Ce que Poutine et Trump nous disent de l’humiliation
François Bafoil, sociologue et directeur de recherche émérite au CNRS (CERI-Sciences Po), publie Psychologie politique du populisme. Trump, Poutine et les ressorts de l'humiliation aux éditions Hermann. Il s’intéresse dans cet ouvrage à une forme nouvelle de populisme qu’il qualifie de pathologie sociale à travers les trajectoires de Vladimir Poutine et de Donald Trump et en s’appuyant sur les théories de Sigmund Freud et de Max Weber.
Le court texte ci-dessous qu'il a rédigé constitue une excellente introduction à son livre, troisième opus d’une série après Politique de la destruction (2021) et La femme hallucinée (2022), tous deux publiés aux éditions Hermann.
Ce que je cherche à comprendre en me penchant sur les figures du chef russe et du chef américain, c’est trois points : 1. l’origine de leur souffrance qu’ils ne cessent de proclamer en se posant comme autant d’individus blessés, victimes d’ennemis coalisés contre eux, 2. les effets de cette souffrance dans leur discours ; 3. la manière dont ils transmutent cette souffrance en un amour brûlant pour leurs affidés réunis dans la masse qu’ils incitent à la plus grande violence.
Cette souffrance est liée à un sentiment de perte : perte de la grandeur russe et orthodoxe pour le premier ; perte de la grandeur américaine blanche et chrétienne pour le second, avec à chaque fois des références historiques précises du moment de la perte. Par ailleurs, chacun des présidents vit cette perte comme un vol dont ils auraient été victimes et qui aurait été perpétré par des ennemis étrangers – l’Ukrainien, le Tchétchène, l’Européen, l’Américain chez l’un ; le noir, le latino, le musulman chez l’autre, qui tous se sont ligués pour s’emparer de « l’âme » du peuple et la pervertir. A chaque fois, le vol est un vol de l’identité nationale, qui constitue un préjudice important qu’il convient de réparer. Trump et Poutine sont des individus préjudiciés qui ne cherchent qu’à se venger.
La masse est le moyen d’y parvenir. Elle est ce moment où s’actualise le désir du chef et de ses fidèles, sur la place du Capitole ou sur la Place Rouge. C’est elle qui incarne le désir du chef qui façonne les émotions de ses adorateurs, en ressassant l’humiliation subie, en la pétrissant au feu de leur amour conjoint et en aiguisant la haine contre les étrangers pour mieux faire lever le ressentiment. La survalorisation des qualités des membres de la masse ressort de la dénonciation de la pourriture des ennemis, tous ceux qui ne les reconnaissent pas et ne croient pas dans la vérité qu’énonce le chef.
La domination de la masse
Les deux masses, américaine et russe, ne sont pas identiques. Leur différence tient principalement à la nature des groupes qui les composent mais aussi aux moyens de communication qui sont les leurs. La masse américaine a ceci de fascinant qu’elle a pris une forme visible par tous le 6 janvier 2021 après avoir été longtemps une potentialité qu’une chaîne cablée 4chan a contribué à animer sur tout le territoire des Etats-Unis par le biais d’un réseau intitulé QAnon, soit-disant bien implanté dans la haute administration fédérale. QAnon, longtemps insaisissable, a nourri la représentation d’un complot contre la démocratie et contre le président Trump que la rumeur grandissante a attribué à l’initiative de pédophiles et d’adorateurs de Satan, appartenant au clan démocrate. Ce mouvement a agrégé dans sa mouvance à la fois des groupes très structurés et suprémacistes comme les Proud Boys et surtout les Oath Keepers, ainsi qu’une vaste nébuleuse de militants socialement très diversifiés. Tous ont relayé pendant les mois précédant l’élection de 2021 les mots d’ordre prédisant « l’orage » et appelant à « l’assaut » contre les tenants du complot, dissimulés dans le Capitole. En revanche, la masse russe correspond moins à des réseaux tentaculaires qu’à des formes organisées classiquement sur le modèle de la mobilisation des militants (notamment ceux de Russie unie, le parti de Poutine), à côté desquels on trouve des groupes très structurés dont les milices Wagner constituent l’acmé.
Amour, haine. Le sexuel
Quelles que soient leurs différences, les deux types de masse ont en commun d’être l’objet des discours du chef qui les façonne de ses propres fantasmes de grandeur et de promesses de temps salvateurs à venir. C’est pourquoi la masse est le lieu de la sublimation de l’amour et de la haine, un amour qui ne parvient pas à masquer la haine exprimée à l’encontre de l’autre et qui déborde dans les appels à la violence et au meurtre. La masse est en fusion et fonctionne comme une « formation de souhait », pour reprendre le terme que Freud emploie pour définir le rêve.
