Se réinvestir diplomatiquement au Moyen-Orient
Entretien avec Alain Dieckhoff et Stéphane Lacroix
Quel est le bilan que l’on peut tirer de l’action de François Hollande ?
Alain Dieckhoff : Deux choses me frappent. Au niveau diplomatique, la position française a été dure sur la Syrie et sur l’Iran. Sur l’Iran, lorsque Laurent Fabius était ministre des Affaires étrangères, la France avait exigé des garanties supplémentaires sur le volet technique avant de signer l’accord avec Téhéran. Sur la Syrie, avec la réaffirmation permanente que le départ de Bachar el-Assad constituait un préalable.
Dans ce pays, les Français ne sont pas parvenus à entraîner les Américains dans une riposte militaire après la découverte que Bachar el-Assad avait franchi la ligne rouge sur la question des armes chimiques. La volonté française était là mais nous ne pouvions pas y aller seuls pour des raisons opérationnelles. Les Etats-Unis ont renoncé et nous nous sommes retrouvés désavoués. Nous n’avons pas eu les moyens de notre politique.
Sur un dossier un peu oublié mais toujours présent, le conflit israélo palestinien, la tentative française de relancer le processus de paix en juin 2016 et en janvier dernier a conduit à la réaffirmation de la solution des deux Etats mais avec rien qui permette de la concrétiser.
La deuxième chose que je voulais évoquer est l’interventionnisme militaire, point important de la politique de François Hollande, davantage encore que de celle menée par Nicolas Sarkozy. Cet interventionnisme militaire concerne essentiellement la lutte contre les différentes sortes de djihadisme. En Afrique, il s’agit de l’Opération Serval au Mali qui a été par la suite élargie à cinq pays de la zone. On en retrouve l’écho avec la participation française dans la lutte contre l’Etat islamique avec l’Opération Chammal. La France est très présente dans une zone allant de l’Afrique de l’Ouest à l’Irak, une politique onéreuse qui sollicite beaucoup les armées. Est-ce que Paris pourra en tirer des bénéfices sur le long terme ? La question est ouverte.
Stéphane Lacroix : François Hollande ne s’est jamais beaucoup intéressé à la politique étrangère. Laurent Fabius était certes plus actif, mais Jean-Marc Ayrault est sur ce point davantage hollandiste. La politique étrangère de François Hollande a quelque peu manqué de vision d’ensemble et a pu sembler décousue.
D’un côté, il y avait des dossiers sur lesquels on affichait des positions de principe : ce sont les dossiers syrien et iranien, les deux étant liés. Le soutien aux rebelles syriens était en partie une position prise contre l’Iran et l’activisme diplomatique pour tenter de bloquer l’accord nucléaire n’était pas sans lien avec le dossier syrien. Cette position de principe était à mon sens tout à fait honorable mais nous ne nous sommes pas donné les moyens de la tenir. Nous avons donné l’impression de parler très fort mais au-dessus de nos moyens. Concrètement, nous avons tenu, notamment en Syrie, une position qui sur le terrain ne s’est pas traduite en grand-chose. On parle beaucoup des aides que nous avons fournies aux rebelles syriens mais celles-ci n’étaient pas du tout décisives. Si elles l’avaient été, nous aurions pu faire gagner les rebelles syriens. Je doute toutefois qu’on l’ait vraiment jamais voulu.
Nous avons également été incapables d’entraîner les Américains avec nous. Traumatisé par la guerre en Irak, Barack Obama s’est montré très frileux sur tout le Moyen-Orient, la zone portant l’héritage des années Bush. La France s’est donc beaucoup agitée mais n’avait pas vraiment les bras pour faire bouger les choses.
D’un côté donc, sur le dossier syrien, nous avons mené une politique de principe qui n’avait pas les moyens de ses principes, tandis que de l’autre côté, nous avons poursuivi une politique qui a pu sembler purement utilitariste, notamment avec les pays du Golfe. François Hollande a été le premier chef d’Etat occidental à être, en 2015, l’invité d’honneur d’une réunion du Conseil de coopération du Golfe, soit la grande organisation régionale qui rassemble les monarchies du Golfe. Cette relation, extrêmement forte, qu’a entretenu le président de la République avec les pays du Golfe peut donner l’impression d’être de la pure diplomatie économique. Le dialogue politique est ici réduit à la portion congrue, nous sommes dans une position qui peut sembler acritique par rapport aux pays du Golfe. Ce contraste entre une position de principe sur la Syrie et ce qui pouvait sembler un alignement acritique sur les pays du Golfe, notamment sur l’Arabie Saoudite, nous a d’ailleurs été beaucoup reproché.
