Covid-19 : Quelle solidarité européenne ?
La crise du Covid-19 a ramené à l’avant-scène des débats publics la question essentielle de la solidarité entre les Etats membres au sein de l’Union européenne (UE). Lors des premiers signes de la pandémie en Europe au début de l’année 2020, le réflexe de ces derniers a été de se tourner d’abord vers des solutions nationales. Il est vrai que les questions sanitaires n’ont jamais fait partie des compétences explicites de l’UE. Les pays ont mis en place des plans de confinement nationaux sans réelle harmonisation européenne. Alors que l’Italie, la France ou la République tchèque décrétaient entre le 9 et le 16 mars 2020 des mesures de confinement contraignant les citoyens à une mobilité réduite et contrôlée, les Pays-Bas et la Suède choisissaient la stratégie de l’immunité collective basée sur l’autodiscipline des citoyens. Les Néerlandais l’ont vite abandonnée pour passer à ce qu’ils ont appelé un « confinement intelligent » : tous les commerces sont restés ouverts mais des gestes barrières ont été imposés.
Les fermetures de frontières sont également intervenues dans l’espace Schengen sans véritable harmonisation. Très tôt, l’Allemagne a instauré des contrôles avec ses voisins, sans pour autant interdire totalement la libre-circulation. Au contraire, la Pologne et l’Autriche ont décrété une fermeture complète de leurs frontières y compris aux autres Européens. Enfin, plusieurs Etats membres ont refusé de livrer du matériel médical à leurs voisins. Devant la pénurie de masques, l’Allemagne et la France ont effectué des réquisitions sur leur territoire national et interdit toute exportation. De même, l’accès aux masques importés de Chine a fait l’objet d’une concurrence acharnée entre Etats membres dès le début de la pandémie.
La faible visibilité de l’Union européenne
Quelques passes d’armes relatives au détournement de cargaisons de masques chinois dans les aéroports ont donné lieu à une communication qui a pointé la politique du chacun pour soi de la part des Etats membres et l’absence de solidarité européenne. L’ancien Premier ministre français Manuel Valls a évoqué une Union européenne qui « peut mourir par absence de solidarité »1. Les égoïsmes nationaux ont alimenté par la force des choses la rhétorique des opposants à la construction européenne. Luigi Di Maio, le ministre italien des Affaires étrangères, issu du Mouvement cinq étoiles, n’a pas hésité à mettre en avant l’aide généreuse et efficace de la Chine à l’Italie, affirmant « Nous saurons nous souvenir des pays qui ont été proches »2.
Le gouvernement chinois a profité de ces propos favorables pour lancer une intense offensive de diplomatie publique à l’égard des opinions publiques européennes, remportant un certain succès en Grèce et en Italie, mais aussi dans les pays d’Europe centrale et des Balkans. Le coordinateur des unités de crise de Lombardie n’a pas hésité à déclarer : « Adoptons le modèle de Wuhan pour lutter contre la maladie »3. Le Haut Représentant de l’UE pour la politique étrangère et la politique de sécurité, Josep Borrell, a parlé d’une « guerre des récits » et il a fait rédiger par le Service européen pour l’action extérieure plusieurs rapports en mai 2020 pointant les fake news diffusées sur le Covid-19 en Europe depuis la Chine mais également la Russie4.
La solidarité européenne malgré tout
Le manque de coopération entre Européens a occulté aux yeux des opinions publiques le fait les Etats membres de l’UE ont en fait dialogué et collaboré sur le plan sanitaire depuis le début de la pandémie. A la suite d’une décision du Conseil européen, la Commission européenne a lancé le 26 mars 2020 une « feuille de route européenne » contenant un certain nombre de recommandations pour les Etats membres. Des masques médicaux (quand ils étaient disponibles) ont été envoyés par certains Etats membres à leurs voisins, par exemple l’Italie à la France. Des malades atteints du Covid-19 ont été accueillis dans les unités de soins intensifs d’un autre pays européen que le leur. Les hôpitaux allemands, qui disposaient de lits et de respirateurs, ont ainsi accueilli quelque 200 patients italiens et français. De même, les hôpitaux français du sud du pays ont pris en charge dès le début de la pandémie des patients du nord de l’Italie, particulièrement affectée par le virus. Ces manifestations de solidarité sanitaire européenne ont été très peu médiatisées et les opinions publiques en ont été très peu informées. En Italie, la crise du Covid-19 a confirmé la baisse du soutien à l’Europe des citoyens, recul que la question de l’accueil des réfugiés avait déjà amorcé. En avril 2020, l’institut de sondages SWG précisait que seuls 27% des Italiens avaient une opinion favorable de l’UE5.
