Biélorussie 2013 : quelles perspectives de changement ?
Le président biélorusse Alexandre Loukachenko vient de battre le record de longévité politique établi par Leonid Brejnev, qui a dirigé l’URSS pendant près de dix-huit ans. Elu pour la première fois à la direction du pays en juillet 1994, Alexandre Loukachenko exerce aujourd’hui son quatrième mandat consécutif, obtenu au terme de l’élection présidentielle du 19 décembre 2010. Ce scrutin, entaché par des fraudes électorales et dont la communauté internationale a dénoncé le manque de transparence et de compétition, s’est soldé par une répression brutale et sans précédent de l’opposition politique, ainsi que par l’interpellation de plus de 600 manifestants qui avaient contesté les résultats le soir même de l’élection.
Au terme de dix-neuf ans de présidence, Alexandre Loukachenko a mis en place un système politique qui fait de lui le principal instigateur de toutes les initiatives politiques, économiques et sociales. Le système répressif instrumentalise la violence de l’Etat à l’encontre des opposants politiques, qui ne bénéficient d’aucune représentation institutionnelle depuis 1996 sur le plan national ou local. Le contrôle quasi-total de l’Etat sur les médias, principaux instruments de la propagande officielle, contribue à accréditer l’image d’un président populaire, à l’écoute et proche des citoyens ordinaires qui, en retour, lui apporteraient un appui inconditionnel.
Cependant Alexandre Loukachenko rencontre aujourd’hui quelques problèmes en raison de l’érosion progressive de ses soutiens populaires qui s’explique par les difficultés économiques que la Biélorussie a connues au cours de l’année 2011 et qui ont révélé les limites du modèle de développement socio-économique biélorusse.
A l’intérieur, un président toujours fort mais de moins en moins populaire
Depuis son arrivée au pouvoir en juillet 1994, Alexandre Loukachenko bénéficie d’un large soutien populaire. Il a, en effet, longtemps été perçu par la population comme un dirigeant politique charismatique et comme le seul capable de sortir le pays du marasme économique dans lequel Minsk vivait au début des années 1990. Au fil des ans, le président a su renforcer et enrichir ce capital électoral, notamment par le biais de politiques sociales redistributives, mettant en scène la sollicitude de l’Etat à l’égard des citoyens. Son fidèle électorat rassemble les citoyens fragiles et fortement dépendants de l’Etat, à savoir les retraités, les habitants des zones rurales mais aussi les personnels des administrations et des entreprises publiques dans un pays où le secteur public représente près de 70% de l’économie nationale.
La grave crise économique qui a suivi l’élection présidentielle du 19 décembre 2010 semble avoir changé la donne en remettant en cause la stabilité socio-économique du pays tant vantée par la propagande officielle. Une sensible hausse des salaires du secteur public intervenue avant le scrutin a creusé le déficit public, qui s’élevait à 16 % du PIB à la fin de 2010. Les réserves nationales en devises étrangères ont diminué en raison du déficit de la balance commerciale, ce qui a contribué à l’effondrement de la monnaie biélorusse face au dollar au début de 2011. Les devises étrangères, que la population considère comme le moyen d’épargne le plus sûr, ont disparu du jour au lendemain des bureaux de change, les autorités du pays refusant pendant plusieurs mois de dévaluer la monnaie nationale. Cette réticence à intervenir et à adopter des mesures forcément douloureuses pour la population a d’ailleurs conduit à la mise en place d’un marché noir. Enfin, les prix – y compris ceux des produits de première nécessité - ont grimpé : l’inflation a atteint 108% au cours de l’année 2011. Dans le même temps, les salaires ont chuté pour atteindre à peine 185-200 dollars au lieu des 500 dollars promis par le président avant l’élection.
Les défaillances des autorités politiques face à cette crise ont suscité une vague de protestation sans précédent et incité les Biélorusses à descendre dans la rue. Cependant, le souvenir de la répression post-électorale de décembre 2010 restant très prégnant, l’expression du mécontentement a pris des formes particulières. Les automobilistes ont été les premiers à se mobiliser au cours de l’été 2011 dans le cadre de la campagne « Stop essence » par laquelle ils se sont élevés contre une augmentation des prix de l’essence de près de 30%. Ils ont par divers moyens (stationnement en dépannage, conduite à très petite vitesse) cherché à perturber le trafic routier des principales artères de la capitale aux heures de pointe afin de sensibiliser la population à leur cause.
