Retour sur les effets de la marche du Tipnis en Bolivie
Écrit par Elise Gadea
Quelques mois après la Marche du Tipnis en Bolivie et bien que le gouvernement d'Evo Morales a retiré le projet de route autour duquel se concentraient les mobilisations, les tensions entre le gouvernement et les organisations sociales paysannes et indigènes se maintiennent.
Elise Gadea, doctorante en sociologie à Paris III, travaillant sur le thème de la justice communautaire, revient sur les causes du conflit où se mêlent des désaccords sur la conduite des politiques publiques mais aussi des divisions inter groupes.
L'empreinte de la marche du TIPNIS en Bolivie.
L'Etat Plurinational de Bolivie est souvent cité en exemple pour sa reconnaissance des peuples indigènes. La lutte « décolonisatrice »[1] d'Evo Morales contre le néolibéralisme, à l'origine de la nouvelle Constitution politique de l'Etat Plurinational bolivien, a déclenché des manifestations de liesse populaire dans tout le pays. Depuis 2006, la révolution indienne lancée par les gouvernements d'Evo Morales aura permis aux différents peuples indigènes, longtemps éloignés du pouvoir, d'être massivement représentés au parlement et de jouir ainsi d'une véritable visibilité politique. Le président lui-même, Evo Morales s'était fait introniser président en 2005 dans les us et coutumes de la cérémonie aymara à Tihuanaku[2]. Le gouvernement du MAS (le parti du président) défend la Pachamama et les droits indigènes[3] comme les principaux vecteurs du « processus de changement » vers un Etat plurinational. En outre, le récent conflit du TIPNIS -Territorio Indígena del Parque Nacional Isiboro Secure- qui a opposé certaines communautés indigènes de ce parc naturel au gouvernement, vient contraster cette image, souvent idéalisée, des relations entre le gouvernement et les différents peuples indigènes. Le point de départ de ce conflit provient d'un projet de route qui devait désenclaver les régions isolées de l'Amazonie bolivienne. Le tracé II qui avait été sélectionné par le gouvernement pour rejoindre San Ignacio de Moxos et Villa Tunari devait passer par le TIPNIS, et diviser ainsi ce parc naturel. L'attitude du gouvernement dans la gestion du conflit du TIPNIS a surpris et heurté la population bolivienne. Bien plus, elle a marqué la rupture entre Evo Morales et une grande partie de son électorat. Le divorce était déjà latent, le conflit autour du Tipnis a mis à jour des tensions latentes depuis la réélection d'Evo Morales en 2009. En quoi ce conflit marque les limites de cette fameuse révolution indigène ? Que relève-t-il des relations entre Evo Morales et les différents groupes indigènes ? Ce sont les interrogations que souhaite éclairer cet article afin de mieux comprendre les revendications des organisations indigènes en Bolivie.
Une partie des opposants au tracé de la route qui traverse le TIPNIS est venue manifester un désaccord plus général à la politique conduite par le gouvernement. Il ne s'agit pas que d'une réaction au manque de négociation du gouvernement dans cette affaire. A la suite de l'intervention policière ont surgi dans tout le pays de nombreuses manifestations de soutien aux manifestants du TIPNIS. Le mouvement de rejet du tracé de la route a alors pris beaucoup plus d'ampleur. Ce conflit a ouvert une brèche importante dans les relations entre les indigènes[4] d'un côté et les producteurs de coca et les colonisateurs de l'autre. Les colonisateurs, appelés aussi colons interculturels, sont des habitants de l'altiplano qui ont migré vers le bassin amazonien ou vers les basses terres[5].
L'attitude du gouvernement relativement tolérante vis-à-vis des colons interculturels et, au contraire, violente vis-à-vis des marchistas a mis le feu aux poudres. Ce projet de route a fait émerger des conflits sous-jacents relatifs à l'utilisation des terres amazoniennes. Il a ré-ouvert le débat sur l'augmentation des hectares cultivés de coca en Bolivie et sur la hausse du narcotrafic dans ce pays. Dans les manifestations il n'était pas rare de voir des slogans qui interpelaient sur les réelles motivations économiques du gouvernement concernant le tracé de cette route. Ainsi les manifestants criaient « ni coca, ni soja, on ne touche pas au TIPNIS » ou encore « Evo tu n'es pas que le président des cocaleros ». En effet, Evo Morales, colonisateur d'origine indienne aymara devenu cocalero, a toujours soutenu la culture de la feuille de coca dans le pays. Dans ce conflit, la société civile et les ONG écologistes et indigénistes ont soutenu les manifestants du TIPNIS alors que l'Etat a plutôt appuyé les colonisateurs et les producteurs de coca. Ainsi, lorsque les manifestants du TIPNIS sont arrivés à La Paz le mercredi 19 octobre, des dizaines de milliers de personnes sont venus les soutenir dans les rues de la capitale du pays pour défendre leur cause. Les manifestants du TIPNIS sont entrés en héros dans La Paz sous des banderoles de bienvenue et des applaudissements.
