Corps, terre et territoire dans la globalisation
Entretien avec Riva Kastoryano autour de l’ouvrage Burying Jihadis. Bodies Between State, Territory and Identity paru aux éditions Hurst.
Comment en êtes-vous venue à vous interroger sur les dépouilles des terroristes ?
C’est dans le cadre d’une réflexion sur le territoire – sa pertinence et sa permanence – dans la globalisation que je me suis posé la question de l’enterrement des djihadistes (auteurs d’attentats suicides).
Les djihadistes qui ont réalisé les attaques de New York (2001), de Madrid (2004), de Londres (2005) et même de Paris (2015) ont déclaré une guerre non territoriale aux Etats-Unis et à leurs alliés. Ils sont animés par un récit unique d’appartenance à l’Oumma, la communauté musulmane mondiale réimaginée, dénationalisée et déterritorialisée. Ils se sont inventés une nouvelle identité qui, au lieu de se référer à un territoire, suit les trames de réseaux par-delà les frontières. Les médias et les réseaux sociaux sont leur champ de bataille. Leur action transforme les territoires étatiques en un espace de circulation transfrontalier et affirme une identité transnationale et remet en cause tout lien entre le corps et la nation, entre la citoyenneté, la nationalité et le territoire.
Je me suis intéressée à la trajectoire, aux réseaux de relations, aux villes où les djihadistes se sont croisés, aux solidarités qu’ils ont établies, aux discours des dirigeants d’Al-Qaïda sur le territoire, sur la citoyenneté et la nationalité, sur ce qu’ils entendaient par les « terres de l’islam », sur leur conception de la guerre, sur l’importance du martyr, bref sur les modes et moyens de créer une identification avec l’Oumma, comme lors des guerres classiques lorsqu’il s’agit de contrôler « le peuple et son territoire », pour reprendre la formule de Clausewitz, même si la guerre que mènent les djihadistes n’est pas territoriale.
Les histoires de guerre nationalistes sont nourries d’exemples de « rapatriements » de soldats « morts pour la patrie » sur des terres ennemies ou d’hommages au soldat inconnu. L’ensemble fait partie d’un processus à la fois social et politique, accompagné d’une rhétorique qui met en évidence le lien entre le corps et le territoire, dans la définition moderne de la nation. En revanche, le corps mort du djihadiste, ennemi « combattant illégal » selon les termes du Président George Bush, n’appartient à aucune communauté nationale ni à aucun Etat. Il n’a aucun statut dans le droit international. Son enterrement ne constitue pas une question en soi, politique, sociale ou religieuse. Il ne se pose pas comme un « moment fondateur » de la construction nationale, comme dans le cas de certaines personnalités politiques embarrassantes dont l’enterrement est un enjeu pour la reconstruction historique de la nation, on l’a vu avec « le corps du Duce »1. La douleur créée par les attentats suicide est publique mais le deuil est privé ; il associe secrètement la sphère de la famille à celle de la communauté locale.
Je me suis interrogée sur la réponse, la réaction apportée par les Etats qui se retrouvent en face de combattants qui ne disposent d’aucune légitimité, en face d'ennemis non territorialisés. Les Etats ont engagé une guerre extra-territoriale mais j’étais davantage intéressée par les questions de citoyenneté et d’appartenance, notamment d’appartenance territoriale. J’ai cherché en regardant la façon dont se faisaient les enterrements, lorsqu'il y a réellement enterrement, quelle était la réponse des Etats, en réalité quelle était leur réaction plus que leur réponse. Le soldat mort fait la nation mais que suscite la mort du djihadiste, sans uniforme, qui a fait de son corps son arme de guerre et qui n’agit au nom d’aucune nation ni d’aucun Etat ?
Pouvez-vous nous dire en quelques mots de quelle façon les réseaux terroristes transnationaux affectent aujourd'hui les Etats, comment ils les obligent à repenser et à réaffirmer leurs préogatives ?
Du point de vue des acteurs, le transnationalisme devient un outil de pression, voire de rapport de force politique entre Etats et communautés. Les actions transnationales transforment l’espace clos du territoire en un espace de participation politique qui dépasse les frontières étatiques, en un espace d’identification qui va au-delà des sociétés nationales et en un espace qui cherche à conjuguer le local et le global.