Ces premières manifestations de mécontentements ont été relayées, d’abord à Minsk puis dans les régions, par des mobilisations dites « silencieuses » au cours desquelles les participants, qui avaient été mobilisés via les réseaux sociaux (et notamment Vkontakte, l’équivalent russe de Facebook), ont exprimé leur mécontentement vis-à-vis de la situation politique et économique du pays par de simples applaudissements, sans prise de parole, distribution de tracts ou expression de revendications précises contrairement à ce qui se passe habituellement dans les manifestations. Au regard de la législation biélorusse, ces actions « silencieuses » ne pouvaient être considérées comme des manifestations politiques ; elles ne pouvaient non plus être traitées comme telles par la police. Ces astuces de forme n’ont cependant pas permis aux protestataires d’échapper à la répression. Des milliers de personnes ont été interpellées de façon musclée par la police ou par des agents de sécurité en civil, passées à tabac ou condamnées à soutki, littéralement aux « 24 heures », cette notion du vocabulaire politique biélorusse renvoyant à des peines de détention de cinq à quinze jours.
Afin de prévenir l’organisation de nouvelles manifestations et de circonscrire de manière encore plus étroite la liberté de rassemblement, les autorités ont apporté, à la fin de l’année 2011, de nouvelles modifications à la loi sur les rassemblements publics. La notion de manifestation a été profondément redéfinie : tout rassemblement de plus de trois personnes dans l’espace public est désormais considéré comme une réunion politique. Cette disposition oblige ainsi les organisateurs à obtenir une autorisation préalable auprès des autorités municipales, qui s’opposent, en règle générale, à toute demande de rassemblement. Le nouveau dispositif législatif a, en outre, considérablement limité les possibilités de diffuser des informations sur des mobilisations sur Internet.
Afin d’augmenter les coûts de la protestation publique dans la rue, les autorités biélorusses se sont également attaquées, en 2011, aux organisations de défense des droits de l’homme qui avaient apporté leur assistance aux personnes interpellées au lendemain de l’élection présidentielle de décembre 2010. A cet égard, la condamnation d’Ales Bialiatski, vice-président de la Fédération internationale des droits de l’homme et responsable du Centre biélorusse des droits de l’homme Viasna, à une peine de quatre ans et demi de prison ferme est exemplaire. Le tribunal a considéré que les fonds reçus par Ales Bialiatski (sur des comptes bancaires ouverts à l’étranger) pour financer les activités de son centre, fermé par le ministère de la Justice en 2003, étaient des revenus et qu’ils étaient donc imposables. En l’absence de toute déclaration d’impôt de sa part, le défenseur des droits de l’homme a été accusé d’« évasion fiscale à grande échelle ». La mobilisation des ONG internationales en sa faveur n’a, pas plus que le soutien exprimé à son égard par les responsables politiques de l’Union européenne, permis la libération d’Ales Bialiatski.
Les expressions de mécontentement qui se sont multipliées au cours de l’année 2011 n’ont guère profité à l’opposition politique dont les structures, nombreuses et éparpillées, ont été fragilisées par la répression post-électorale. Sept des neuf candidats de l’opposition à la présidence du pays ont été passés à tabac et/ou placés en détention dans la prison du KGB, (comité de sécurité d’Etat n’ayant pas changé de nom après le démantèlement de l’URSS). Trois d’entre eux (Andrei Sannikov, Nicolai Statkevitch et Dmitri Ous), les responsables de leurs campagnes électorales et une quarantaine de militants ont été condamnés à des peines allant jusqu’à six ans de prison ferme. En outre, face à l’ampleur de la répression, plusieurs militants parmi les plus actifs de l’opposition ont dû quitter le pays pour échapper à des poursuites pénales. Ayant obtenu l’asile politique dans les pays européens limitrophes - la Pologne et la Lituanie -, ils y poursuivent leur combat politique sans cependant pourvoir agir directement dans leur pays.
Si la plupart des militants et des leaders de l’opposition condamnés ont retrouvé la liberté après avoir été amnistiés par le président Loukachenko, onze personnes reconnues par l’Union européenne comme des prisonniers politiques purgent encore leur peine. Dans ce contexte, l’opposition manque d’effectifs militants, de ressources tant matérielles que financières, mais aussi de dirigeant politique capable d’incarner le changement.