De la crise sanitaire à l’anticipation d’une crise économique
C’est autour des conséquences du confinement sur les activités économiques que le débat sur la solidarité européenne s’est engagé. Devant les effets économiques négatifs pour les budgets des Etats, mis en demeure de financer les entreprises en cessation d’activités et les salariés au chômage partiel, les chefs d’Etat et de gouvernement de neuf pays (Belgique, Espagne, France, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Portugal et Slovénie) ont envoyé une lettre à la fin du mois de mars 2020 au président du Conseil européen, Charles Michel. Celle-ci appelait à la levée d’un emprunt européen reposant sur une mutualisation des dettes. Cette idée de coronabonds était en parfaite contradiction avec la doctrine allemande qui refuse tout partage d’une dette commune entres Etats membres. Cette position est traditionnellement soutenue par plusieurs Etats du nord, certains ayant une conception parfois plus stricte encore de la règle que l’Allemagne (Pays-Bas, Autriche, Danemark ou encore Suède). Devant la crainte d’une crise économique grave, notamment en Italie, les 27 ont pourtant voté la levée des contraintes imposées par le Pacte de stabilité aux finances publiques nationales et ont décidé au sein de l’Eurogroupe, le 9 avril 2020, d’accorder aux Etats membres un premier paquet d’aides à hauteur de 540 milliards d’euros. A cette bouée de sauvetage s’est ajoutée la mise en œuvre par la Banque centrale européenne d’une politique de rachat des dettes souveraines, ce que la BCE avait déjà fait lors de la crise de la zone euro entre 2009 et 2015.
Les pays du sud très affectés par la pandémie, notamment l’Italie et l’Espagne, ont rejoint la France (qui est devenu un « leader » des pays du Sud) pour réclamer davantage aux pays du nord. Ils se sont heurtés à un front du refus de la part des petits Etats du nord, qualifiés de « frugaux » (Autriche, Danemark, Pays-Bas et Suède) et soutenus par les pays du Groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie) ainsi que par les trois Etats baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie).
La décision allemande, point de bascule
En suspens pendant plusieurs semaines, l’Allemagne a toutefois décidé de se rallier au cours du mois de mai 2020, par le biais d’une Initiative franco-allemande, à un plan de subventions et de prêts financé par l’emprunt des Etats. Il s’agit là d’un véritable retournement par rapport à la doctrine traditionnelle de l’ordo-libéralisme en vigueur outre-Rhin.
Le choix politique d’Angela Merkel s’explique d’abord et avant tout par le souhait de l’industrie allemande d’éviter une crise majeure de la zone euro, en particulier en Italie et en France6. En assumant cette décision, la chancelière a choisi d’aller contre une bonne partie de l’opinion publique allemande, de sa propre famille politique (la CDU/CSU) mais aussi les juges de la Cour constitutionnelle allemande. Ces derniers s’étaient en effet prononcés le 5 mai 2020 contre le rachat de la dette publique des Etats par la Banque centrale européenne, fixant au passage de sérieuses limites aux compétences de la Cour de justice de l’Union européenne.
A partir du moment où Angela Merkel a choisi la solidarité financière européenne plutôt que le refus de mutualisation des dettes, les pays dits « frugaux » du nord de l’Europe ont été immédiatement amenés à assouplir leur position. Ils dépendent trop de l’Allemagne sur le plan économique et politique (le chancelier autrichien et le Premier ministre néerlandais sont tous deux des chrétiens-démocrates) pour s’opposer fermement à Angela Merkel.
Pour autant, la mise en œuvre d’une décision finale permettant le décaissement des aides nécessitera du temps. Elle n’a pas pu être actée lors du Conseil européen du 19 juin 2020 et elle sera de nouveau étudiée lors de la réunion des chefs d’Etat et de gouvernement qui aura lieu le 17 juillet 2020. Personne ne peut présager de son issue.