Plus précisément, la masse – trumpienne ou poutinienne – me semble incarner très exactement celle qu’analyse Freud dans le texte écrit en 1921, Psychologie des masses et analyse du moi. Elle est le lieu de « l’amour inhibé quant au but ». Cela pour dire qu’elle n’est pas le lieu d’une union sexuelle entre deux êtres sous la forme du coït (entre les membres de la masse ou bien tous ensemble avec le chef) mais une forme sublimée que rend possible d’un côté l’identification de tous aux gestes et discours du chef et, de l’autre, la substitution de son image aux différents surmois individuels. Freud décompose le sentiment amoureux qui lie le moi à la masse par l’intermédiaire du leader, grâce aux dynamiques d’identification et de repositionnement des composantes libidinales entre le moi, l’autre, la sujétion et l’adoration, l’humilité et la déification, etc. Une phrase donne, me semble-t-il, la clé de sa pensée : « Nous le reconnaissons, ce par quoi nous avons pu contribuer à l’élucidation de la structure libidinale d’une masse se ramène à la différenciation du moi d’avec l’idéal du moi et au double mode de liaison par-là rendu possible – identification et installation de l’objet à la place du moi ». Le chef désormais prend la place de l’ancienne autorité (le père de la famille biologique) qui n’a pas su satisfaire l’individu et il vient combler son attente désirante. Cette dynamique projective et substitutive sur la base d’un déplacement des quantums d’énergie d’amour, je l’analyse par le biais des émotions du ressentiment et de l’humiliation qui structurent cette « inhibition quant au but » de l’amour que tous se portent dans la masse, sous une forme sans cesse retenue, conservée et à la fin violemment déchargée.
Dans la masse, le sexuel prend place à plusieurs niveaux : d’abord, dans l’excitation qui ne cesse de traverser ses membres unis dans l’amour qu’ils se portent et que tous ensemble ils adressent au chef mais aussi dans l’amour que leur porte le chef qui est comme un père comblant : Trump exsude de souffrance douloureuse à l’évocation de l’Eden perdu, la nation américaine qu’il promet de rendre great again, et c’est empli d’amour qu’il demande à ceux qui le suivent, après avoir constaté l’échec de l’assaut du Capitole, de rentrer chez eux. « I know how you feel, I know you are hurt, I know your pain. But go home, and go home in peace. So go home we love you » et il conclut son adresse par cette promesse de ne jamais oublier : « Go home with love and peace. Remember this day forever ».
Poutine, lui aussi se drape dans la posture du prophète préconisant la voie à suivre et dans celle du père de la nation protégeant ses enfants maltraités dans les contrées voisines. Le jour de l’annexion de quatre provinces ukrainiennes (Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijia) à la Russie le 30 septembre 2022, il déclare : « Pendant des décennies, ces gens, on a essayé de leur arracher leur vérité historique, de tuer leurs traditions, on a essayé de les empêcher de parler russe, de renoncer à leur culture et ça n’a pas marché. Les gens dans leur cœur portaient l’amour de leur patrie et le transmettaient à leurs enfants, et c’est la raison pour laquelle nous disons que la Russie ne fait pas qu’ouvrir les portes de la maison pour nos frères et nos sœurs, elle leur ouvre son cœur. Bienvenue à la maison ! »
Pour les deux chefs, le sexuel c’est également la jouissance du viol dont ils se vantent publiquement – Trump lorsqu’il fait état de ses désirs sexuels irrépressibles en 2016 provoquant l’indignation jusque dans les rangs des caciques du Parti républicain, ou encore lorsqu’il insulte celles qui l’accusent de viol en leur rétorquant qu’elles ne sont pas à son goût. Une attitude machiste que Poutine revendique lorsqu’il s’adresse à Zelensky au début de la guerre en le sommant de s’exécuter et, comme une fille, de se coucher devant l’ordre reçu.
De même, le sexuel transpire de la haine crachée à la face de tous ceux qui pervertissent la nation : la communauté LGBT comme tous ceux qui ne partagent pas l’idéal viriliste des chefs de meute, bateleurs d’estrade à la Trump ou "rouleurs de mécaniques" à la Poutine.
