Covid-19 : la responsabilité globale des Etats
La pandémie de Covid-19 constitue, par son ampleur et la gravité des réponses qu’elle suscite, un phénomène inédit au XXIe siècle. Profitant de la mondialisation pour se propager, la contagion a provoqué en retour un ralentissement des flux, désormais synonymes de risques, dans des proportions jusqu’alors inimaginables. Fragilisés sur le plan de la politique extérieure, les États sont parallèlement sommés par leurs propres citoyens d’apporter des réponses concrètes face à la propagation du virus, sous peine de voir naître les contestations. Dans cette situation extrême, la protection de la population nationale devient l'obsession des gouvernements. Elle est tour à tour une source de légitimité et l’horizon proclamé de leurs actions, au risque de faire prévaloir une interprétation trop restrictive des moyens et des ambitions nécessaires pour assumer cette mission. Par contraste, cette crise pourrait constituer un « moment politique » unique nécessitant l’avènement d’un principe de « responsabilité globale »1.
Dans un contexte précis où la contagion nous rappelle notre interdépendance et notre proximité au sein de la communauté humaine, une politique cohérente et efficace ne saurait ignorer l’exigence de traiter les enjeux globaux de justice. Il est vrai que l’injonction à améliorer la santé à l’échelle mondiale a jusqu’ici été formulée comme un devoir moral vague, sorte de charge supplémentaire attribuée aux États — ainsi qu’aux organisations internationales dont elles sont l’émanation — en dépit de leur volonté réelle de l’assumer. Toutefois, compte tenu de l’interpénétration des strates nationale et internationale qui facilite le développement de l’épidémie et de la difficulté de faire émerger une approche véritablement cosmopolite, ce devoir global peut et doit urgement être compris dans les termes d’une responsabilité politique très concrète de chaque État vis-à-vis de ses propres citoyens2. Fonder de la sorte une responsabilité globale des États de se saisir des enjeux sanitaires mondiaux pour préserver en retour leur population présente le triple avantage de s’appuyer sur un pacte national préexistant, de renvoyer à des obligations pratiques et de mettre en exergue l’intérêt d’agir.
Une approche nationale visant aussi bien à assurer durablement la sécurité de son pays face à la pandémie qu’à conforter son influence internationale doit par conséquent encourager l'avènement de coopérations multilatérales renforcées sur des domaines d’actions prioritaires et prévenir l’addition de réponses disparates.
L’État face à l’urgence
Une mise en exergue de l'exercice des compétences nationales
La protection de la communauté nationale constitue une responsabilité fondamentale pour les dirigeants politiques qui doivent assurer la sécurité de leurs citoyens. À cet égard, les risques de la maladie et les mesures prophylactiques prises pour limiter la contagion posent des défis de taille. Ils inquiètent les populations, bouleversent la capacité des États à faire face aux autres types de menaces (terrorisme, agression extérieure…) et provoquent une crise économique violente. Face à l’érosion de la confiance des citoyens, l’État-nation est plébiscité par les gouvernants comme cadre politique de référence et unité légitime d’exercice du pouvoir.
C’est ainsi que les pays européens ont mis en exergue l’exercice de leurs compétences nationales, qu'il s'agisse de la décision de mettre en place des plans sanitaires différents au sein même de l’Union européenne, de rétablir une forme de souveraineté économique en cherchant à relocaliser la production de biens de première nécessité (masques, désinfectants, médicaments) ou de mieux contrôler les flux humains.Le cas de la Hongrie de Viktor Orban témoigne de la manière dont les frontières ont parfois été présentées comme des bordures protectrices face aux dangers étrangers — principalement celui représenté par les migrants — soupçonnés d’être porteurs de maladies et d’engorger le système de santé national. Enfin, cette prédilection pour l'échelle nationale ne saurait être pleinement comprise sans insister sur la temporalité de la crise, c’est-à-dire sur son urgence et sur l’impréparation qui a conduit les décideurs à privilégier une mécanique plus rôdée. Il est à cet égard significatif de constater que l’épidémie de SRAS, survenue en 2003, n’avait pas suffi à convaincre les États de mettre en place des politiques de prévention et des mécanismes d’alerte communs efficients.
Des instances multilatérales critiquées
La diversité des réponses au sein de l’Union européenne n’est pas le seul témoignage d’une prédilection affirmée pour les logiques nationales. Au niveau mondial, le rôle de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) est par exemple vivement critiqué. Son incapacité à faire office de centre névralgique de la gestion de la contagion a été mise en évidence par les États eux-mêmes, en dépit du Règlement sanitaire international (RSI), révisé en 2005 à la suite du SRAS, par lequel ces derniers s’engageaient à « prévenir la propagation internationale des maladies » puis à rapporter les « événements de santé publique ».
Plutôt que d’exercer son autorité afin de faire accepter une ligne de conduite commune à tous les États, l’OMS est trop souvent accusée d’être illégitime, partiale voire inutile. Plusieurs dirigeants ont critiqué le fait que l’autorité directrice et coordinatrice dans le domaine de la santé a peiné, au début de la crise, à prendre la mesure du danger et qu'elle a, sous la pression de la Chine, longuement hésité avant de qualifier la diffusion du virus de « pandémie ». En témoigne la récente décision des États-Unis de suspendre leur coopération avec l’organisation pour protester contre sa « mauvaise gestion » de la pandémie et sa proximité avec Pékin. Le cas de l’OMS est ainsi symptomatique de la manière dont la difficile gestion de la pandémie de Covid-19 pourrait marginaliser certaines organisations multilatérales au profit d’une approche bilatérale plus flexible ou d’une logique du « chacun pour soi » — rétention d’informations, détournements de cargaisons de biens de première nécessité entre pays — qui freineraient l’émergence d’une réponse globale à la hauteur de la menace et de l’enjeu.
