Gagner la guerre par le droit en Afghanistan ? Entretien avec Adam Baczko
Entretien avec Adam Baczko, auteur de La guerre par le droit. Les tribunaux Taliban en Afghanistan, paru aux éditions CNRS (2021).
Vous écrivez dans l’introduction de votre ouvrage, « Droit et guerre civile sont regardés comme des concepts antithétiques, les guerres civiles étant souvent décrites comme des situations de chaos, d’effondrement et d’anarchie » et donc de retrait ou d’anéantissement du droit. Or on constate souvent la coexistence de systèmes juridiques parallèles dans des situations de guerre civile. Néanmoins, ceux-ci peuvent-ils coexister à long terme ?
Adam Baczko : Non et c’est tout le problème, en Afghanistan, comme en Syrie ou au Mali. Les contextes de guerres civiles ne sont pas des moments de suspension du droit comme on l’imagine intuitivement, mais bien de multiplication de systèmes juridiques. Cette lutte entre plusieurs droits peut durer cinq, dix et même quarante-trois ans dans le cas de l’Afghanistan.
L’ordre international contemporain reste construit sur la souveraineté des États et cette compétition reste donc intrinsèquement instable. Plusieurs systèmes ne peuvent coexister, car un seul bénéficie de la reconnaissance internationale et des ressources considérables que cette légitimité confère. C’est d’autant plus le cas que les sécessions sont finalement très rares depuis la fin de la décolonisation. Ainsi, à terme, la pérennité des jugements rendus dans un contexte de guerre civile dépend de l’évolution militaire du conflit, autrement dit de la victoire d’un camp sur l’autre.
Par ailleurs, au-delà de la reconnaissance internationale, la compétition dans le domaine du droit se traduit par une incertitude juridique radicale qui est source d’une intense conflictualité qui alimente la guerre. À tout égard, la coexistence de différents droits est structurellement instable.
La légitimité peut-elle changer de camp ? Une guerre civile peut-elle – aussi – se gagner par le droit, par l’instauration d’un droit différent de celui du régime en place ?
Adam Baczko : Oui, c’est ce qui s’est passé en Afghanistan où l’intervention occidentale en 2001 avait pourtant suscité de nombreux espoirs. Les Taliban ont gagné la guerre dans le domaine juridique d’abord parce que les États-Unis et leurs alliés l’ont perdue : en menant leurs opérations en dehors de tout cadre légal, avec des abus récurrents des forces spéciales américaines et des milices qu’elles ont mises en place ; en produisant un droit détaché des préoccupations des Afghans ; en négligeant durant des années le système judiciaire ; en offrant l’impunité à des potentats qui se sont accaparé les terres, l’aide occidentale et les ressources de l’État.
C’est par contraste avec ces pratiques que les Taliban sont parvenus à incarner l’autorité étatique dans les campagnes. Le fait que le système judiciaire Taliban était, du point de vue de mes interlocuteurs, plus fiable, plus accessible et plus familier a donné une légitimité au mouvement, y compris auprès d’Afghans qui n’en n’étaient pas partisans. L’Afghanistan est ici un cas d’école, il montre que l’exercice de la justice est un espace essentiel de légitimation, que les belligérants peuvent gagner et perdre la guerre par le droit.
D’où viennent les juges Taliban et comment sont-ils recrutés ?
Adam Baczko : Les Taliban recrutent leurs juges parmi les étudiants et les diplômes en théologie et en droit islamique des écoles religieuses au Pakistan. Ils leur font passer un examen dans lequel les candidats doivent trancher des cas et démontrer leur aptitude à mobiliser le droit islamique dans des situations pratiques. Depuis l’invasion soviétique dans les années 1980, beaucoup d’Afghans ont étudié dans ces écoles de théologie et de droit islamique et qui constituaient l’une des rares opportunités d’éducation disponibles pour les réfugiés afghans.
L’éducation acquise par les juges dans les madrasas deobandis assure la cohérence des verdicts du système judiciaire Taliban, leur caractère islamique repose essentiellement sur les ouvrages de jurisprudence hanafite des juges. La socialisation des juges qui passent une dizaine d’années loin de leur famille et de leur village d’origine dans les madrasas engendre également un habitus bureaucratique et le partage d’une même vision du monde. La disponibilité d’un personnel formé en droit islamique a été déterminante pour les Taliban qui ont ainsi pu construire à moindre coût un système judiciaire.