La pression de la société civile[6] a eu droit sur la modification du tracé de la route néanmoins la fracture sociale reste ouverte. Le conflit du TIPNIS est donc officiellement résolu, mais l'Etat réussira t-il à instaurer de nouveau la paix sociale ? La révolte populaire qui s'est organisée face au projet de route pourra-t-elle disparaître sans une autocritique profonde de la part de l'Etat sur sa conception du développement national ? Deux conflits se dessinent désormais : celui entre le gouvernement et les organisations sociales indigènes mais aussi celui, plus large, entre le gouvernement et les ONG.
En effet, le conflit du Tipnis a accentué la division sociale entre les organisations paysannes et indigènes qui s'étaient regroupées depuis la première élection d'Evo Morales. Liées autour d'un pacte pour soutenir les propositions du monde rural dans la rédaction de la nouvelle constitution, les cinq principales organisations paysannes indigènes[7] avaient ensuite poursuivi leur action en se constituant en conseil politique auprès du gouvernement. Du statut de groupe de pression, le Pacte de l'unité est passé à celui de « Conseil politique ». Depuis l'explosion du conflit du Tipnis, certaines instances se sont retirées de cette alliance. Les organisations des peuples amazoniens (CIDOB) et de l'altiplano (CONAMAQ)[8] ont affirmé officiellement leur soutien aux manifestants du TIPNIS. Inversement la confédération des femmes indigènes Bartolina Sisa, la confédération syndicale unique des travailleurs paysans et celle des colonisateurs de Bolivie ont maintenu leur soutien au gouvernement. Le conflit du Tipnis a ainsi eu droit sur les divergences entre ces organisations mettant leur pacte en péril. Le vice-président, Álvaro García Linera, a d'ailleurs déclaré en se référant aux divisions au sein du Pacte que : « la Colonne vertébrale du premier Etat Plurinational du continent est pénétrée » [9].
Ce conflit a également questionné l'impact politique de l'action humanitaire dans ce pays. Certaines ONG nationales[10] se sont vues accusées par le gouvernement bolivien d'influencer les manifestants du TIPNIS. Le gouvernement a donc ordonné la création d'une commission parallèle pour vérifier quelle était la participation de ces ONG dans le pays et quels étaient leurs liens avec les manifestants.
Les acteurs internationaux, et surtout les ONG présentes en Bolivie, qui étaient très attentives et plutôt bienveillantes par rapport au processus de changement, ont maintenant un regard plus méfiant sur ce dernier. Evo Morales a ainsi voulu dans ce conflit renforcer sa suspicion vis à vis de l'action des Etats-Unis et de certaines ONG présentent en Bolivie alors même que ces dernières jouent un rôle important dans la vie économique, sociale et même politique du pays.
Ce conflit aura tout de même permis de générer un débat plus large sur le droit de consultation des peuples indigènes concernant tout projet qui peut les affecter. Le conflit du TIPNIS n'est en soi rien d'autre qu'un désaccord sur la manière donc le gouvernement doit prendre en compte la parole des peuples indigènes concernant des projets qui les affectent.
Les manifestants ont d'ailleurs obtenu la création d'une commission interparlementaire chargée de préparer une loi qui établit de manière claire quand, comment et dans quels cas doit s'appliquer une consultation auprès des peuples indigènes en Bolivie[11].