Les élections législatives de septembre 2012 ont confirmé qu’Alexandre Loukachenko conservait le contrôle du pays et que les scrutins s’apparentaient à un rituel politique de validation des choix effectués en amont par les autorités. Sur les cent neuf élus de la Chambre des représentants, chambre basse du parlement biélorusse, seules cinq personnes avaient été investies par des partis politiques, les cent quatre autres étant des responsables de diverses administrations d’Etat. Sans surprise, aucun candidat des forces de l’opposition n’a été élu au parlement. Ces dernières s’étaient divisées au sujet de la participation au scrutin : certaines avaient choisi de le boycotter devant le refus du régime de libérer l’ensemble des prisonniers politiques, d’autres avaient préféré y participer et d’utiliser la campagne électorale pour faire connaître leurs idées. Les élections se sont déroulées « dans le calme », d’après l’expression des officiels biélorusses, mais elles ont également montré que le changement politique ne viendrait pas des urnes en Biélorussie.
A l’international, isolement et rapprochement avec la Russie
Contrairement au discours officiel, qui met en avant le caractère multi-vectoriel de la politique étrangère de la Biélorussie, le Président Loukachenko semble avoir depuis longtemps privilégié une stratégie de louvoiement entre Moscou et Bruxelles. Il cherche à tirer bénéfice de la position géographique de son pays situé entre la Russie et l’Union européenne, pour se rapprocher de l’un avant de s’en éloigner pour aller vers l’autre.
Ainsi, les relations avec l’Union européenne oscillent régulièrement entre crise aigüe et reprise du dialogue et de la coopération. A la veille du scrutin présidentiel de décembre 2010, les deux parties se situaient précisément dans une phase de reprise des contacts. A cette époque, l’Union européenne a levé les sanctions d’ordre diplomatique et politique appliquées depuis 2004 à l’encontre des hauts représentants de l’Etat biélorusse, Alexandre Loukachenko compris, et qui sanctionnaient l’implication de ces derniers dans la disparition d’opposants ou dans des fraudes électorales. Bruxelles avait également salué la participation de Minsk au programme de Partenariat oriental, lancé en 2009 dans le cadre de la politique européenne de voisinage et qui vise à favoriser la coopération commerciale et diplomatique entre les Vingt-sept et les pays de l’Europe orientale. Les représentants européens avaient même envisagé d’accorder aux autorités biélorusses une aide financière de près de trois milliards d’euros si celles-ci s’engageaient à organiser un scrutin présidentiel transparent et réellement compétitif. De son côté, le pouvoir biélorusse avait également fait preuve de bonne volonté en autorisant une campagne électorale beaucoup plus permissive que celles des années précédentes et en permettant aux candidats de l’opposition d’intervenir à la radio et à la télévision. Cependant, d’importantes irrégularités électorales commises le jour du scrutin et la brutale dispersion des manifestants qui contestaient les résultats officiels organisée au soir de l’élection ont mis un terme à cette phase de dialogue entre l’Union européenne et la Biélorussie.
Face à la vague de répression sans précédent, les représentants européens ont adopté une position ferme à l’égard de Minsk : aucune reprise du dialogue n’est possible sans la libération inconditionnelle et la réhabilitation totale des prisonniers politiques. L’Union européenne a également rétabli les sanctions pesant sur les hauts responsables politiques biélorusses faisant l’objet d’une interdiction d’entrée sur le territoire de ses Etats membres et le gel de leurs avoirs à l’étranger. A la suite d’une détérioration sensible de la situation des droits de l’homme dans le pays et de la répression engagée contre la société civile depuis 2011, cette liste noire a été élargie aux responsables des appareils judiciaires et policiers impliqués dans les mesures punitives. Après l’adoption en mars 2012 des dernières résolutions du Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne et de celles du Parlement de Strasbourg, cette liste compte désormais 249 noms ; ont également été gelés les avoirs d’une vingtaine d’entreprises biélorusses dont les propriétaires sont considérés comme des proches d’Alexandre Loukachenko et des soutiens financiers de son régime.
Les tensions politiques entre la Biélorussie et la communauté internationale ont également été alimentées par la fermeture du bureau de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) (dont la mission n’a pas été reconduite pour l’année 2011) et par des échanges de coups diplomatiques avec l’Union européenne. En février 2012, l’ensemble des ambassadeurs des Etats membres des Vingt-sept ont été rappelés durant quelques semaines dans leurs capitales respectives pour consultations. Cette mesure diplomatique a été la réponse des Européens à la décision des autorités biélorusses de ne plus prolonger les missions de l’ambassadeur de Pologne et du chef de la représentation officielle de l’Union européenne en Biélorussie.
