Continuités politiques sur fond de stabilité économique. L’Amérique latine en 2024
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Entretien avec David Recondo, chargé de recherche au CERI, qui a dirigé Amérique latine. L'année politique 2024 (Les Etudes du CERI, n° 276-277). Il revient sur les mouvements politiques qui ont traversé la région au cours de l'année passée , la situation économique et la place de l'Amérique latine dans le monde, notamment après l'élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis.
Vous parlez dans l’introduction de l'ouvrage de défis communs aux pays d’Amérique latine. Quels sont ces défis ? Et comment les différents Etats entendent ils les relever ?
David Recondo : Le dérèglement climatique, la corruption et l'insécurité, notamment liée à la criminalité organisée et plus précisément au trafic de drogue, sont les défis communs que doivent affronter les pays d'Amérique latine. Ces phénomènes sont anciens dans la région. Ces phénomènes sont anciens dans la région.
Lorsqu’on pense à l'Amérique latine, on a souvent en tête les cartels et les problèmes de violence. La corruption aussi, dénoncée souvent par de nombreux acteurs de la société civile. En revanche, le dérèglement climatique, qui est pourtant un problème très ancien, est moins mentionné.
En 2024, tous les indicateurs sont au rouge, nous avons d’un côté des sécheresses très importantes et de l'autre, à des saisons évidemment différentes, mais parfois dans les mêmes régions, des tempêtes, des ouragans et donc des phénomènes de dévastation, de catastrophes que l'on appelle naturelles mais qui ont toutes une dimension sociale, économique et politique. Cela a été très fort en 2024, plus encore que dans les années précédentes.
Pour ce qui est de la corruption, elle est, j'insiste, un des éléments clés qui explique l'inefficacité perçue par les citoyens des gouvernements à résoudre les problèmes, l'inefficacité des politiques publiques, notamment pour assurer la croissance économique, pour réduire le chômage, améliorer les conditions de vie.
L’Amérique latine n'a évidemment pas le monopole de la corruption, mais dans cette partie du monde, celle-ci est probablement l’un des éléments les plus centraux dans l’appréhension de la situation politique et économique par les citoyens.
De même, le combat contre la corruption reste un étendard qui a permis à certaines forces politiques de gagner en légitimité et de remporter les élections.
Je mentionnerai deux autres défis. D’une part, la question de la migration qui découle d'une certaine façon des défis que j'ai énoncés, puisque les gens qui émigrent, qui essayent de rejoindre les Etats-Unis en remontant via l'Amérique centrale sont des gens qui souffrent à la fois d'une situation économique difficile, qui se sont appauvris, mais aussi, et peut-être avant tout d'ailleurs, des gens qui fuient la violence et l'insécurité. Le nombre de migrants a été plus important en 2024 que durant les années précédentes.
J'ai parlé de l'insécurité liée à la criminalité organisée ou encore de l'insécurité liée au dérèglement climatique, mais bien sûr ces défis constituent aussi une question économique. La croissance a été pratiquement la même que celle de l'année dernière, en Amérique latine, même s’il existe des différences très marquées entre les pays. Néanmoins, la croissance ne s'est pas vraiment relevée. Nous ne sommes pas dans une réelle stagnation, mais la croissance est insuffisante dans la plupart des pays, à quelques exceptions près, pour réduire le chômage et accroître le pouvoir d'achat de la population.
Combat des cartels de la drogue, hausse des tarifs douaniers sur les importations, occupation militaire du canal de Panama si les tarifs de son accès ne sont pas ajustés à la baisse et expulsion immédiate des migrants irréguliers présents aux Etats Unis, que faut-il penser de l’agenda de Trump pour l’Amérique latine et en quoi celui-ci pourrait-il affecter les relations avec les pays de la région ?
David Recondo : L'élection de Trump, le 4 novembre 2024, marque un changement géopolitique important, car Trump a bien indiqué dans ses déclarations, et il a bien montré par les personnes qu’il a nommées dans son gouvernement, qu'il plaçait l'Amérique latine au centre de ses préoccupations. Ce qui constitue une nouveauté, car l'Amérique latine a très longtemps été considérée comme une région secondaire, supplantée par le Proche-Orient, l’Asie, la Russie.
On a pu constater que Trump a immédiatement pris des décisions importantes et fait des déclarations fracassantes. Augmentation des tarifs douaniers avec le Mexique, menace sur le canal de Panama, et inscription des cartels de narcotrafiquants mexicains dans la liste des organisations terroristes. Cette dernière décision implique que Trump pourrait s’il le décidait intervenir directement sur le sol mexicain ou dans d’autres pays, pour neutraliser ces cartels.