L’Initiative franco-allemande de mai 2020 comprend aussi un appel, d’inspiration française, à l’indépendance stratégique de l’UE en affirmant que la production de biens de nécessité, comme les masques ou les respirateurs, ne doit plus échapper totalement à l’Europe. Le ralliement de l’Allemagne à l’idée de créer des champions industriels européens n’allait également pas de soi, tant la notion même de politique industrielle a longtemps échappé au référentiel économique outre-Rhin. Il est vrai que la concurrence industrielle mondiale avait déjà fait bouger les lignes au cours de la dernière année, comme l’a montré en février 2019 le rapport du ministre de l’Economie Peter Altmaier qui appelait à résister à la concurrence extérieure (entendons par là surtout celle de la Chine) par une stratégie industrielle nationale à l’horizon de 2030.
La politisation se poursuivra dans le débat sur la conditionnalité
Dans un débat qui est loin d’être achevé, la politisation du plan européen de relance se focalise maintenant sur les conditions de la mise en œuvre des aides. Les pays du sud ne veulent pas entendre parler d’une conditionnalité macroéconomique stricte qui se fonderait sur des politiques de rigueur semblables à celles appliquées à la Grèce ou au Portugal entre 2009 et 2015. En Italie, la Lega de Mateo Salvini a fait du thème du refus de la conditionnalité au nom de la souveraineté nationale son slogan. En France, Jean-Luc Mélenchon l’a également évoqué.
Les pays du nord ne manqueront pas de leur côté d’exiger une forme de conditionnalité, mais celle-ci sera-t-elle équivalente aux mesures imposées par la Troïka lors des trois plans d’aide à la Grèce ? Il est probable qu’elle s’apparentera davantage à une forme de conditionnalité positive, prévoyant que les fonds alloués par l’UE soient uniquement consacrés à des projets innovants sur le plan technologique, compatibles avec la protection de l’environnement ou favorables au secteur de l’économie numérique qui enregistre un retard qui mériterait d’être comblé.
La question de la conditionnalité a relancé des débats internes au sein de certains Etats membres. En Italie, le gouverneur de Vénétie, Luca Zaia, a fait remarquer que le nord de l’Italie, qui a davantage souffert de la pandémie que le Mezzogiorno, devrait recevoir une plus grande part des aides européennes, relançant l’idéologie régionaliste anti sud auquel Salvini a renoncé pour faire de la Lega un parti national.
La question des transferts budgétaires reste conflictuelle
Les perspectives budgétaires de l’UE pour la période 2021-2027 renforceront les clivages géographiques entre Etats membres : nord/sud, mais aussi est/ouest. Les Etats d’Europe centrale et orientale, moins affectés par la crise du Covid-19, craignent un déplacement des priorités budgétaires vers le sud au détriment des fonds structurels qui alimentent largement leurs dépenses d’infrastructure depuis l’adhésion. Si l’on ajoute à cela le débat au sein des institutions européennes qui vise à lier l’attribution des fonds au respect de l’état de droit, on comprend que des gouvernements comme ceux de la Hongrie ou de la Pologne, dirigés par des gouvernements autoritaires et eurosceptiques, expriment des inquiétudes.
Si la crise du Covid-19 a relancé le débat sur la solidarité européenne, elle n’a cependant pas bouleversé définitivement la destination des transferts qui reste soumise à d’intenses marchandages intergouvernementaux. La question que les Allemands appellent « l’Union des transferts » est devenue un moteur de l’euroscepticisme : au sud, elle permet de dénoncer l’hégémonie des « riches » du nord qui se comportent égoïstement ; au nord et à l’est, elle sert à fustiger l’esprit profiteur des pays du sud qui veulent bénéficier de la solidarité financière sans faire le moindre effort pour réformer leurs finances publiques et modifier leur mode de vie qualifié de frivole par les pays du nord.
La citoyenneté européenne qui résulterait d’une solidarité assumée entre les peuples à l’échelle de l’UE est encore loin d’avoir fait la preuve de sa réalité et de sa légitimité aux yeux mêmes des Européens.
- 1. La Croix, 9 avril 2020.
- 2. Les Echos, 11 mars 2020.
- 3. Ib.
- 4. Sur cette question et les références des rapports du SEAE, voir Christian Lequesne et Earl Wang «Covid-19: Lessons from China’s public diplomacy in the EU », The Conversation, 25 juin 2020.
- 5. L’Opinion, 16 avril 2020.
- 6. Voir Christian Lequesne, « Merkel montre aux juges de Karlsruhe que c’est elle qui décide des choix politiques de l’Allemagne », Le Figaro, 26 mai 2020.