Quelles sont les propositions des cinq principaux candidats1 sur la Syrie ?
Alain Dieckhoff : Ils pensent tous que nous devrons composer d’une façon ou d’une autre avec Bachar el-Assad. C’est l’évolution générale que l’on observe. On le voit avec Donald Trump aux Etats-Unis. Les Américains sont favorables à un rapprochement avec la Russie pour gérer la question syrienne, d’autant que Moscou a pris la place laissée vacante par Barack Obama. François Fillon, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon sont partisans de cette solution par défaut qui va aider Bachar el-Assad puisque parallèlement, l’opposition syrienne est en lambeaux.
Cela permettrait peut-être d’engager le combat final contre l’Etat islamique qui constitue la priorité absolue pour les candidats en raison des conséquences que cela entraîne sur notre territoire. Bachar el-Assad n‘est peut-être pas le dirigeant que nous aurions souhaité mais il est celui avec lequel il va devoir falloir finir par négocier.
Stéphane Lacroix : Benoît Hamon est sur la question syrienne le seul à s’inscrire véritablement dans la ligne du quinquennat de François Hollande en refusant de considérer Bachar el-Assad comme un partenaire. Tous les candidats reconnaissent néanmoins qu’il faut parler à la Russie, y compris Benoît Hamon. L’idée s’est imposée : la Russie pèse tellement aujourd’hui dans la crise syrienne qu’il n’y aura pas de sortie de crise sans dialoguer avec elle. Reste à savoir comment on dialogue avec Moscou. Benoît Hamon a une position qui consiste à dire que Bachar el-Assad est la source du problème et qu’il ne peut être la solution. Imaginer qu’on pourrait jouer Bachar el-Assad contre l’Etat islamique est illusoire, ce qui n’empêche pas que nous devons parler avec les Russes d’une manière ou d’une autre parce que ceux-ci se sont imposés depuis quelques années comme des acteurs incontournables au Moyen-Orient.
Emmanuel Macron a relativement peu parlé de politique étrangère. Sur le dossier syrien, on pourrait dire qu’il a une position intermédiaire, quoique celle-ci ne soit pas absolument claire. Il s’est rendu au début 2017 au Liban où il a plaidé pour une politique d’équilibre. Est-ce le contexte libanais qui l’a conduit à ménager les uns et les autres ou bien cela traduit-il une orientation politique ? Macron semble en tout cas faire partie de ceux qui seraient prêts aujourd’hui à composer avec Bachar el-Assad et insistent sur la nécessité de s’entendre avec les Russes, tout en marquant de réelles divergences avec le projet poutinien.
Et comment se positionnent les principaux candidats sur le dossier iranien ?
Alain Dieckhoff : II existe une assez grande convergence entre les positions des candidats qui sont relativement favorables au maintien de la politique d’ouverture avec l’Iran. Emmanuel Macron insiste sur ce point dans son programme (avec des précautions d’usage, c’est-à-dire le respect de l’accord). François Fillon est, je pense, sur la même position. Son lien avec la dimension libérale économique qui le caractérise joue dans le sens d’un soutien à la politique d’ouverture car celle-ci permet aux entreprises françaises d’être présentes sur le marché iranien, qui est un marché important pour la France. Il peut y avoir des différences mais je ne perçois pas dans la position des candidats en France une volonté de revenir sur l’accord.
Stéphane Lacroix : Je partage l’analyse d’Alain. L’Iran n’est aujourd’hui plus un sujet. Tout le monde considère qu’il faut non seulement parler avec Téhéran mais également qu’il faut faire du business avec l’Iran. Les Iraniens ont su nous en convaincre. Nous aurions pu imaginer que les Iraniens allaient nous faire payer notre position initialement hostile à l’accord nucléaire mais les entrepreneurs français ont été plutôt bien reçus à Téhéran, peut-être précisément parce que nous avons défendu une ligne dure sur l’accord nucléaire et qu’il fallait gagner notre soutien, nous montrer que nous avions tout à gagner à cette réintroduction de l’Iran dans le jeu politique international. Aujourd’hui, tous les candidats s’accordent à considérer que nous devons conserver cette relation avec Téhéran.