Cette rhétorique guerrière a des conséquences politiques importantes. Nous pouvons noter le fait que la Chine est également visée par des décisions similaires. Pékin a inauguré avec la présidente péruvienne, à 60 km de Lima, un nouveau port dédié aux échanges commerciaux entre la Chine et l'Amérique du Sud. Le pays a accru ses investissements directs en Amérique latine en 2024. Le commerce a également augmenté. La présence chinoise en Amérique latine est devenue, plus que dans le passé, une menace directe pour l'économie états-unienne. L'Amérique latine devient un terrain de conflit entre Washington et Pékin, en pleine guerre commerciale.
Trump accuse le Mexique d'être une sorte de cheval de Troie pour les produits chinois qui entrent sur le marché états-unien. Selon le président des États-Unis, une grande partie des produits exportés par le Mexique sont d’origine chinoise ou fabriqués avec des pièces importées venues de Chine. Leur exportation vers les États-Unis bénéficie de tarifs douaniers préférentiels que le T-MEC (accord de libre-échange entre le Mexique, les États-Unis et le Canada). Les importations en provenance du Mexique (tout comme celles qui viennent du Canada) sont exonérées de taxes douanières, dans le cadre de l’accord de libre-échange en vigueur entre les trois pays d’Amérique du Nord.
Néanmoins, on constate que Trump a une stratégie bien particulière qui est de taper très fort sur la table, de faire des déclarations outrancières, de menacer de mettre en œuvre des actions très radicales ; en réalité, il s’agit d’un chantage ou d’une tactique de négociation. Il affirme son autorité pour pousser les négociations dans le sens qui lui semble le plus confirme aux intérêts des États-Unis. Donc, il faut éviter de dramatiser et prendre ses menaces comme ce qu'elles sont, c'est-à-dire une façon de peser dans des négociations.
Le cas des tarifs douaniers avec le Mexique est le parfait exemple, puisqu'après avoir signé les décrets correspondants, quelques heures avant la date prévue pour l’imposition des nouveaux tarifs, le président américain a déclaré que la mesure était ajournée et qu'il allait négocier avec le gouvernement mexicain et celui du Canada.
Nous allons devoir faire avec cette dynamique. Dans un scénario un peu optimiste, nous pouvons nous attendre à ce que les choses se calment un peu, à partir du moment où des canaux de négociation existent, canaux qui permettront aux négociations de se développer dans de bonnes conditions. Fin 2024, Trump a voulu affirmer son autorité en multipliant les menaces, mais celles-ci tiennent du bluff. Comme au poker, il s’agit d’infléchir les négociations à l’avantage des États-Unis. Ainsi, à propos des tarifs douaniers avec ses voisins d’Amérique du Nord, comme pour le canal du Panama, le plus probable est que les parties parviennent à un accord qui permettra d’éviter la mise en œuvre de mesures radicales (augmentation excessive des tarifs douanier, occupation militaire du canal de Panama).
Sept pays d’Amérique latine ont organisé des élections en 2024. Contrairement à l’année précédente, marquée par un « dégagisme », les résultats de 2024 révèlent un continent apaisé, entre alternances et réélections. Ces scrutins ont permis de rompre avec les gouvernements minoritaires tout comme avec l’élection d’outsiders et ils marquent ainsi une véritable rupture avec les dix dernières années. Peut-on parler d’un apaisement politique ?
David Recondo : Effectivement, les élections qui ont eu lieu dans sept pays d'Amérique latine en 2024 ont été différentes de ce que nous avions observé les années précédentes.
Le dégagisme, très important en 2023, a laissé place à une situation un peu plus équilibrée. D'une part, plusieurs gouvernements ont été reconduits au Salvador, en République dominicaine et au Mexique. Par ailleurs, certains scrutins ont débouché sur une alternance au profit de forces politiques qui avaient déjà gouverné dans le passé, au Panama et en Uruguay.
C'est-à-dire que nous n’avons pas vu apparaître de nouvelles forces politiques ou des outsiders comme cela avait été le cas l'année précédente.
Phénomène récurrent en Amérique Latine, les outsiders ont cédé la place en 2024 à des forces politiques plutôt bien établies et qui se positionnent en opposition aux gouvernants sortants, qui ont fait l’objet d’un vote sanction de la part de l'électorat. On a pu observer cette situation au Panama et en Uruguay, où le Frente Amplio, positionné à gauche a succédé à un gouvernement de centre droit.
