Ambitions et stratégies d’influence de la Russie
Les initiatives prises par la Russie depuis deux ans ont pris de court chancelleries et experts : rares sont ceux qui avaient anticipé les décisions d’annexion de la Crimée, d’intervention dans le Donbass, et plus récemment d’engagement dans une opération militaire en Syrie. Ces décisions découlent-elles d’une position de force ou révèlent-elles la faiblesse de la Russie ? Celle-ci est-elle dans une logique offensive ou défensive ? Quels objectifs poursuit-elle aujourd’hui dans la vie internationale ? Quelles peuvent être les réponses européenne et américaine à la politique russe ? Allons-nous vers des réalignements stratégiques ? Les questionnements sont nombreux, les réponses ne font pas l’unanimité. L’objet de la réflexion, entamée lors de la conférence donnée par Pierre Hassner le 9 novembre 2015 et du séminaire du 1er décembre suivant et qui se poursuit au cours des premiers mois de 2016, est de tenter de déconstruire la politique et la stratégie d’influence de la Russie afin d’avoir une meilleure compréhension des objectifs qu’elle poursuit, des dynamiques à l’œuvre et des enjeux sous-jacents. Dans la période d’incertitude stratégique que nous traversons, trois grandes interrogations se dégagent d’emblée.
La première concerne les ambitions de la Russie. Dire que celle-ci est animée d’une volonté de puissance et d’une grande ambition est une banalité : l’une et l’autre dominent de longue date sa politique 1 Depuis 1991, Moscou se positionne comme l’un des grands centres de pouvoir d’un monde multipolaire dont elle s’emploie à affirmer l’existence. Que ce soit dans l’espace postsoviétique, face aux Etats Unis, en Europe, en Asie Pacifique ou au Moyen-Orient, son positionnement découle, là aussi depuis longtemps, de cette grande ambition. Les interventions en Ukraine puis en Syrie ne font que confirmer qu’elle entend s’imposer et être considérée comme un acteur qui compte sur la scène internationale.
Ce qui est nouveau dans la politique russe de ces deux dernières années, c’est que les dirigeants semblent être déterminés à reprendre la main dans la vie internationale en bousculant les paradigmes qui prévalaient depuis la fin de la guerre froide et en modifiant la stratégie d’influence définie au lendemain de l’effondrement de l’URSS et dans les années qui ont suivi. Moscou mène en Europe une politique explicitement révisionniste (notamment à l’égard des frontières de 1991), elle utilise une « boîte à outils » différente de celle qu’elle avait jusque-là retenue et n’hésite pas à prendre des risques élevés en Ukraine et en Syrie. Jusqu’où le Kremlin est-il prêt à aller ? Le degré d’imprévisibilité de l’actuelle politique russe contribue à l’incertitude stratégique mentionnée ci-dessus.
La deuxième interrogation concerne la stratégie d’influence de la Russie. Quels moyens celle-ci entend-elle mettre à la disposition de sa politique de puissance ? Quelle est l’ampleur des évolutions de la « boîte à outils » qu’elle utilise pour atteindre les objectifs qu’elle poursuit ? Entre 1991 et une date qu’on peut situer au milieu des années 2000, sa stratégie est en rupture avec celle de l’URSS. Le rôle du facteur militaire dans la vie internationale a été revu à la baisse : tout en continuant à attacher une grande importance au statut de puissance nucléaire de leur pays, les dirigeants russes ont voulu sortir du carcan dans lequel la priorité accordée pendant des décennies à l’outil militaire avait enfermé l’URSS, la condamnant à un développement déséquilibré et finalement au déclin. L’économie fait désormais l’objet d’une plus grande attention. L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine a coïncidé avec la hausse du prix des hydrocarbures qui a redonné au pays les moyens financiers qui lui faisaient défaut pendant les années 1990. L’économie est perçue comme une des forces structurantes des relations internationales de la Russie et les richesses en matières premières ont été mises au service d’un projet politico-stratégique. A partir du milieu des années 2000, pour réagir aux révolutions de couleur et pour répondre à l’attraction exercée sur certains pays de l’espace postsoviétique par l’Union européenne et l’Alliance atlantique, la Russie tente par ailleurs de se doter de nouveaux instruments relevant de la diplomatie publique et du soft power. Elle cherche à renforcer son influence en diffusant à l’extérieur de ses frontières ses idées et ses thèses, s’efforçant ce faisant d’imposer son point de vue dans les grands débats du monde.
Moscou a aujourd’hui une stratégie d’influence bien différente. L’outil militaire occupe à nouveau une place centrale dans sa politique extérieure. Il y a là un élément de rupture qui ne réside pas tant dans la modernisation des forces armées entreprise par Vladimir Poutine que dans la décision d’avoir recours à la force et de redonner à l’outil militaire un rôle de premier plan en matière de politique étrangère. On l’a vu en 2008 en Géorgie, on le voit depuis 2014 en Ukraine ou aujourd’hui en Syrie où la Russie mène sa première opération militaire en dehors des frontières de l’ex-URSS depuis 1991. Moscou a par ailleurs mis en place une active stratégie de communication : pour obtenir l’adhésion à ses idées, le pays a recours à une propagande diffusée par les nombreux nouveaux canaux développés depuis le milieu des années 2000 (audiovisuel extérieur, ONG et think tanks, actions culturelles, relations avec des partis d’extrême-droite européens, etc). Celle-ci a été intense sur l’Ukraine et n’a rien à voir avec un soft power. L’économie continue à être mise au service de l’action extérieure. Les moyens dont dispose Moscou ne sont cependant plus ceux des années 2000-2008.
