2025 comme moment inédit dans l’histoire nucléaire globale
Nous entrons dans l’année du 80e anniversaire des premières explosions nucléaires, à Alamogordo, dans le nouveau Mexique le 16 juillet, à Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945. Depuis, plus de 2000 explosions nucléaires ont eu lieu, libérant l’équivalent de 29 000 Hiroshima dans l’atmosphère et si les menaces nucléaires ont parfois eu des effets dissuasifs, dans certains épisodes particuliers, seuls des facteurs excédant le contrôle ont empêché des explosions nucléaires non-désirées. Et deux projets antagonistes demeurent quant aux arsenaux nucléaires. L’un considère que ces armes sont des conditions nécessaires à la sécurité nationale et internationale et un autre considère au contraire qu’elles constituent des risques de sécurité internationale et appelle à un monde sans armes nucléaires. L’existence de ce choix est d’autant plus importante que la recherche a établi qu’il était possible de démanteler la totalité de l’arsenal existant en moins de dix ans même en l’absence de progrès technologique. A l’heure de la guerre en Ukraine, les partisans de ces deux futurs possibles construisent des « leçons » au service de leurs objectifs pré-définis. Sachant cela, l’année 2025 constitue un inédit dans l’histoire globale de l’âge nucléaire à plus d’un titre.
Commençons par les constantes. Avec plus de 12 000 armes nucléaires sur la planète, localisées dans 15 pays (9 détenteurs et 6 hôtes), l’arsenal nucléaire mondial, reste très en excès par rapport aux exigences de la dissuasion nucléaires telles que définies par les Etats-majors des Etats dotés eux-mêmes. Cela a été le cas pour la majorité de l’âge nucléaire. Les exigences de la dissuasion nucléaire ne suffisent pas à expliquer la forme ou le rythme du déploiement des arsenaux nucléaires sur la planète. Autre constante, l’explosion d’une portion infime de l’arsenal nucléaire mondial suffirait à mettre fin à la civilisation telle que nous la connaissons. De même, depuis 1980, plus aucun essai nucléaire atmosphérique n’a été conduit même si les effets de ces essais restent à mesurer pleinement. Depuis 1971 et la résolution 2758 de l’assemblée générale des Nations unies qui assigne à la Chine populaire le statut de seul représentant de la Chine aux Nations unies, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, qui ont pour mandat « la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales » (d’après l’article 24, alinéa 1 de la charte des Nations unies) affirment pratiquer la dissuasion nucléaire. En d’autres termes, ils se sont rendus capables de mettre fin à la civilisation telle que nous la connaissons, ont normalisé cette capacité de destruction, les plans visant à la mettre en œuvre et la communication de la détermination à la mettre en œuvre en tant que conditions nécessaires à la sécurité nationale et internationale. Alors que l’article 26 de la charte des Nations Unies leur enjoint de « favoriser l'établissement et le maintien de la paix et de la sécurité internationales en ne détournant vers les armements que le minimum des ressources humaines et économiques du monde », quatre des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations Unies sont durablement les plus gros exportateurs d’armement au monde. Le 5e membre permanent, le Royaume-Uni, est à la 7e place d’après les données du SIPRI pour la période 2019 à 2023. A eux cinq, ils sont responsables de plus de 70% des exportations d’armement dans le monde.