Les réseaux transnationaux mettent en évidence la circulation de groupes qui puisent leur pouvoir dans leur mobilité pour agir sur les Etats. Ces derniers tentent d’avoir un contrôle sur les mouvements des populations, pas seulement sur un espace territorial précis mais au-delà des frontières. Pour ce faire, ils doivent élaborer des stratégies de pouvoir « déterritorialisées » et agir eux-mêmes comme des acteurs transnationaux en interaction permanente dans un espace global déterritorialisé où se croisent spécificités culturelles et politiques des sociétés nationales et activités multinationales. De cette façon, les Etats s’intègrent dans le processus de globalisation. De leur côté, les réseaux terroristes – transnationaux par définition – conduisent les Etats à agir en dehors de leur territoire. Ils les entraînent à étendre leur souveraineté au-delà de leur territoire. Cette nouvelle dynamique transforme ainsi les guerres territoriales en guerres extra-territoriales.
Les politiques de lutte contre la radicalisation ont conduit les Etats à coopérer pour assurer la protection de leurs frontières et la sécurité de leurs citoyens, tout en respectant les droits de l’homme et les contraintes imposées par les institutions supranationales notamment au regard des libertés civiles. Cependant, malgré les nombreuses coopérations entre les Etats, la question de l’enterrement des djihadistes fait apparaître les différences existant entre ces derniers sur la représentation de la globalisation.
Les Etats-Unis, l'Espagne et la Grande-Bretagne ont chacun agi différement avec les restes des terroristes qui ont opéré sur leur sol. Les terroristes du 11 septmebre 2001 n'ont laissé quasiment acune trace sur terre, les corps de ceux de Madrid ont été rendus à eurs familles au Maroc; enfin, les terroristes de Londres ont été enterrés en Grande-Bretagne. Pouvez-vous nous parler de ces différences de traitement ?
En effet, chaque Etat agit ou réagit en fonction de sa représentation de l’ennemi, de sa propre volonté d’afficher une stratégie politique – réelle et/ou symbolique –, dans le traitement des corps de ces ennemis, de ces criminels. Les relations avec le pays d’origine des djihadistes et la gestion de l’opinion, nationale et internationale, fait osciller les Etats entre l’affirmation de leur souveraineté territoriale et extra-territoriale et leurs considérations morales. A cela s’ajoute la protection des tombes des djihadistes et celles de leurs familles qui s’impose aux Etats. Il faut éviter que les tensions entre ceux qui considèrent les djihadistes comme des criminels, des « traîtres de l’islam » et ceux qui les admirent et voudraient faire de leurs tombes un sanctuaire ne génèrent des conflits au sein même des cimetières.
Chaque cas donne lieu à une analyse différente de la globalisation. L’analyse des trajectoires et des voyages des djihadistes met en évidence les réseaux transnationaux qu’ils ont tissé et au sein desquels ils évoluent, leur ampleur, leur étendue, le nombre de villes « nœuds » où se croisent les différents réseaux.
L'enterrement des terroristes constitue une réponse des Etats quant à leur usage de l’espace global et vient compléter l’élaboration des différents enjeux posés par la globalisation. En effet, l’enterrement des auteurs d’attentats apporte un nouvel élément de tension entre la globalisation et la souveraineté des Etats, qui réagissent de façon différente selon les cas. L’analyse des trajectoires et de l’enterrement des terroristes qui ont réalisé les attaques du 11 septembre 2001 à New York, du 11 mars 2004 à Madrid, du 7 juillet 2005 à Londres et de janvier et novembre 2015 à Paris permet de dégager des formes de spatialité dans la globalisation, en soulignant les enjeux auxquels font face les Etats.
Les dix-neuf djihadistes de New York ont voyagé à travers le monde, croisé des réseaux multiples, sont arrivés aux Etats-Unis avec parfois des visa étudiants … ils ne sont enterrés nulle part. Ils étaient « mondialisés » et n’ont laissé aucune trace la terre, comme réponse aux aspirations de terrorisme global, sans référence territoriale. Les terroristes qui ont opéré à Madrid étaient sept, dont cinq venant du Maroc, un d’Algérie et le dernier de Tunisie, tous immigrés de première génération, qui avaient maintenu des relations étroites avec leur pays d’origine. Leurs corps ont été rendus à leurs familles et sont « retournés à la terre d’origine ». Ce mouvement relève du phénomène transnational et révèle leurs liens étroits avec le pays de leurs parents restés au pays qui est celui dont ils possèdent la nationalité, la citoyenneté. Les djihadistes de Londres, étaient des immigrés de la deuxième génération, nés ou arrivés très jeunes en Grande-Bretagne socialisés dans ce pays et totalement intégrés, ils sont des homegrown. La Grande-Bretagne est leur pays, ce qui conduit les autorités britanniques à penser leur enterrement « chez eux » en Grande-Bretagne ?