La Russie a-t-elle aujourd’hui les moyens de ses ambitions ? Le ralentissement de ses performances économiques au cours des trois dernières années et la récession dans laquelle elle est aujourd’hui plongée confirment les vulnérabilités de son économie, son incapacité à diversifier un modèle de croissance dominé par les hydrocarbures et à s’engager dans une politique d’investissements et de modernisation de l’économie et des infrastructures. Les moyens accordés à la défense ont été redéfinis au moment où le taux et les prévisions de croissance de l’économie étaient encore positifs. Le gouvernement pourra-t-il les maintenir dans le contexte économique actuel ? Aujourd’hui, le facteur politique a pris le pas sur l’économique. Dans ses réponses aux tensions internes et internationales, le Kremlin privilégie la dimension politico-stratégique. En menant une politique de puissance en Ukraine et en Syrie, il prend par ailleurs des risques élevés. Son action en Ukraine a bouleversé les équilibres au sein de l’espace postsoviétique et en Europe. Son intervention en Syrie a contribué à sortir la Russie de l’isolement international dans lequel sa politique ukrainienne l’avait conduite et l’a propulsée sur le devant de la scène internationale. Reste qu’il est plus facile de s’engager dans un conflit que d’en sortir.
Troisième interrogation : sur quel paradigme se fonde aujourd’hui les relations de la Russie avec l’Union européenne et les Etats-Unis ? La dégradation de leurs rapports ne date pas de la crise ukrainienne, mais elle n’a jamais été aussi forte que depuis deux ans. Le paradigme sur lequel était fondé leur partenariat depuis 1991 a volé en éclats2. Basé sur des valeurs supposées communes et sur une convergence des intérêts économiques, celui-ci avait pour finalité un ancrage de la Russie au monde occidental. En dépit de ses imperfections et de tensions récurrentes, parfois très vives, les liens entre la Russie, l’Europe et les Etats Unis s’étaient densifiés dans de nombreux domaines et à différents niveaux, créant solidarités et interdépendances. L’idée dominante était qu’une logique de rapprochement et d’association finirait par s’imposer. Elle n’a pas résisté à la crise ukrainienne. La méfiance prévaut à nouveau de part et d’autre.
Aujourd’hui, la relation russo-occidentale est à réinventer. Sur la forme, la nature, le contenu de cette relation, les questions sont plus nombreuses que les réponses. Que des intérêts communs lient l’Union européenne, les Etats Unis et la Russie et que ceux-ci conduisent à des coopérations, voire à des partenariats, cela ne fait pas de doute. On a pu le constater lors des négociations qui ont mené à l’accord du 14 juillet 2015 sur le nucléaire iranien et on le voit aujourd’hui en Syrie. Pour combattre Daech, résume Jean Yves Le Drian, ministre français de la Défense, « tout le monde a besoin de tout le monde »3. La guerre contre l’Etat islamique modifie en partie la donne, mais sur quel paradigme peut-elle déboucher ? La question reste ouverte pour au moins deux raisons. La complexité de la guerre en Syrie, ses enjeux qui sont tout à la fois locaux, régionaux et internationaux et les divergences qui continuent à opposer plusieurs des Etats occidentaux à Moscou rendent difficile la mise en place de la grande coalition anti-Daech souhaitée par le président François Hollande. Pourra-t-on aller plus loin que les « coordinations » mises en place au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 à Paris ? Parviendra-t-on à nouer des coopérations qui ne soient pas seulement de circonstance ? Quelles seraient les conséquences d’un échec de la coopération ? En Ukraine, un processus de paix, Minsk II, a été lancé le 12 février 2015 dans le format dit « de Normandie » (Ukraine, Russie, France, Allemagne) et à l’automne 2015, les armes se sont enfin tues dans le Donbass. On reste cependant loin d’un règlement du conflit et le calendrier initialement prévu a été abandonné le 2 octobre dernier à Paris lors de la réunion des chefs d’Etat des quatre pays. Par ailleurs, la question de la Crimée reste entière. Les raisons qui ont motivé les sanctions européennes à l’encontre de la Russie n’ont pas disparu.
Ukraine, Syrie, deux théâtres d’opération distincts, deux dossiers sur lesquels bute la redéfinition de la relation russo-occidentale, qui mêle aujourd’hui tensions, divergences, conflits, intérêts communs, interdépendance et coopération, dans un contexte stratégique que les événements de ces deux dernières années ont encore complexifié4.
- 1. Anne de Tinguy, « Russie : le syndrome de la puissance » in CERISCOPE Puissance, 2013 et A. de Tinguy (dir.), Moscou et le monde – L’ambition de la grandeur : une illusion ?, Paris, Autrement, 2008.
- 2. Anne de Tinguy, « La Russie et le monde : les ondes de choc de la crise en Ukraine », Annuaire français des relations internationales, 2015, Vol. XVI, pp. 133-148.
- 3. Interview de Jean-Yves Le Drian, Le Monde, 24 novembre 2015.
- 4. Sur cette problématique, voir notamment « Le nouveau désordre mondial », Esprit, n°407, août-septembre 2014.