2025 risque de poursuivre la tendance d’augmentation des dépenses consacrées aux armes nucléaires par les Etats dotés, dans le cadre de programmes dits de « modernisation », qui dans certains cas consistent à augmenter la durée de vie des arsenaux, dans d’autres à augmenter leurs tailles ou à développer de nouvelles capacités. Cette tendance a commencé au printemps 2010 et l’augmentation des dépenses au cours des cinq dernières années a été substantielle. 2025 est aussi très probablement la dernière année au cours de laquelle les arsenaux nucléaires américains et russes – qui représentent à eux seuls près de 90% des arsenaux nucléaires mondiaux – seront encore régis par des traités de maîtrise des armements bilatéraux. En effet, après la sortie du traité sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI) de 1987 par les deux parties qui l’a rendu caduc en 2019, il ne restait que le traité New Start, entré en vigueur en 2010 et étendu jusqu’au 5 février 2026. La Russie a d’ores et déjà suspendu sa participation au traité depuis 2023. Au regard du temps nécessaire pour l’extension d’un tel traité et du rejet du Président élu Trump pour les traités de maîtrise de la technologie nucléaire – c’est la première administration Trump qui était sorti du traité FNI et avait mis fin à l’accord de Vienne de 2015 sur le nucléaire iranien –, il y a fort à parier que l’année 2026 sera marquée par la fin du dernier traité bilatéral de maîtrise des armements nucléaires entre les deux puissances. Cela nous ferait entrer dans une ère inédite depuis 1972 et la signature du traité ABM qui visait à limiter les missiles balistiques.
Si l’on entre maintenant dans l’inédit, force est d’observer qu’en 2025, deux Etats dotés d’armes nucléaires sont impliqués dans des guerres conventionnelles : la Russie en Ukraine et Israël à Gaza. Dans le même temps, nous entrons dans une ère climatique inédite – 2024 ayant été la première année à dépasser la barre des 1,5°C de réchauffement climatique. En plus de cela, les Etats membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies ayant une responsabilité particulière quant à la paix et la sécurité internationale produisaient à eux seuls 51% des émissions de gaz à effet de serre mondial en 2020 et étaient responsables de plus de 53% des émissions historiques depuis 1750 selon les chiffres de la Union of Concerned Scientists. Les annonces récentes du Président Trump, qui s’était déjà retiré de l’accord de Paris sur le climat en 2020, quant à son désir de relancer les forages pétroliers et d’accélérer l’exploitation du gaz de schiste, promet d’accentuer la dynamique. Mais si l’on s’interroge communément sur les effets du changement climatique sur les politiques de sécurité, y compris nucléaire, l’effort préalable qui consiste à documenter les effets des politiques de sécurité sur le changement climatique est rarement fait. Et les interdépendances entre transformations environnementales et armes nucléaires sont supposées absentes ou gérables par les institutions et pratiques existantes mais ces suppositions ne sont rien de plus que cela.
Ensuite, les dirigeants des Etats dotés d’armes nucléaires en 2025 sont plus âgés que jamais. Pour la première fois dans l’histoire de l’âge nucléaire, six responsables politiques en capacité d’initier une guerre nucléaire auront 70 ans ou plus en 2025 (Donald Trump aura 79 ans, Narendra Modi 75, Benjamin Netanyahou 76, Vladimir Poutine 73, Xi Jingpin 72 et Asif Ali Zardari 70).
Les armes nucléaires que nous construisons sont des atouts dans certains futurs possibles mais des handicaps dans d’autres et deux horizons opposés sont proposés. Face à cette situation, la recherche académique a trop longtemps laissé aux think tanks ou aux acteurs institutionnels le monopole du discours sur les réalités nucléaires. Une conséquence, parmi d’autres, est le fait les récits des crises les plus importantes de l’âge nucléaire, tels que répétés par de nombreux acteurs, ont longtemps été incomplets ou faux et ne laissent pas de choix autre que la continuation de la politique existante. Il est essentiel de se rendre capable de connaître les effets de la nucléarisation du monde afin de choisir un avenir en connaissance de cause. Afin de se rendre capable de choisir la continuation de la politique existante ou un changement à définir, il faut d’abord envisager et évaluer des effets possibles au-delà des intentions des décideurs et éviter tout financement porteur de conflit d’intérêt susceptible d’introduire des biais dans l’analyse.
Vous êtes chaleureusement invités à venir assister à la présentation des résultats de recherche du projet ERC NUCLEAR sur les effets de la nucléarisation des Etats et du monde, dans le contexte d’une nouvelle administration Trump et d’un changement climatique rapide, le 22 janvier prochain, dans les salons scientifiques de Sciences Po, dont voici le programme et le lien d’inscription.