Amérique latine. L’année politique 2022. Entretien avec Olivier Dabène
A l'occasion de la parution de Amérique latine. L’année politique 2022, Olivier Dabène nous a accordé un entretien sur ce quinzième opus de la série qu'il a créée et qui constitue désormais un rendez-vous pour toutes les personnes intéressées par l'Amérique latine.
En 2022, l’Amérique latine opère un nouveau virage à gauche. La gauche est en effet sortie victorieuse des élections en Colombie et au Brésil. Ne s’agit-il pas cependant davantage d’un vote contre le pouvoir en place que d’une adhésion aux valeurs promues par les partis de gauche ?
Olivier Dabène : Effectivement, la carte politique de l’Amérique latine en 2022 rappelle celle des années 2000 : seuls trois pays d’Amérique du sud sont gouvernés « à droite » (Equateur, Uruguay et Paraguay). Depuis 2016 (victoire de Lopez Obrador au Mexique), de nombreux pays ont basculé à gauche, y compris en 2022 la Colombie où la « gauche » n’avait jamais emporté une élection présidentielle.
Je mets toutefois les termes de droite et gauche entre des guillemets parce que ces catégories ne sont pas toujours opératoires. Les sondages montrent en effet qu’une part importante des électeurs ne se reconnaissent pas dans ce clivage. Ils ont en revanche besoin d’exprimer leur mécontentement vis-à-vis des sortants qui se sont montrés incapables de défendre les progrès des années 2000 en matière de lutte contre la pauvreté et les inégalités.
Quinze des dix-huit dernières élections ont donné lieu à des alternances. Des alternances systématiques, couplées à une forte polarisation de nature plus émotionnelle que programmatique, voilà ce qui caractérise le panorama électoral 2022.
Au Brésil, Lula l’a emporté d’une courte tête sur Bolsonaro et la droite est majoritaire au Congrès, le « bolsonarisme » semble avoir investi la société brésilienne. Comment voyez-vous l’avenir de ce phénomène ?
Olivier Dabène : Indiscutablement, Bolsonaro a contribué à consolider un pôle conservateur autour de lui. Et la droite dure liée aux églises évangéliques a gagné la bataille des idées au Brésil. Au point que Lula a dû faire campagne avec ses anciens adversaires : son colistier, Geraldo Alckmin, est un ancien gouverneur de droite. Toutefois, comme l’analyse Frédéric Louault dans cette Etude Amérique latine. L’année politique 2022, le Brésil a connu l’année passée une élection « de maintien ». Bolsonaro n’est pas parvenu à susciter un réalignement. La géographie électorale est remarquablement stable depuis les victoires de Lula en 2002 et 2006.
De plus, la volatilité du système des partis fait que la domination du Parti libéral de Bolsonaro pourrait être remise en cause. Lula excelle dans les négociations avec les parlementaires et il sait construire des majorités pour gouverner. Il vient déjà de le prouver avant même son entrée en fonction en faisant voter un amendement au budget de la nation qui lui permettra de tenir sa principale promesse de campagne : préserver les transferts sociaux.
Enfin, Bolsonaro n’a plus aucun mandat électif, ce qui signifie qu’il est désormais susceptible de rendre des comptes devant la justice pour toute une série de scandales de corruptions et pour sa politique qui a favorisé la progression du virus Covid-19.
En résumé, je pense que la droite est renforcée au Brésil mais le leadership de Bolsonaro pourrait être éphémère.
Comment Lula peut-il lutter contre la polarisation de la société brésilienne ?
Olivier Dabène : Lula a déjà fait un pas dans la direction de la recherche de consensus en formant une large alliance de forces politiques allant de la gauche au centre-droite qui souhaitent préserver la démocratie.
Il est habile, mais il ne pourra pas convaincre les électeurs qui le détestent. Il lui faut donc envisager sereinement de faire émerger de nouvelles figures et de reconstruire sa formation, le Parti des travailleurs (PT), dont l’image a été dégradée par la corruption.
Et pour le reste, la polarisation se nourrit de la frustration des électeurs. Il lui faut donc rapidement faire la preuve qu’il est capable d’enclencher une dynamique redistributive de nature à faire reculer la pauvreté et les inégalités.
En 2022, Gustavo Petro est devenu le premier président de gauche de l’histoire de la Colombie, un événement dans ce pays très marqué par la violence. Comment expliquez-vous cette victoire ?
Olivier Dabène : La Colombie est engagée depuis 2016 dans une dynamique de construction de la paix. La gauche s’est trouvée « dédiabolisée » par les accords de paix signés en en 2016 entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et Gustavo Petro a su convaincre qu’il souhaitait accélérer leur mise en œuvre alors que la droite les avait laissés un peu oubliés.
