement le Hamas ?
Ça me semble un rêve impossible. Il ne devrait pas y avoir de victoire par KO. Le Hamas n’est pas une armée régulière qu’on affronte sur le champ de bataille et qu’on peut vaincre militairement. Ses dirigeants se cachent, ils limitent leurs communications. Ses combattants, au total quelques 35 000 hommes, savent lutter dans les rues, les ruelles et dans des tunnels qu’ils peuvent piéger pour causer de lourdes pertes à l’armée israélienne. Quand bien même Tsahal réduirait la marge de manœuvre du Hamas, il suffirait d’un noyau de militants motivés pour poursuivre la lutte, se déployer et harceler les soldats israéliens. D’ailleurs, il faut réfléchir à la question : que faire de ce territoire une fois qu’il serait conquis, en admettant que cela soit possible ? Il faudrait pourvoir à la subsistance de la population, à son approvisionnement en eau et électricité, à la reconstruction des logements détruits, aux services de santé.... Tsahal serait tenu d’assurer une présence à Gaza pendant un certain temps, au risque de s’y engluer.
Quel avenir voyez-vous à Benjamin Netanyahou ?
C’est une inconnue. A l’heure actuelle, la population israélienne est très remontée contre lui. Elle lui demandera un jour des comptes mais il fera tout son possible pour mener une campagne militaire victorieuse afin d’apparaître comme « celui qui a mis le Hamas à genoux ».
Que pourrait apporter un gouvernement d’union nationale ?
Il n’y a pas vraiment de gouvernement d’union nationale. Seul des partis d’opposition, celui de Benny Gantz, le Parti de l’unité nationale, lui-même ancien chef d’état-major de l’armée et ancien ministre de la Défense, a accepté de faire partie d’un cabinet de sécurité restreint duquel les leaders du parti Le sionisme religieux, Betzalel Smotrich et Itamar Ben Gvir, sont exclus, et heureusement. Ce sont des jusqu’au-boutistes et des irresponsables. Yaïr Lapid, le chef de l’opposition, n’a pas rejoint ce cabinet, pas plus que les autres membres de l’opposition.
Quel sentiment prédomine aujourd’hui au sein de la société israélienne ?
Pour l’instant, elle est en état de choc et elle réclame vengeance contre le Hamas mais viendra un jour où des mouvements de protestation contre les négligences manifestées de Netanyahou vont émerger pour exiger sa démission. D’ores et déjà, des familles de disparus manifestent tous les jours devant le ministère de la Défense à Tel Aviv pour réclamer le retour de leurs proches. Ce mouvement pourrait faire rapidement tache d’huile.
Est-ce la fin du processus de paix ?
Le processus de paix est en berne depuis fort longtemps. La dernière tentative de réelle négociation remonte à 2007, au temps du gouvernement d’Ehud Olmert. Elle a tourné court. Depuis que Netanyahou est revenu au pouvoir en 2009, il a tout fait pour étouffer toute tentative de reprise du dialogue. Il s’est même déclaré favorable à l’annexion de la Cisjordanie.
La vraie question est : what next? Que se passera-t-il une fois que cette séquence guerrière sera terminée ? Une dynamique de paix pourrait-elle apparaître ? Cela ne sera pas chose facile. Imagine-t-on les Israéliens négocier après avoir subi une telle humiliation et un pareil carnage ? Pour autant, Israël va-t-il retourner à la case de départ et continuer à occuper et à coloniser comme si de rien n’était ? Il n’y a pas chez les dirigeants israéliens la moindre réflexion, la moindre vision à long terme, sur la sortie de conflit. Du côté palestinien, quelles forces vont émerger à Gaza ? Seront-elles plus extrémistes que le Hamas ou plus modérées et soutenues par une population civile qui n’en peut plus de la dictature de ce mouvement ? L’avenir n’a jamais été aussi obscur et pourtant il paraît évident qu’il n’existe aucune autre une solution à ce conflit qu’une solution politique.
Photo : Tel Aviv, manifestation après les attaques du Hamas. Copyright : Yehuda Bergstein pour Shutterstock.