Au printemps 2013, Bruxelles a exprimé sa volonté de trouver une sortie de cette impasse dans les relations avec la Biélorussie. Le 24 juin dernier, le Conseil des affaires étrangères de l’Union européenne a décidé de suspendre l’interdiction d’entrée sur le territoire européen du ministre des Affaires étrangères biélorusse, Vladimir Makey, afin de pouvoir discuter avec un interlocuteur officiel de haut niveau d’une éventuelle reprise du dialogue avec Minsk. Cependant, l’exigence de libérer les prisonniers politiques conditionnant toujours la reprise des relations avec la Biélorussie, ce dialogue risque fort de ne pas se concrétiser.
Les tensions entre la Biélorussie et l’Union européenne ont entraîné un rapprochement entre cette première et la Russie et une plus forte participation de Minsk aux processus d’intégration économique à l’œuvre dans l’espace post-soviétique, processus qui renforcent encore la dépendance économique de la Biélorussie vis-à-vis de Moscou.
La coopération avec la Russie, notamment la participation de Minsk à des projets de coopération militaire et de défense commune dans le cadre de l’Union Russie-Biélorussie (face à l’élargissement de l’OTAN) ou encore à des projets d’intégration économique (Union douanière, Communauté économique eurasiatique) ont permis au président Loukachenko d’obtenir des bénéfices économiques importants. Entre la fin des années 1990 et le milieu des années 2000, la Biélorussie a ainsi reçu d’importantes subventions russes, directes - sous formes de prêts bancaires - ou indirectes - par le biais de tarifs bon marchés pour l’achat de gaz et de pétrole. Les marges générées par le faible coût du pétrole, sa transformation dans les centres pétrochimiques biélorusses puis la vente des produits du raffinage à prix fort ont en grande partie assuré l’augmentation du PIB biélorusse au cours des années 2000 et financé les généreuses politiques redistributives mises en œuvre par le gouvernement biélorusse qui garantissaient au président Loukachenko le soutien électoral dont il avait besoin pour s’imposer dans les urnes.
A la suite de la rupture de ses relations avec les instances politiques internationales et face à l’importance de la crise économique qui a touché le pays au tout début de l’année 2011, le gouvernement biélorusse a dû, de nouveau, solliciter le soutien de la Russie et de ses partenaires dans le cadre de la Communauté économique eurasiatique. Cette organisation a accordé à Minsk un prêt de trois milliards de dollars, versé par tranches entre 2011 et 2013, qui a permis au régime d’Alexandre Loukachenko de limiter les conséquences néfastes de la crise.
De même, le rapprochement de Moscou et de Minsk a donné une nouvelle impulsion aux processus d’intégration économique dans l’espace post-soviétique. Après l’entrée en vigueur du code de l’Union douanière Russie-Kazakhstan-Biélorussie en 2010, les trois pays ont formé un espace économique commun en 2012.
Ces coopérations économiques renforcées avec la Russie constituent cependant de nouveaux défis pour Minsk. En échange de son soutien politique et financier, Moscou exige en effet des autorités biélorusses l’ouverture aux investisseurs russes du capital des principales industries du pays, jusqu’ici sous le contrôle de l’Etat. Ainsi, en 2012, l’Etat biélorusse a vendu 50% des actions de la société de transport du gaz Beltransgaz à l’entreprise Gazprom, ce qui a permis à cette dernière de disposer d’un contrôle total sur la société en question et renforcé la dépendance énergétique et économique de Minsk vis-à-vis de Moscou. Le rachat par les Russes d’entreprises automobiles ou pétrochimiques biélorusses serait également en cours de négociation.
Ensuite, l’adhésion de Minsk à l’Espace économique commun formé par deux pays - la Russie et le Kazakhstan – dont les économies sont beaucoup plus libéralisées que celle de la Biélorussie, devrait obliger Alexandre Loukachenko à réaliser des reformes structurelles importantes, notamment par le biais de privatisations. Ces reformes de fond risquent toutefois de remettre profondément en cause le modèle économique construit par le président et fondé sur la primauté du secteur public et sur l’Etat social qui a, durant les dix-neuf dernières années, garanti sa longévité politique.