Comment perçoit-on l’autre ? Entretien avec Catherine Wihtol de Wenden
Dans son ouvrage Figures de l’Autre. Perceptions du migrant en France, 1870-2022, paru en juillet 2022 aux éditions du CNRS, Catherine Wihtol de Wenden offre une exploration qu’elle qualifie d’« au second degré » de l’immigration en France. Elle montre comment la mémoire collective de cette question de société s’est construite au fil des années. Catherine Wihtol de Wenden a accepté de répondre à nos questions.
Votre ouvrage couvre une période allant de 1870 à 2022. Pourquoi avoir commencé cette étude en 1870 ?
Les éditions du CNRS m’avaient, de longue date, proposé d’écrire un ouvrage sur les représentations de l’immigration, alors que je travaillais sur différents aspects de cet objet de recherche. J’ai décidé de traiter le sujet comme un itinéraire de recherche, à travers quarante ans de travaux. J’ai choisi de commencer en 1870 car il existe peu de textes sur l’autre, sur l’étranger pour cette période, sauf, avant cette date, sur les personnages les plus connus de l’histoire de France, comme les reines et leur entourage ou ceux qui ont joué un rôle notable (Catherine de Médicis, Concino Concini, Mazarin, Marie-Antoinette, John Law, Thomas Paine, Anacharsis von Clootz). La figure collective et non plus individuelle de l‘autre qui émerge en 1870 est celle du Prussien, qui est parée de tous les attributs du « barbare », une construction abstraite fondée sur l’appartenance ethnique et linguistique au monde germanique par opposition à Marianne, représentant les valeurs républicaines non ethnicisées du contrat social et des idéaux de la Révolution française.
Cette période marque aussi les débuts de l’immigration ouvrière dans les mines du Nord et de Lorraine (Emile Zola y fait allusion dans Germinal), dans les salines du Midi (le massacre des Italiens en 1893) et dans les grands chantiers urbains (le quartier de la Goutte d’or à Paris est lié à la construction des gares du Nord et de l’Est dont les chantiers ont démarré au milieu du XIXe siècle) ou de l’industrialisation. Les images de l’autre, de l’étranger se multiplient, même si la distinction entre nationaux et étrangers est encore balbutiante car les droits de chacun et de chaque statut ne sont pas encore fortement différenciés.
La fin du XIXe siècle se caractérise par les débuts de l’intervention des pouvoirs publics, soucieux de « faire des Français avec des étrangers » par l’élargissement de l’accès à la nationalité (fondée depuis 1889 sur le droit du sol et le droit du sang) en raison de la croissance démographique des Allemands et du déclin de la population française qui pourrait être préjudiciable en cas de conflit.
Vous évoquez quatre périodes pour cette étude, pouvez-vous nous dire quelques mots de chacune des périodes identifiées ? La figure de l’autre se modifie-t-elle selon les périodes ?
La première période s’étend de 1870 à la Première Guerre mondiale : la France est le seul Etat européen à être un pays d’immigration, ses voisins sont des pays d’émigration vers la France, mais aussi vers les Amériques ou l’Australie. Les Français migrent peu, mais le phénomène colonial masque un peu leurs déplacements vers l’Afrique ou l’Asie.
L’entre-deux guerres est ensuite marquée, après l’accueil des réfugiés de la Première Guerre mondiale (Arméniens, Russes, « Levantins » de l’empire ottoman), par la montée d’une xénophobie et d’un antisémitisme virulents qui s’étalent dans la presse et l’opinion publique, dans un contexte de crise économique, de fermeture de l’immigration (en 1932) et d’accueil frileux des réfugiés des régimes autoritaires (Italiens, Allemands, Espagnols), avant que certains ne participent aux mouvements de résistance.
La période 1945-1975 voit s’estomper le rejet de l’autre, sur fond de prospérité économique et de besoins de main d’œuvre, dans un contexte où le monde ouvrier et syndical cherche à tisser des liens avec les ouvriers étrangers au nom de l’unité de la classe ouvrière et où la question migratoire est fortement dépolitisée. En 1974, la crise pétrolière et les affrontements entre Français et Algériens conduit à l’arrêt de l’émigration par l’Algérie et à la suspension de l’immigration de travail salarié en 1974 par la France, au lendemain de l’élection de Valéry Giscard d’Estaing. Commence alors à se dessiner une politique d’immigration et d’intégration. Cependant, aucune loi n’est votée entre 1945 et 1980. L’« infra-droit » est géré par des appels téléphoniques, des télex, des réunions informelles, sans base juridique pour la défense des droits des étrangers.
À partir des élections municipales de 1983, le Front national (FN) accède à une représentation politique et la politisation du thème de l’immigration ne va pas cesser de diffuser des images négatives sur la concurrence des immigrés à l’égard des Français sur le marché du travail, l’islamisme, les prières dans l’espace public. Dans le même temps, l’immigration non-européenne s’installe définitivement sur le territoire, les aller-retours avec le pays d’origine n’étant plus possibles en raison de la fermeture des frontières de la Communauté européenne. Un arsenal sécuritaire se développe à Bruxelles, qui accélère une vision policière de l’immigration et qui différencie les Européens des non-Européens par des instruments de contrôle de plus en plus répressifs. La chute du rideau de fer débouche sur une nouvelle donne que symbolise la figure de l’emblématique « plombier polonais » tandis que le terrorisme, à partir des années 1995, donne des gages aux tenants de l’impossibilité d’une convergence avec l’islam.