Nous n’allons pas nous interdire de critiquer la politique iranienne en Syrie ou dans d’autres pays de la région mais nous pouvons aussi dans le même temps considérer que sur le plan économique, l’Iran est un partenaire nécessaire, une économie émergente importante pour l’Europe. Cette idée semble être quelque chose d’acquis pour les candidats.
Qu’en est-il du côté d’Israël et des Palestiniens ?
Alain Dieckhoff : Chacun des candidats réaffirme la solution des deux Etats. Benoît Hamon, comme JL Mélenchon, vont un peu plus loin que les autres et indique que s’il sont élus, ils reconnaîtront l’Etat palestinien. L’Etat de Palestine a été reconnu par plusieurs Etats en Amérique du Sud mais par peu de pays en Europe, hormis la Suède. En ce sens la reconnaissance de l’Etat palestinien par la France, qui est un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, serait vraiment une chose nouvelle. La plupart des candidats sont prudents, la position de Benoît Hamon est la plus marquée à gauche.
Au-delà, la capacité de la France à vraiment impulser quelque chose pour redynamiser la négociation israélo-palestinienne n’est pas au rendez-vous et cela ne devrait pas changer.
Stéphane Lacroix : Comme sur le dossier syrien, Benoît Hamon veut afficher une politique de principe et mettre la question des droits de l’homme au centre. Il se situe plutôt dans le camp pro-palestinien, ce qui constitue une vraie rupture au Parti socialiste avec la position prudente précédemment adoptée par le parti. Jean-luc Mélenchon et le Parti de gauche sont eux aussi, et depuis longtemps, sur une ligne pro-palestinienne. Les autres candidats ne sont pas beaucoup exprimés sur cette question et soutiennent d’une manière ou d’une autre le statu quo. On retrouve donc ici un clivage droite/gauche alors que la ligne de partage sur cette question séparait plutôt auparavant l’extrême gauche de tous les autres.
Vous le dites vous-mêmes, les candidats s’expriment peu sur l’international et que seul Benoît Hamon se distingue un peu des autres par ses propositions. Qu’en est-il de Marine Le Pen ?
Alain Dieckhoff : Il y a peu de chose sur son positionnement mis à part des pétitions de principe sur une France puissante. Elle souhaite se rapprocher de la Russie car sa politique insiste sur le rôle des Etats nations. Par son voyage en Israël, elle a essayé de démontrer qu’il n’existait pas de dimension d’antisémitisme au Front national, ce voyage était en fait à vocation de politique intérieure. Marine Le Pen essaie de jouer sur le fait qu’il existe une communauté qui unit de facto la France et d’autres pays occidentaux à Israël : tous sont opposés au djihadisme et à l’islamisme radical.
Stéphane Lacroix : Marine Le Pen développe une vision du Moyen-Orient très simpliste et binaire qui rappelle un peu celle du président américain Donald Trump. Il y a d’un côté la catégorie terrorisme/islamisme/djihadisme qui recouvre des réalités assez différentes mais qu’elle construit comme un pôle qui fait face à un autre pôle regroupant pêle-mêle Israël, les régimes autoritaires arabes et la Russie. C’est dans cette logique binaire que la question des chrétiens d’Orient prend aussi toute son importance. Mais on ne trouve pas d’analyse de la complexité des crises et des acteurs dans le programme du parti.
On peut également reprocher à François Fillon cette lecture binaire, qui ne reconnaît pas la complexité des acteurs comme on peut le constater dans son livre Vaincre le totalitarisme islamique2 ou dans ses prises de position sur la Russie. L’idée que ceux qui ont les mêmes ennemis sont de facto dans le même camp est donc partagée par Marine Le Pen et jusqu’à un certain point, par François Fillon.
Quels « conseils » pourriez-vous donner aux politiques français ?