Vous écrivez, dans la conclusion de l’ouvrage, « la reconnaissance de l’autorité des juges Taliban est inversement liée à celle des magistrats du régime. L’évaluation des juges par la population rurale dessine en creux une critique du système judiciaire gouvernemental et des effets de l’intervention internationale ». Vos nombreux séjours et les rencontres qu’ils ont rendu possibles vous ont-ils permis de comprendre ce qui constituait pour la population afghane une justice « légitime » ?
Adam Baczko : C’est une question primordiale, car une des erreurs récurrentes des travaux récents sur l’Afghanistan est de supposer que les Afghans auraient une vision spécifique du droit, qui proviendrait de leur caractère tribal ou ethnique, d’une préférence pour l’échelon local ou encore d’un rejet de l’État. Ces stéréotypes, qui datent de la colonisation britannique, ont justifié les nombreux programmes de justice qualifiés de manière interchangeable de coutumiers, informels, locaux ou tribaux.
Cette insistance sur la prise en compte des particularismes dissimule le fait que ces programmes sont inspirés par les mécanismes alternatifs de résolution des disputes développés en Occident dans les années 1980 pour réaliser des économies en réduisant le nombre d’affaires dans les tribunaux. À partir des années 1990, ceux-ci sont devenus à un ingrédient des programmes de développement des pays occidentaux et des organisations internationales comme la Banque mondiale.
À l’inverse de ces présupposés, les Afghans avec qui j’ai parlé parlaient du droit et de la justice demandaient une justice accessible, abordable et impartiale. Ils souhaitaient la fin de l’insécurité juridique, que les verdicts soient prévisibles, qu’ils s’appliquent. Ceci n’empêchait pas de véritables désaccords entre mes interlocuteurs, par exemple sur le degré et la manière dont les juges devaient traiter des affaires domestiques, une des pierres d’achoppement entre urbains et ruraux, mais, pour l’essentiel, la fin de l’incertitude juridique suscitée par la guerre est une demande de l’ensemble des Afghans.
Existe-t-il un dialogue entre le droit Taliban et le droit international ?
Adam Baczko : Si dans les années 1990, les Taliban ignoraient le droit international, leur mise au ban, puis leur défaite les ont sensibilisés à la puissance qu’exerce le système international. Depuis les années 2000, on observe la multiplication des références aux droits humains dans les documents officiels du mouvement ou les prises de paroles du mollah Omar, le chef des Taliban. Le Code de conduite que le mouvement distribue à ces combattants l’illustre. La version de 2006 a un ton très violent, appelant à bruler les écoles, les cliniques, et à exécuter les espions sans jugement. Trois ans plus tard, la nouvelle version insiste sur la nécessite de respecter les droits humains, reprend sans les citer les conventions de Genève, appelle à respecter les civils, les écoles et les dispensaires.
Ces instructions de la part de la direction se sont traduit par une diminution des attaques sur les écoles et les cliniques et un dialogue avec la mission des Nations Unies sur les droits humains. On assiste même à une collaboration du mouvement à certaines enquêtes des Nations unies sur des attaques qui ont touché des civils. Les lapidations, les décapitations ou les amputations restent évidemment contraires aux conventions des Nations unies ou de celles de Genève. Reste qu’on observe dans le domaine juridique une inflexion par rapport aux années 1990 lorsque les juges Taliban diffusaient les images de l’exécution des peines les plus violentes.
La justice Taliban est-elle indépendante ?
Adam Baczko : Comme tout système de justice dans un contexte de guerre civile, les tribunaux Taliban sont une justice politique. Les juges ont pour prérogative de juger les personnes suspectes d’avoir collaboré avec le gouvernement. C’est d’ailleurs l’un des points sur lequel mes interlocuteurs étaient le plus critique, accusant les Taliban de conduire des procédures sommaires et d’appliquer des peines injustes. C’est également le domaine où les juges ont dû affronter la concurrence des chefs militaires, qui, en dépit des instructions données par les responsables du mouvement, ont continué à exécuter des personnes sans que celles-ci ne passent devant un juge.