Les années 2000-2020 sont celles de la mondialisation du phénomène migratoire et d’un affrontement entre les tenants de la globalisation et du cosmopolitisme et ceux qui se replient sur les « racines », sur les « Français de souche » ou d’origine dans un pays où 30% de la population possède un ancêtre étranger sur fond de montée du populisme en Europe. De nombreuses contradictions apparaissent : des besoins de main d’œuvre dictés par le libéralisme économique malgré la perte d’influence depuis trente ans des employeurs, une vision sécuritaire, une éthique de solidarité avec les réfugiés et des délits de solidarité infligés aux accueillants. Des images contrastées des figures de l’Autre opposent aujourd’hui le traitement des Ukrainiens et des réfugiés du Proche-Orient ou d’Afrique, ces derniers étant soupçonnés d’être des « tricheurs » sur l’asile.
Les stéréotypes à l’égard des immigrés sont toujours les mêmes : violence, impossibilité d’intégration, volonté de conserver ses traditions et son mode de vie. Une confusion des termes oppose aujourd’hui le migrant, indésirable, au réfugié que l’on ne peut pas refuser. Parmi ceux-ci, une hiérarchie s’élabore, selon l’origine. Dans les représentations collectives, certaines frontières se sont accentuées, comme celle séparant les Européens des non-Européens ou encore les musulmans des chrétiens, mais celles-ci sont largement construites et surtout elles sont liées aux régimes migratoires qui produisent des sans-papiers, des mineurs isolés, des déboutés du droit d’asile.
Vous avez conçu cet ouvrage comme un itinéraire de recherche au fil de quarante ans de travaux sur l’immigration et vous prenez une certaine distance par rapport à cet autre, qui a été votre objet de recherche au cours de ces quatre décennies. Dans cet ouvrage en effet, c’est à l’image, à l’imaginaire, que vous vous intéressez, à partir de vos travaux de recherche, de la riche littérature sur cette thématique mais aussi du cinéma. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Travailler sur les images et représentations collectives oblige à adopter un regard au second degré sur mes sujets d’étude. Je me penche sur les représentations de l’immigration que l’on trouve dans la presse, les films, les romans, les débats télévisés, les politiques publiques ou je me réfère aux travaux des historiens sur l’image de l’autre. Aucune étude n’avait été réalisée sur ce thème sur un temps aussi long et en mêlant des corpus aussi variés croisant les images de l’autre (guerres de chiffres, catégorisations, idées reçues, politiques publiques nationales et européennes, figures emblématiques de l’étranger, de l’ouvrier spécialisé, du musulman, des jeunes des banlieues, du terroriste, du réfugié, du sans-papiers), objets de constructions et de déconstructions successives au fil du temps.
Différents niveaux d’analyse sont utilisés pour façonner le cadre de ces représentations, incluant aussi les monographies recueillies dans les travaux d’enquête que j’ai réalisés. Diverses constructions de ponts avec l’autre existent aussi pour corriger les images négatives de celui-ci : la citoyenneté inclusive, la lutte contre les discriminations, la construction d’une mémoire du vivre ensemble par l’entrée de l’immigration dans des musées qui lui sont dédiés. Les idées reçues sont tenaces et dans des sociétés de plus en plus cosmopolites, les gens ont besoin de temps avant d’accepter que l’autre leur ressemble. Les politiques migratoires, souvent construites pour répondre à des crises et élaborées à partir des sondages et qui répondent à la peur de certaines personnes, sont souvent vouées à l’échec et nous assistons à une fuite en avant dans l’arsenal sécuritaire. Les figures de l’autre reflètent cet état de fait.
Comment les images véhiculées dans nos sociétés entretiennent-elles une culture de la peur de l’altérité, source de rejet des personnes qui incarnent l’immigration ?
Les politiques migratoires qui se veulent dissuasives conduisent à fabriquer la figure de l’indésirable, en refusant aux migrants l’accès à un logement, au marché du travail, à des droits et en leur déclarant une inlassable guerre, comme on le voit en Méditerranée. Elles produisent l’effet inverse de celui souhaité, car elles ne dissuadent pas les plus déterminés à changer de vie en quittant leur pays et elles diffusent une image négative des jeunes, ne travaillant pas, errant dans les espaces urbains, etc. Aujourd’hui, le push factor, qui pousse les personnes à partir de chez elles, est plus puissant que le pull factor (facteur d’appel vers les pays d’immigration) alors que l’on pensait l’inverse il y a vingt ans. Aujourd’hui, les migrants quittent leur pays en raison de crises politiques, d’un chômage endémique, de la corruption de leurs dirigeants, de l’instabilité ambiante, de l’absence d’espoir. Les personnes qui partent sont plus éduquées, plus qualifiées et plus urbaines que par le passé, ce qui ne correspond pas à l’image du migrant rural et analphabète, parti pour gagner de l’argent et envoyer celui-ci au pays dans la perspective d’un retour. Les représentations sont toujours en retard par rapport à l’évolution très rapide de l’autre.
L’analyse des discriminations institutionnelles montre que les représentations de l’autre peuvent aussi conduire à l’intervention des acteurs publics, où cet autre est mis en contexte par rapport à un territoire, à un groupe d’appartenance réel ou supposé, dans un déterminisme parfois implacable : une étude sur les jeunes issus de l’immigration dans l’armée française montre qu’ils peinent à être reconnus par leurs congénères comme des Français comme les autres et que ceux-ci les soupçonnent d’être restés liés à leurs communautés d’origine.
Propos recueillis par Miriam Périer
Photo de couverture : Immigrants espagnols, Paris, 1934.