Analyses

Politiques Publiques - Recomposition de l'Etat

Les enjeux de la réforme de l'Etat en Amérique latine

Écrit par Julie Devineau

Depuis les indépendances, la réforme de l'Etat a été une antienne du discours des dirigeants latino-américains ; pour les élites, elle était intimement associée à la lutte contre le chaos, l'anarchie qui menaçait leurs sociétés (Pécaut, 1987). A partir de la fin du XIXe siècle, moment où les Etats latino-américains ont commencé à se consolider, l'Etat se devait à la fois d'imposer cet ordre introuvable et de structurer les nations en devenir. Les grandes doctrines politiques du siècle ont marqué les initiatives successives de réorganisation de l'administration publique (Méndez, 1997) : la doctrine libérale-positiviste, le national-populisme, l'Etat militaire bureaucratique....

La question de l'administration publique a été temporairement mise entre parenthèses pendant les années 1980 où dominaient essentiellement les enjeux de la transition démocratique et de politique économique. Mais le thème a de nouveau été inscrit à l'agenda depuis la fin des années 90. Si les attentes des acteurs engagés dans le chantier de la réforme de l'Etat sont variables, et s'il existe de fortes résistances administratives, syndicales et politiques à la réforme (Geddes, 1994), un consensus minimal est apparu sur la nécessité de disposer d'une administration plus professionnelle et moins politisée. Alimenté par les organisations internationales, les communautés épistémiques et les fondations privées, l'agenda de la réforme de l'Etat est structuré par des « recettes » qui empruntent à différents registres doctrinaires (Bezes, 2007) :

  • Le modèle wébérien de la bureaucratie, avec des projets de professionnalisation du service public, de réforme fiscale et de lutte contre la corruption
  • Le modèle du New Public Management (mise en place d'une gestion par les résultats, introduction des mécanismes du marché au sein de l'administration, flexibilisation de l'emploi public)
  • Le modèle décentralisé, où l'institutionnalisation des gouvernements locaux signifie à la fois une transformation des équilibres de pouvoir au sein de l'administration en général mais aussi l'idée que la construction / la réforme de l'Etat doit passer par « le bas ».

La réforme de l'Etat cesse donc d'être un enjeu strictement national dans les années 90 en devenant à la fois plus local et plus international. L'importance des gouvernements nationaux est, toutes proportions gardées, amenuisée dans les processus de réorganisation de leur propre administration. Les programmes de réforme administrative sont suggérés avec plus ou moins d'insistance par les organisations internationales (cf. la campagne de la Banque Mondiale contre la corruption), voire font abstraction des gouvernements centraux en finançant directement les gouvernements locaux. Sous l'égide des organisations internationales et des fondations privées, des rencontres internationales de gouvernements locaux sont organisées, des procédures de coopération décentralisée sont mises en œuvre : la focale est mise sur l'innovation locale, l'objectif est de comparer et d'échanger les « bonnes pratiques » administratives.

Yves Dezalay et Bryant Garth ont montré que l'appropriation des paradigmes sur la « restructuration du pouvoir d'Etat » en Amérique Latine était influencée par les luttes d'experts au niveau national. En extrapolant ce raisonnement aux niveaux sub-nationaux, il est de plus en plus évident que la question de la réorganisation bureaucratique et fiscale de l'Etat est saisie politiquement par les gouvernements locaux. Selon l'histoire et la culture politique de chaque pays, la politisation « par le bas » de l'enjeu de la réforme de l'Etat, et en particulier la question fiscale, s'organise selon des lignes de fracture centre / province (Mexique, Argentine) ou province / province (Bolivie, Brésil).

Comment caractériser aujourd'hui les Etats et les administrations latino-américaines au regard des grandes typologies de l'administration publique ? Les tentatives de catégorisation des administrations se heurtent à plusieurs difficultés : d'une part, l'information des Etats sur leur propre administration est souvent lacunaire. D'autre part, les administrations sont très fragmentées avec la coexistence en leur sein d'une multiplicité de statuts, de processus de recrutement et de modèles d'organisation. Enfin, beaucoup d'Etats latino-américains ont connu récemment de grandes réformes législatives visant à réorganiser l'emploi public (fin des années 90 et années 2000) et il est prématuré de dresser des conclusions définitives sur l'impact des réformes (notamment en Equateur, au Pérou, au Mexique, au Chili ou encore en Argentine). Quoi qu'il en soit, après la période « d'Etat minimal » des années 80, les administrations latino-américaines sont aujourd'hui écartelées entre trois modèles, qu'elles expérimentent toutes peu ou prou :

  • L'administration clientéliste (voire patrimonialiste) ; ces schémas sont particulièrement forts dans les pays d'Amérique Centrale (à l'exception du Costa Rica), au Paraguay et en République Dominicaine
  • L'administration méritocratique « wébérienne », dont l'exemple le plus représentatif serait l'administration fédérale brésilienn
  • L'administration « managériale » ; c'est le Chili qui s'est engagé le plus loin sur cette voie.

Bibliographie de Base:

BEZES, Philippe (dir.). Dossier de Critique Internationale, "Réformes de l'Etat et transformations démocratiques : le poids des héritages". Avril-juin 2007, n°35, p. 10-117.

BRESSER PEREIRA, Luiz Carlos & SPINK, Peter (dir.). Reforming the state : managerial public administration in Latin America. Boulder : Lynne Riener, 1999.

DEZALAY, Yves, GARTH, Bryant. La mondialisation des guerres de palais : la restructuration du pouvoir d'Etat en Amérique latine, entre notables du droit et "Chicago boys". Paris : Le Seuil, 2002.

ECHEBARRIA, Koldo (dir.). Informe sobre la situación del servicio civil en América Latina. BID (Red de gestión y de transparencia de la política pública), 2006. http://idbdocs.iadb.org/wsdocs/getdocument.aspx?docnum=737337

FALLETI, Tulia. "A Sequential Theory of Decentralization: Latin American Cases in Comparative Perspective," American Political Science Review, 99(3), août 2005, p. 327-346.

http://www.polisci.upenn.edu/index.php?option=com_content&task=view&id=15&Itemid=26

GEDDES, Barbara. Politician's dilemma : building state capacity in Latin America. Berkeley: University of California Press, 1994.

KLIKSBERG, Bernardo. "L'administration publique en Amérique latine : promesses, frustrations et nouveaux examens", Revue internationale des sciences administratives, juin 2006, 71(2), p. 327-345.

LORA, Eduardo (dir.). The state of the state reform in Latin America. Washington : Banque Interaméricaine de Développement / Stanford University Press, 2007.

MENDEZ, José Luis, « The Latin american administrative tradition", in International encyclopedia of public administration and policy, Boulder, Westview, 1997, p. 1254-1261.

SCHNEIDER, Ben Ross & HEREDIA, Blanca. Reinventing Leviathan : The Politics of Administrative Reform in Developing Countries. Coral Gables, Boulder: North-South Center Press, 2003.

PECAUT, Daniel, L'ordre et la violence. Evolution socio-politique de la Colombie entre 1930 et 1953. Paris, Editions de l'EHESS, 1987.

ROUSSEAU, Isabelle. Mexique, une révolution silencieuse ? Elites gouvernementales et projet de modernisation, 1970 - 1995. Paris : l'Harmattan, 1999 (édition en espagnol publiée au Colmex, CEI, 2001).

ROUQUIE, Alain, L'Etat militaire en Amérique latine, Le Seuil, 1982.

 

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