L’objectif du nouveau président est de parvenir à une « paix totale », en négociant avec tous les acteurs impliqués dans des actes de violence. Cela commence par la guérilla (Armée de libération nationale, ELN) et les bandes armées illégales. Pour l’instant, les assassinats se poursuivent, mais il est bien sûr trop tôt pour tirer des conclusions concernant les projets de Petro.
Les candidats du deuxième tour ont tous deux tenu des discours anti-establishment et de rupture, comment la gauche peut-elle désormais recomposer une société fracturée dans un contexte de récession économique ?
Olivier Dabène : La Colombie est un pays fracturé et polarisé, mais personne ne peut douter de la volonté de Petro de construire une société plus consensuelle. Le pari est difficile mais des initiatives vont dans le bon sens. Ainsi, Gustavo Petro a-t-il invité le président de la fédération des éleveurs, le très conservateur José Félix Lafaurie, à faire partie des négociateurs d’un accord avec l’ELN. Une première victoire pour Petro, mais le chemin sera long…
La guerre en Ukraine pèse sur les économies d’Amérique latine ; néanmoins, la région, riche en matières premières, ne pourrait-elle pas « bénéficier » de la situation ?
Olivier Dabène : Effectivement, l’Amérique latine possède toutes les ressources qui devraient permettre de compenser la désorganisation du commerce international et l’effet des sanctions : pétrole, gaz, minerais et céréales notamment mais la période est compliquée. Le pays qui devrait le plus pouvoir tirer profit de la situation, l’Argentine, est aussi celui qui connaît la crise économique la plus sévère, avec 100% d’inflation prévu en 2022.
Pouvez-vous nous dire quelques mots de la situation du Venezuela ? Sur le plan économique, les ressources pétrolières du pays permettent à Nicolas Maduro d’afficher une croissance en hausse à l’heure de la guerre en Ukraine. Qu’en est-il de la situation politique et des relations du pays avec les Etats-Unis ?
Olivier Dabène : Le Venezuela est le grand vainqueur de l’année 2022. Ses réserves de pétrole sont importantes mais sa production a beaucoup baissé depuis quelques années. Entre deux maux, il faut choisir le moindre : en 2022, les Etats-Unis ont renoué le dialogue avec Caracas, ce qui permet d’envisager une reprise des activités.
Parallèlement, la Colombie désormais gouvernée à gauche, a décidé de rétablir ses relations diplomatiques avec son voisin. A terme, l’ensemble de la communauté internationale semble avoir abandonné l’idée d’orchestrer un changement de régime au Venezuela. L’objectif est à présent de convaincre Nicolas Maduro d’organiser des élections libres et transparentes en 2024.
Cette Étude Amérique latine. L’année politique 2022 est la dernière de la série que vous avez créée en 2008, que vous dirigez depuis lors et qui constitue aujourd’hui un rendez-vous chaque début d’année pour toutes les personnes intéressées par cette partie du monde. Quel bilan tirez-vous de cette aventure éditoriale ?
Olivier Dabène : Le LAPO 2022 est notre quinzième livraison et j’ai effectivement décidé de passer la main. L’aventure a été exaltante. Le pari était d’offrir un éclairage sur les évolutions politiques du continent qui soit informé par les sciences sociales. Je crois que nous n’avons pas à rougir du résultat. Je remercie le noyau dur de contributeurs qui est resté fidèle depuis le début et toutes celles et ceux qui nous ont apporté leur expertise sur une base plus ponctuelle.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photo de couverture : Sao Paulo, Brésil, 17 juillet 2022, des vendeurs de rue vendent des serviettes et des affiches avec l'image du candidat présidentiel de gauche Luiz Inácio Lula da Silva sur l'avenida Paulista. Photo : casa da photo pour Shutterstock.
Photo 1 : Bogota, Colombie, 5 janvier 2022, un homme marche porte un tee shirt en faveur du candidat à la présidentielle Gustavo Petro et du vice-président. Photo : Yhaira Rincon pour Shutterstock.
Photo 2 : Buenos Aires, Argentine, 4 août 2022, des affiches du Parti des travailleurs sur le mur de la ville près du bâtiment de l'ANMAT appelant à une grève nationale et à un plan de combat. Photo : Sydney Solis pour Shutterstock.
Photo 3 : Caracas, 1er novembre 2022, Nicolas Maduro et Gustavo Petro signent un accord au Palais de Miraflores. Photo : Salma Bashir Motiwala pour Shutterstock.
Lire l'Etude n° 264-265 Amérique latine. L’année politique 2022
Lire l'Etude en espagnol
Un lancement de l'Etude aura lieu le jeudi 26 janvier à 17h au CERI (28 rue des Saints-Pères, Paris 7e). Informations et inscription sur cette page.