Ainsi, la question de l’enterrement renvoie aux différents enjeux que pose la globalisation aux Etats. L’enjeu est global lorsque les auteurs d’attentat circulent sur toute la planète et ne laissent aucune trace comme ceux du 11 septembre, il est transnational lorsque que les djihadistes sont des immigrés de première génération et maintiennent des relations avec leur pays de départ comme ceux qui ont réalisé les attaques de Madrid. L’enjeu est diasporique lorsque les jeunes djihadistes sont reconnus comme des homegrown, nés, socialisés et radicalisés dans le pays où leurs parents ont immigré et dont ils sont citoyens et circulent entre le Pakistan – la terre de leur ancêtre mais en même temps pays d’entrainement - et la Grande Bretagne. Les mêmes questions se posent sur l’appartenance territoriale des trois jeunes homegrown français responsables de l’attentat de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher et des huit autres qui ont opéré le 13 novembre du fait de leur citoyenneté belge ou française ou de leur double nationalité – algéro-française, maroco-française ou maroco-belge, et de leur appartenance à une diaspora. Ceux quoi ont agi en France se réfèrent à la Syrie dans laquelle ils voient la terre du califat et qu’ils définissent désormais comme la terre ancestrale, la terre de résistance, la terre à reconquérir.
Les enterrements des djihadistes ne peuvent-ils pas être vus comme une reterritorialisation de la part des Etats et comme une réaffirmation, par ces derniers, de leur souveraineté ?
Il est clair que même si ces jeunes se sentent appartenir à une communauté imaginée non territoriale, seule l’appartenance territoriale, donc la citoyenneté et la nationalité, possède une quelconque légitimité aux yeux des Etats. Leur enterrement serait ainsi une façon de « restaurer » la citoyenneté territoriale rejetée pas ces jeunes.
On constate la diversité des méthodes dans la gestion des corps embarrassants des djihadistes. Alors que les discours radicaux sur le corps, sur l’identité, sur la nationalité, sur l’armée, sur le djihad, sur l’Oumma ou encore sur la terre de l’islam mettent en évidence une ambiguïté quant au territoire, les différentes façons dont les pays gèrent les corps et les enterrements des djihadistes montrent que la logique de l’Etat est celle de la citoyenneté, d’une appartenance territoriale et nationale. Cette appartenance est, dans la plupart des cas, conforme à la nationalité des parents. On peut avoir une re-territorialisation du corps de leurs enfants dans la terre de leurs ancêtres ou encore dans le pays où ils sont désormais installés. Les djihadistes ne revendiquant aucune autre appartenance que celle qui les relie à l’Oumma, leur enterrement est une « re-territorialisation » de leur corps. Dans le cas de Ben Laden au contraire, le choix qui a été fait de l’immerger revient à lui refuser de laisser une trace sur terre.
En conclusion, que pouvez-vous nous dire de la notion de territoire aujourd'hui et plus largement des concepts d'appartenenace, de nationalité, de citoyenneté et d'identité dans un contexte de mondialiation ?
Le territoire demeure la concentration spatiale du pouvoir. La branche d’Al-Qaïda Al-Nosra a confirmé l’importance du territoire lorsqu’elle s’est établie à la frontière de la Syrie et de l’Irak, s’est autoproclamée « Etat-islamique », a déclaré avoir conquis Bagdad et Mossoul, a nommé al-Baghdadi comme calife et a étendu ses terres par la conquête jusqu’à recouvrir 81 000 miles, soit la superficie de la Grande-Bretagne.
Poser la question de l’enterrement des corps des djihadistes revient à s’interroger sur le territoire comme appartenance. La globalisation discursive des radicaux se heurte à la réalité juridique et politique des Etats et à leur souveraineté territoriale. Elle pose la question de la citoyenneté qui lie le sang au sol, qui créé l’appartenance à une à une Etat et/ou une nation. L’enterrement serait-il une façon de marquer une appartenance territoriale, de relier le corps à « un sol » national et, dans le cas des jeunes issus de l’immigration, de marquer la présence d’une diaspora qui s’approprie son histoire d’immigration et ses projets d’installation ?
Propos recueillis par Corinne Deloy.
- 1. Sergio Luzzatto, Le corps du Duce. Essai sur la sortie du fascisme, Paris, Gallimard, 2014.