Enfin, une autre facette du sexuel dans la masse se laisse saisir avec l’émergence en son sein d’individus hors du commun, sortes de prophètes fumeux, qui se pensent habités par une mission proprement surnaturelle. Dans les deux masses, un même profil de mage apparaît, qui porte le même nom : Shaman. Dans la masse US, Shaman c’est Jacob Anthony Angeli Chansley, dit Jake Angeli membre de QAnon, qui se pavane dans le Capitole, affichant les attributs d’un chef indien, le poitrail découvert et sa longue chevelure arborée comme un trophée saisi à l’ennemi, ses tatouages bariolés et sa lance de six pieds de long. Dans la masse russe, c’est le jeune chanteur prénommé lui aussi Shaman qui le 30 septembre 2022 succède à Poutine sur l’estrade devant le Kremlin. Shaman entonne alors son tube fétiche I am Russian dans lequel il clame en russe son désir de liberté et sa volonté de vivre en harmonie avec le monde environnant, loin des miasmes hostiles : « Je suis Russe, jusqu’à la fin, je suis Russe, mon sang vient de mon père, je suis Russe, j’ai eu de la chance, je suis Russe en dépit du monde entier ». Position victimaire du héros de la masse seul contre tous et tandis que les spectateurs assemblés devant lui agitent des drapeaux russes et reprennent « Je suis Russe envers et contre tout », tous unis contre la volonté mauvaise des ennemis environnants, lui s’éloigne dans un vaste champ de blé aux allures d’un Eden retrouvé.
Humiliation et ressentiment
Le sexuel s’articule à une posture commune aux chefs comme aux personnes qui les suivent : l’humiliation dont ils agonissent leurs adversaires. Cette émotion dont ils se disent eux-mêmes victimes de la part des leurs ennemis arrogants – ceux-là même qui leur ont volé l’Eden perdu ou qui prétendent les écarter de la communauté internationale –, ils la retournent contre tous ceux qu’ils taxent de faiblesse, affirmant qu’ils doivent être humiliés parce que la faiblesse est un aveu. Chacun a en mémoire la séance du Conseil de sécurité le 21 février 2022 où Poutine s’est acharné à humilier en public Sergueï Narychkine, haut responsable en charge des renseignements extérieurs. C’est Trump se moquant ouvertement des personnalités les plus respectables comme l’infectiologue Fauci, le capitaine musulman Humayun Khan tué en Irak ou encore d’un juge fédéral qui aurait mal conduit un procès contre lui au motif qu’il est mexicain. Cette humiliation se nourrit du ressentiment de l’identité blessée, elle aussi humiliée par les étrangers, tous les « autres », les non nationaux qui profitent du pays hôte.
Cette notion de ressentiment s’arrime à une longue tradition philosophique et sociologique, illustrée notamment par les moralistes écossais du XVIIIe qui la comprennent au prisme de la colère que provoque une situation vécue comme injuste. Avec eux, le ressentiment peut être perçu positivement, ce qui n’est pas le cas chez Tocqueville qui s’attache à mesurer les effets psychologiques des écarts existants entre le droit et les faits, écarts qui génèrent le sentiment d’illégitimité des règles. Aux yeux du Français, la démocratie, alors même qu’elle proclame l’égalité des conditions de tous les sujets, ne fait qu’entretenir la plus profonde inégalité entre les rangs et les classes, générant le ressentiment des personnes placées en position d’exclusion sociale et de faiblesse à l’encontre des plus forts.
Cette distinction des faibles et des forts (ceux qu’il appelle les « aristocrates »), Nietzsche la fait reposer sur le ressentiment qui apparaît, sous sa plume, comme la grande force négative à l’encontre des forces de la vie ; c’est la force des faibles qui retiennent longtemps leur réponse, et ne cessent de ressasser leur vengeance aux fins de la décharger au moment précis qu’ils ont choisi : quand leur adversaire s’y attend le moins et qu’il peuvent alors le prendre par surprise et l’anéantir. Le ressentiment, pour cette raison, est le propre des personnalités qui se dissimulent et qui profitent de circonstances et du temps à leur disposition pour mieux se satisfaire de leurs frustrations. L’homme du ressentiment est un bovin, un ruminant.
Cette vision du ressentiment ouvre deux pistes de réflexions majeures pour la compréhension de la masse aujourd’hui :
D’un côté, celle sur la notion de théodicées du malheur pour reprendre les termes de Weber. Par ce terme, le sociologue cherche à désigner l’ensemble des justifications que les victimes de différents ordres – politiques ou professionnels – forgent en construisant des réalités imaginaires censées apaiser leurs souffrances vécues et mieux compenser les injustices du présent transmuées en un à-venir réparateur. Ouvriers sans défense ou petites gens solitaires, tous ces êtres démunis se donnent à des programmes de salut, le plus souvent réalisables dans un au-delà fantasmé, quand les possédants, eux, forgent leur prétention à la possession comme autant de légitimations que reconnaît le droit. A ce titre, comme Nietzsche l’avait affirmé, les religions relèvent toutes du ressentiment, c’est-à-dire de la haine du présent et de la vie.