Par ailleurs, nous parlons d’une justice politique car dès que les conséquences politiques d’une décision devenaient problématiques, par exemple lorsque dans un conflit opposant deux villages autour de terres communales dans l’est du pays que je rapporte dans l’ouvrage, les juges recevaient comme instruction de repousser la décision à la fin de la guerre. Le mouvement ne pouvait se permettre de se mettre à dos des communautés entières.
Enfin, il s’agit d’une justice politique car elle a des effets éminemment politiques. Dès lors que les Taliban sont parvenus à faire reconnaître par les Afghans les décisions de leurs juges comme des actes juridiques, des verdicts et non de simples paroles, ils ont pu influer sur la société, faire passer leur vision du droit, de la propriété ou encore de la famille. En mettant l’accent sur le droit, les Taliban rendent visible une logique récurrente dans les conflits armés : dans ce contexte, l’exercice de la justice est pris dans les enjeux sociaux sous-jacents à l’affrontement entre les belligérants. En même temps, le droit, à condition de respecter les contraintes qu’il implique, est un puissant instrument politique et stratégique dans un tel contexte.
Dans une situation de sortie de guerre civile, peut-on envisager une intégration des personnels et des dispositifs juridiques du camp perdant chez le vainqueur ?
Adam Baczko : La réintégration du personnel judiciaire du ou des camps vaincus est extrêmement rare, ce qui confirme le caractère profondément politique de la justice aux yeux des belligérants. L’intégration des juges du régime de Vichy dans le système judiciaire de la France d’après-guerre est un des rares cas bien documentés, grâce à l’ouvrage Robes noires, années sombres de Liora Israël. La rareté de tel processus d’intégration est un signe du caractère stratégique que possède le droit pour les vainqueurs, qui sont désormais, à la manière des Taliban aujourd’hui, en position d’imposer leur ordre.
De même, comment envisager la durabilité, la survie des verdicts de la justice Taliban dans un contexte d’incertitude et d’instabilité politique ? Qu’en pense la population ?
Adam Baczko : Maintenant que les Taliban ont gagné la guerre, les verdicts des juges Taliban rendus lorsqu’ils étaient dans la clandestinité ont le sceau de l’officialité. Entre 2011 et 2013, plusieurs usagers des cours Taliban avaient exprimé leur inquiétude que le verdict qui avait été rendu ne soit plus valide si l’insurrection venait à perdre la guerre. Les Afghans avaient une conscience aiguë du lien entre fortune des armes et pérennité des décisions juridiques.
Vous écrivez que par souhait de désorientaliser le cas afghan et bénéficier de la force heuristique de la démarche comparative, vous avez réalisé des terrains de recherche en Syrie, en Irak et en République démocratique du Congo. Comment avez-vous choisi ces trois autres terrains ? Comment avez-vous travaillé ces comparaisons ?
Adam Baczko : Mon travail sur les tribunaux Taliban adopte une démarche résolument comparative, ne serait que dans le choix de me concentrer sur le droit. Dès mes premières recherches en Afghanistan en 2010, je souhaitais confronter mes observations à d’autres contextes, parce que l’Afghanistan draine beaucoup de fantasmes mais aussi parce que la recherche comparative est à même d’identifier des invariants qui ne sont pas toujours ceux qu’on attend.
De manière récurrente, mes interlocuteurs dans ces contextes soulignent le caractère exceptionnel de l’ingérence des pays voisins, des puissances occidentales et des organisations internationales, de la réinvention de la tradition par les opérateurs du développement ou encore de l’établissement de tribunaux par les mouvements armés, alors qu’on retrouve ces pratiques dans tous les conflits armés. Je me suis donc appuyé sur mes premières observations en Afghanistan pour mes recherches dans d’autres contextes. La comparaison avec l’Afghanistan sous-tend de nombreuses questions de l'ouvrage Syrie. Anatomie d’une guerre civile que j’ai co-écrit avec Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay.
En retour, mes observations en Syrie, en Irak et en République démocratique du Congo m’ont permis de retravailler mon matériau collecté en Afghanistan et de souligner certaines spécificités. Ainsi, le degré d’institutionnalisation des tribunaux Taliban m’a sauté aux yeux après avoir connu d’autres contextes de conflits armés et il m’a amené à rechercher les raisons de cette sophistication. De cette façon, j’ai progressivement pu mieux appréhender la centralité du processus de recrutement et les possibilités de transformation de la société que cette institutionnalisation a offertes au mouvement armé.
Propos recueillis par Miriam Périer.