La révolution indienne qu'a instaurée Evo Morales démontre ici son efficacité, même si cela se fait aux dépens du gouvernement qui l'a impulsée. Le conflit du TIPNIS témoigne que les peuples indigènes boliviens sont organisés, entourés et qu'ils constituent maintenant une véritable force sociale, avec une capacité d'action redoutable. Le TIPNIS a définitivement changé le paysage social et politique bolivien, en proie aux fréquents conflits qui opposent peuples indigènes à l'Etat ou aux entreprises privées[12]. Ce conflit ouvre donc une fenêtre de tir importante pour les indigènes de ce pays.
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[1] Evo Morales préconise l'application de politiques « décolonisatrices » en rupture totale avec les gouvernements antérieurs et les politiques qui maintiennent une certaine hiérarchie culturelle sous-jacente entre culture occidentale européenne et indienne.
[2] Tihuanaku, est un lieu important, voire sacré, pour les peuples indigènes des Andes boliviens. Ce site archéologique abrite les ruines d'une des plus grandes cultures pré-inca, dont le rayonnement s'étendait sur toute la zone andine. Cette civilisation est importante car la culture tihuanakote est considérée comme la plus importante culture préhispanique bolivienne. Le choix d'Evo Morales de se faire investir de ses fonctions de chefs de l'Etat bolivien, par les Autorités aymaras indigènes, à Tihuanaku est donc un symbole fort.
[3] Evo Morales a notamment organisé la conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre Mère, à Chuquisaca, en Bolivie, en 2010. Cette conférence se voulait la réponse des pays du Sud sur le changement climatique. A cette occasion le discours du président bolivien sur les méfaits de la culture occidentale par rapport aux vertus des cultures indiennes boliviennes n'est pas passé inaperçu.
[4] Les colonisateurs et les producteurs de coca s'allient surtout dans le rejet des différents projets de sauvegarde des territoires indigènes, les fameux Territorios Comunitarios de Origen (TCO) sont un exemple. Les TCO reconnus dans la Constitution de 1994, sont une modalité de protection de la propriété agraire où les peuples indigènes paysans et leurs communautés peuvent développer des systèmes d'organisation économique, sociale et culturelle communautaires. Les colonisateurs et les producteurs de coca voient dans la protection des territoires indigènes un frein à l'expansion de leurs terres cultivables.
[5] L'identité des colonisateurs est marquée essentiellement par leur activité économique. Ce groupe qui s'auto-dénommait, avant l'arrivée au pouvoir d'Evo Morales « les colons » revendique maintenant le nom de « communautés interculturelles », ce qui implique une valorisation des différentes provenances ethniques qui existent au sein de ces communautés. Le nom « communautés interculturelles » est plus en adéquation avec les revendications « décolonisatrices » de ce gouvernement. Ce nom leur a d'ailleurs permis de revendiquer une appartenance ethnique et d'être ainsi associés aux autres institutions indigènes boliviennes. Depuis quelques années certains colons, ou communautés interculturelles, se sont mis à cultiver la feuille de coca, ce qui a favorisé un certain rapprochement avec les cultivateurs de coca et des alliances ponctuelles, comme ce fut le cas lors du TIPNIS.
[6] Le gouvernement a fini par céder aux demandes des marchistas, déclarant le 25 octobre 2011 le TIPNIS comme un Parc Naturel intangible. La route entre San Ignacio de Moxos et Villa Tunari passera donc par la bordure du TIPNIS.
[7] la CONAMAQ (Consejo Nacional de Ayllus y Markas del Qullasusyu), la CIDOB (La Confederación de Pueblos Indígenas de Bolivia), la CSUTCB (Confederación Sindícale Única de Trabajadores Campesinos de Bolivia), la Confederación de Colonizadores de Bolivia et la Federación Nacional de Mujeres Campesinas Bartolina
[8] Cependant si la CONAMAQ soutient officiellement les manifestants du TIPNIS, à l'intérieur même de cette institution les avis sont partagés. De nombreux indiens de la CONAMAQ ont participé à des manifestations affirmant leur soutien au gouvernement.
[9] Propos recueillis le samedi 19 novembre par le journal régional Correo del Sur.
[10] D'après le journal Pagina Siete du 9 septembre, les ONG mises en cause sont le CEJIS, Fodomade, Lidema et Cipsa.
[11] La réforme sur le droit à être consulté des peuples indiens faisait partie d'un des dix-sept points de négociation des manifestants du TIPNIS.
[12] Il est plutôt rare que les peuples autochtones obtiennent gain de cause dans ce type de conflit.