L’autre réflexion est celle de Freud. Le psychanalyste, lui aussi, s’est attaché aux mondes de l’imaginaire censés combler un manque fondamental, une « désaide » radicale, une frustration sans fond mais pour mieux insister sur la réponse dynamique apportée en termes de haine et du ravage de l’autre. Le roi Richard II magnifié par Shakespeare en est la figure exemplaire. Infirme de naissance et encourant le mépris des femmes comme les quolibets des enfants, il ne va pas cesser de chercher à se venger d’une nature injuste et tout ravager autour de lui. Enfants, femmes, hommes, tous passent au moulinet de sa rage d’avoir subi le préjudice d’une nature cruelle. La haine, miroir inverse de l’amour volé, est à la fois le moteur et le principe de légitimation de l’action.
Ce ressentiment expressif d’un sentiment d’injustice qui blesse au plus profond le narcissisme de l’individu, Trump et Poutine nous le font largement éprouver. L’humiliation qu’ils ressentent à la suite du vol de l’histoire et de la nation se transmute dans leur psychisme malade dans le façonnement de la masse qui consent à ce ressentiment longtemps muri et qui finalement explose dans un excès de rage et de destruction.
Un mot pour conclure sur le concept d’hallucination que je ne cesse d’approfondir dans mes travaux et sur celui d’inconscient qui la sous-tend.
L’hallucination
Ce qu’actualise la masse, par la voix d’un Trump et d’un Poutine, c’est une hallucination : hallucination de leur propre identité façonnée dans les discours d’amour et de haine censés refléter l’image de la communauté perdue mais plus encore celle de l’identité retrouvée dans et par la masse, sur la base de la valorisation de l’amour des frères et de l’exclusion des étrangers ; hallucination d’une victoire à venir pour une représentation de soi, pure et une, à jamais virginale, comme une nation qui retrouverait un état de nature immaculée. En d’autres termes, l’hallucination est une réalité psychique qui, sous l’effet du manque originaire ressenti comme une blessure par celui qui se pense victime de préjudice, se trouve substituée à la réalité objective – celle partagée par tous, le sens commun. Une réalité hallucinée qui s’impose à chacun, pour peu que les institutions de la force, la contrainte policière et le meurtre légalisé ne l’imposent comme la seule réalité admissible. Le totalitarisme et les nombreux régimes qui en relèvent peu ou prou déterminent le champ de l’hallucination dans la mesure où, par l’emploi d’une contrainte démesurée, ils l’imposent et la font vivre dans le psychisme individuel et dans les représentations collectives comme la seule réalité possible. A chaque fois, l’imposition d’une telle réalité passe par la destruction des catégories de l’espace et du temps, collectifs et individuels ; par l’affirmation d’une histoire différente de celle vécue en raison de l’élimination de pans entiers de la mémoire collective, le déplacement ou la condensation de repères partagés, le renversement des liens de causalité, etc. ; le tout adossé à l’usage constant de la force policière pour contraindre et soumettre les individus au consentement. L’on comprend que les catégories du traumatisme (originel) et de la blessure narcissique, mais aussi celles du manque et de la répétition de l’action s’articulent à celles de l’amour et de la haine mais aussi à celles du désir et de la libido (inhibée ou exprimée) pour rendre compte des mensonges sans cesse assénés et qui à la toute fin définissent la réalité imposée comme un semblant mais seulement comme un semblant, c’est-à-dire à l’exclusion de toute autre réalité. L’imaginaire s’est substitué au réel et rien d’autre ne subsiste que l’hallucination.
Ce cadre analytique de l’hallucination m’a permis de comprendre d’une part la construction de la stature de l’autorité politique dans l’entreprise et dans l’État sous le régime soviétique et sous le régime de l’islamisme radical (Politique de la destruction, 2021), d’autre part la construction d’un acteur, la prostituée à la fin du XIXe siècle (La femme hallucinée, 2022) sous l’effet de la combinaison des différents discours portés sur celle-ci par les autorités (médicales, policières, culturelles) afin de mieux la faire disparaître du champ social et de la réduire à son reflet hideux.