Alain Dieckhoff : Le prochain président devrait affirmer plus fortement sa voix par la diplomatie car la France a été très présente sur le terrain de façon militaire mais peu diplomatiquement et la seule diplomatie passant par les armes est insuffisante. Nous devons avoir une parole qui porte, une parole qui ne soit pas seulement économique, sur le fait que nous souhaitions placer nos entreprises ce qui est par ailleurs tout à fait légitime ou vendre nos armes ce qui constitue aussi une dimension importante, mais une parole qui soit aussi celle d’une diplomatie d’influence, portée par une certaine rhétorique, par certains principes. Il faut réaffirmer une voix autonome de la France au Moyen-Orient et qui soit qui articulée avec l’Union européenne. Il me semble d’autant plus vital avec la perspective de la sortie du Royaume-Uni de l’Union que cette voix française soit articulée avec les 26 autres Etats membres, et notamment les plus importants comme l’Allemagne, qui par ailleurs fait un retour dans les affaires internationales. Nous possédons le troisième service diplomatique au monde après les Etats-Unis et la Chine. Nous devons porter notre voix particulière et la rendre plus audible. Nous devons donner une vision d’ensemble à notre politique étrangère, la doter d’une perspective rassembleuse.
Stéphane Lacroix : Notre diplomatie semble parfois réduite à sa dimension économique au détriment de sa dimension politique. On peut tout à fait faire du commerce avec des Etats, les entreprises françaises en ont besoin et nous devons être réalistes : nous ne pouvons pas nous limiter à une position de principe qui soit déconnectée des réalités mais nous pouvons cependant tenir un discours de valeurs et parler des droits de l’homme dans le même temps. Nous pouvons entretenir avec l’Arabie Saoudite une relation de confiance qui se traduit par des gains sur le plan économique mais cela ne doit pas nous empêcher, lorsque nous estimons cela nécessaire, de tenir aux Saoudiens un discours de vérité. La politique n’est certes pas une simple affaire de morale, mais au-delà de cette dimension morale, tenir un discours de vérité n’est pas forcément contraire à nos intérêts. La politique n’est pas un jeu à somme nulle. Nous l’avons vu avec l’Arabie Saoudite et l’Iran. Nous avons donné l’impression de nous être alignés sur l’Arabie Saoudite en adoptant la position saoudienne sur l’Iran, soit une position radicalement hostile à l’accord nucléaire. Néanmoins, nous n’avons pas signé avec les Saoudiens desquels nous étions proches tous les contrats que nous espérions, peut-être parce que notre soutien était acquis et que l’économie sert aussi à obtenir le soutien des Etats. De l’autre côté, les Iraniens nous ont ouvert les portes de leur marché après la signature de l’accord nucléaire, peut-être justement parce que les Français étaient ceux qu’il fallait convaincre, ceux dont il fallait gagner le soutien.
Finalement, l’alignement ou le suivisme en politique étrangère ne nous apportent pas forcément les bénéfices économiques escomptés.
L’indépendance, position qui nous permettrait de tenir aux uns et aux autres un discours en phase avec nos valeurs, sans idéalisme excessif mais en étant fermes sur un certain nombre de principes, est tout à fait tenable et n’est nullement incompatible avec des gains économiques. Cette indépendance est désirable sur le plan philosophique ; elle est également viable pour notre diplomatie et pour notre économie. En outre, tenir un discours en phase avec nos valeurs est crucial pour nous permettre de continuer à nous adresser aux sociétés des pays du Moyen-Orient. A l’occasion de la parenthèse des printemps arabes en 2011-2012, nous avons découvert que les sociétés existaient mais en 2013, la diplomatie est revenue au Business as usual. Nous avons traité avec les dictateurs ; Sissi est notre meilleur ami ; les monarchies du Golfe sont le nec plus ultra. Nous avons oublié les sociétés qui n’ont jamais cessé de compter et qui vont de nouveau compter à l’avenir car le mouvement qui a débuté il y a cinq ou six ans n’est pas terminé. Un discours de valeurs intransigeant sur les droits de l’homme et les principes démocratiques est un moyen d’envoyer des signaux aux sociétés, il est une manière de leur signifier que nous ne les avons pas oubliées, que nous ne pensons pas que le monde arabe puisse revenir à la période où il n’était représenté que par des dictateurs. Il faut bien sûr parfois se montrer prudent et veiller à ne pas court-circuiter les Etats mais nous pouvons tenir un discours suffisamment complexe et nuancé qui contienne des messages pour les uns et pour les autres.