Au Salvador, le président sortant, Nayib Bukele a remporté près de 85% des suffrages, soit un véritable plébiscite. Il est devenu une sorte de référence pour d'autres chefs d'État et pour d'autres candidats dans la région car il est parvenu à juguler les bandes criminelles en réalisant des arrestations massives sans égard pour les procédures légales et le droits fondamentaux de la personne comme la présomption d’innocence et le droit à disposer de l’assistance d’un avocat. Bukele dispose d’un fort soutien de l’opinion publique au-delà des frontières de son pays, tant la sécurité constitue la priorité des électeurs et plus largement la population de la région latino-américaine. Pour la sécurité, les citoyens sont prêts à mettre entre parenthèses un certain nombre de droites et de libertés. Ainsi, le Salvador connaît une stabilité politique mais celle-ci est accompagnée d’une détérioration de l’État de droit, condition sine qua non de la démocratie.
Mais il faut bien sûr évoquer le cas spécial du Venezuela qui prouve qu'il existe toujours des risques de détérioration de l'ordre démocratique en Amérique latine. Le président vénézuélien sortant Nicolas Maduro a affirmé avoir remporté l’élection présidentielle sans présenter aucun procès-verbal, sans apporter aucune preuve de ce résultat. De son côté, l'opposition a affirmé que son candidat Humberto González était le véritable vainqueur du scrutin, s’appuyant pour l’affirmer sur 80% des procès-verbaux de l’élection.
Nicolas Maduro a refusé de céder face aux propositions de médiation de l'Organisation des États américains et face aux propositions d'arbitrage et d'aide à la médiation qu'avaient fait le Brésil, la Colombie et le Mexique.
Retranché dans son pays, il a décidé de ne pas répondre favorablement aux demandes de la communauté internationale et de certains des pays voisins, de permettre de faire une sorte d'audit, de vérifier les résultats de cette élection, de faire une vérification de transparente sous la surveillance d'un organisme tiers.
Le pouvoir du président vénézuélien n'est pas reconnu par une grande partie des acteurs internationaux. Un groupe de pays, dont ceux de l'Union européenne ne se prononcent pas et demandent à réaliser cet audit avant d'établir clairement qui a remporté l’élection présidentielle.
La situation est bloquée et elle s’accompagne de fortes répressions des manifestants contre le pouvoir en place, des opposants, dont certains ont dû s'exiler. Bien entendu, ces difficultés et ces dénis de démocratie entraînent également une augmentation du nombre des candidats vénézuéliens à la migration vers les pays voisins, et in fine vers les Etats-Unis.
En 2024, la situation politique latino-américaine est donc hétérogène. D’un côté, les élections ont permis la reconduction de gouvernements qui ont fait preuve d’efficacité en matière de sécurité et de croissance économique (Salvador, République dominicaine) ou bien en matière de réduction de la pauvreté et de stabilité économique (Mexique). Dans d’autres pays (Panama, Uruguay), l’alternance s’est produite sans accroc.
D’un autre côté, les résultats électoraux ont été controversés et le régime en place réprime ses opposants (Venezuela) ou bien l’exercice du pouvoir s’est fait au détriment de l’État de droit (Salvador). De ce point de vue, l’Amérique latine n’est pas une exception car dans de nombreux endroits du monde, l’ordre démocratique est soumis à de fortes pressions qui relèvent essentiellement des aléas de l’économie globale (intensification du trafic de stupéfiants, guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine).
Propos recueillis par Corinne Deloy
Pour lire l'ouvrage en français : Amérique latine. L'année politique 2024 (Les Etudes du CERI, n° 276-277)
Pour lire l'ouvrage en espagnol : Amérique latine. L'année politique 2024 (Les Etudes du CERI, n° 276-277)
Photo de couverture : Couverture de Amérique latine. L'année politique 2024.
Photo 1: Juárez, Mexique (décembre 2023) : Des centaines de migrants ont protesté sur le pont international dans l'espoir d'être accueillis pour demander l'asile. Crédit David Peinado Romero pour Shutterstock.
Photo 2 : Canal de Panama. Crédit Jose Mario Espinoza pour Shutterstock.
Photo 3 : Caracas, Venezuela (30 juillet 2024) : Les dirigeants de l'opposition Maria Corina Machado et Edmundo Gonzales Urrutia saluent des milliers de Vénézuéliens dans les rues. Crédit Jonathan Mishkin pour Shutterstock.