La place de l’inconscient dans la tradition sociologique
La question précise est la suivante : comment, en traitant de la tradition dont on sait depuis Weber qu’elle est le « propre » de la domination des pères, se passer de l’inconscient ? « L’éternel hier » (der ewige Gestern) propice, selon le sociologue, à l’oubli des origines et à l’affirmation de la force du premier occupant n’illustre-t-il pas quelque chose comme l’habitus ? Et l’habitus lui-même qui depuis Aristote traverse toute la pensée philosophique, puis sociologique de Weber à Elias jusqu’à Bourdieu, l’habitus, donc, de quoi s’agit-il sinon du concentré de l’histoire (l’espèce) dans la dimension psychique de l’individu, cet héritage mémoriel dans les traces laissées éparses et pourtant si déterminantes dans le psychisme individuel. Quelque chose comme le ça.
C’est cela que, selon moi, Freud traduit par la notion d’inconscient lorsqu’il traite du croisement de l’espèce dans la dimension phylogénétique et de l’individu dans celle de l’ontogénèse. Son originalité radicale par rapport à ses prédécesseurs (et souvent ses successeurs) tient à la notion de meurtre qu’il inscrit au plus profond du psychisme et à l’origine de l’espèce, avec la horde. Il la loge dans l’héritage de l’histoire humaine avec la culpabilité pour pendant, ce qui fait que, par intermittence répétée, le meurtre se retrouve, intact, dans les explosions meurtrières des guerres et du viol de masse. Avec Freud, la chose la mieux partagée au monde n'est pas la raison, c’est le meurtre.
La tradition mais aussi le charisme. Weber en a fait la catégorie-pivot de sa pensée, celle sur laquelle il n’a cessé de revenir. Placé entre la domination de la tradition d’un côté et celle du calcul rationnel de l’autre (en lien avec « l’ordre légal rationnel », selon son expression), le charisme englobe tout à la fois la qualité d’un homme exceptionnel, sa liaison au monde surnaturel mais aussi la communauté qui l’entoure et enfin l’illusion tragique qui traverse le champ politique quand celui-ci se trouve sous la domination d’une émotion irrationnelle largement partagée. Le charisme est une catégorie polysémique de l’analyse de la domination dans la mesure où il renvoie du côté de la puissance individuelle, de l’adhésion communautaire et de la fiction politique, dans un moment où dominent de vastes incertitudes. Dans cette configuration plurielle, les identifications se donnent libre cours dans une déferlante de désirs, d’adhésion et de rejets, dont on ne sent que trop qu’elles peuvent conduire à des actes de barbarie irrépressibles. Pour définir le charisme en un mot, je dirais qu’il est une économie pulsionnelle sous-tendue par la nécessité absolue de la répétition pour ne pas avouer ce que le chef doit absolument dissimuler sous peine de chuter : son propre manque, qu’il cache dans le mensonge et les mirages d’une identité une et pure à venir que la nation est censée incarner, un semblant qui ne dissimule aucune autre réalité que sa propre illusion. Pour cette raison, pareille psychologie, individuelle et collective, est condamnée à ravager tout ce qui l’entoure. Dans sa version qui a (pour l’heure) failli, Trump ; dans sa version barbare et toujours active, Poutine.
François Bafoil dirige au CERI avec Paul Zawadzki (Paris 1) le groupe de recherche Sciences sociales et psychanalyse. Retrouvez les travaux et le programme des prochaines séances de travail du groupe sur la page qui lui est dédiée sur le site du CERI.
Photo de couverture : Moscou, 2019, tasses de thé représentant Vladimir Poutine et Donald Trump sur l comptoir d'un magasin de souvenirs. Photo : Free Wind 2014 pour Shutterstock.
Photo 1 : Washington DC, 6 janvier 2021, émeutes devant le Capitole. Photo : Gallagher Photography pour Shutterstock.
Photo 2 : Moscou, rue de l'Arbat, 28 février 2022, portrait du président russe Poutine en uniforme militaire sur des T-shirts souvenirs à côté des symboles du KGB de l'URSS. Photo : vovidzha pour Shutterstock.
Photo 3 : Couverture du livre Psychologie politique du populisme. Trump, Poutine et les ressorts de l’humiliation (Editions Hermann).
Photo 4 : Tomsk, Russie, 28 avril 2022, panneau d'affichage avec lettre Z sur un bâtiment et monument de Lénine. Photo : Alexander A. Novikov pour Shutterstock.
Photo 5 : Mobile, Alabama, 17 décembre 2016. Le président élu Donald Trump remercie la foule dans le stade Ladd-Peebles. Photo Brad McPherson pour Shutterstock.