Vers une responsabilité globale
Responsabilité globale et leadership
Alors que la pandémie constitue une menace pour la stabilité de chaque État, la responsabilité politique première des gouvernants d’assurer la sécurité de leurs citoyens à l’échelle nationale devient une responsabilité de traiter collectivement et le plus concrètement possible les enjeux de justice globale. Les pays qui embrasseraient cette vision auraient l’opportunité d’exercer un nouveau type de leadership adapté au défi pandémique. L’exemple des États-Unis, aujourd’hui prompts à se désengager du multilatéralisme et à relativiser leur responsabilité vis-à-vis des problèmes internationaux, est éclairant. Le pays prend in fine le risque d’exercer un leadership « solitaire » et offre à son rival chinois l’opportunité de se porter progressivement garant de la coopération mondiale3. Comme on le voit dans la suspension de la collaboration entre les États-Unis et l’OMS, cette attitude a un effet pervers, celui de conforter Pékin dans sa position et ne favorise pas un débat constructif sur de nécessaires réformes de l’institution à même d’améliorer la gestion globale de la santé.
Garantir la circulation des idées et renforcer les normes
Pour la première fois au XXIe siècle, l’humanité est en effet confrontée à un problème vital que tous les pays ont un intérêt immédiat à résoudre. Si, dans l’urgence, la mise en avant de l’échelon national et des prérogatives étatiques se révèle rassurante, elle n’est qu’une présentation partielle de la réalité actuelle et des solutions qui doivent être apportées. La pandémie est un enjeu global trop complexe pour être traité et résolu sans partage des compétences au niveau infranational et supranational. Que ce soit dans le soutien aux pays pauvres ou dans la recherche d’un traitement, les acteurs non étatiques — ONG, fondations, laboratoires de recherche, entreprises pharmaceutiques — sont d’ailleurs déjà intégrés dans un réseau mondial censé faciliter la circulation des technologies, des idées et des financements.
La Coalition pour l’innovation en matière de préparation aux épidémies (CEPI), créée en 2017, constitue, malgré ses imperfections, un exemple de forme de partenariat qui a pour vocation de développer des vaccins et de les rendre accessibles. Parallèlement, plusieurs organisations internationales ont montré leur capacité à apporter des réponses concrètes au coeur même de la crise, en dépit des critiques qui leur sont adressées. Pensons au plan d’action de l’Union européenne, qui recoupe la décision de la Banque centrale européenne d’injecter 1 000 milliards d’euros pour soutenir l’économie et celle de la Commission de suspendre l’application des règles budgétaires. En outre, les possibilités de réforme sont nombreuses. Un retour au premier plan de la mission de l’ONU d’assurer la sécurité non seulement « collective » mais également « humaine », dont la santé fait partie selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), est attendu. À ce titre, repenser le fonctionnement de l’OMS est non seulement possible — renforcement du RSI, pérennisation financière du programme de gestion des situations d’urgence, partage des méthodes de calcul — mais souhaitable afin de la doter de pouvoirs accrus similaires à ceux de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
En tout état de cause, résoudre les questions de santé globale suppose d’effectuer des choix forts pour améliorer la planification des réponses telle que l’élaboration d’un vaccin. Plutôt que de se satisfaire d’une situation où chaque État multiplierait les projets dans la crainte de ne pas avoir accès au traitement adéquat, il serait plus efficace de répartir les pistes de recherches et le coût de celles-ci, avec l’engagement que le vaccin final sera considéré comme un bien mondial à disposition de chaque État4. Les dirigeants soucieux de répondre au défi pandémique doivent garder à l’esprit le fait que le multilatéralisme s’appuie prima facie sur les acteurs étatiques qui possèdent aussi des intérêts communs et qui décident in fine des règles qui s’imposent. Pour inciter les États à transférer une partie de leur souveraineté dans une coopération rénovée, le multilatéralisme ne peut être uniquement perçu comme un mode de décision. Il doit s’appuyer sur une vision à la fois concrète, solidaire et ambitieuse en faveur de la stabilité sanitaire.
Six domaines d’action pour la solidarité et l’écologie
L’une des manifestations de cette vision collective ambitieuse pourrait être la désignation de domaines d’actions prioritaires pour favoriser la stabilité sanitaire mondiale. Nous en listerons six en guise de conclusion.
Premièrement, contre la loi du plus offrant entre pays, il est nécessaire de garantir la répartition la plus équitable possible des ressources de première nécessité (masques, désinfectants, tests) pour empêcher la propagation du virus. La création d’un fonds commun temporaire où les États contribueraient en pourcentage de leur PIB pourrait être envisagé.
Deuxièmement, une même logique doit être à l’oeuvre dans la distribution d’un futur vaccin. Il faut par conséquent veiller à ce que des organismes comme la CEPI garde accès à la propriété intellectuelle des vaccins développés grâce à ses financements5. Or, comme l’a dénoncé Médecins sans frontières, il est désormais possible que les entreprises pharmaceutiques qui ont participé aux recherches dans ce cadre ou dans d’autres partenariats publics-privés puissent détenir la propriété intellectuelle et restreindre l’accès au vaccin par la fixation d’un prix avantageux.
Troisièmement, il est impératif d’améliorer les conditions de vie des demandeurs d’asiles qui, entassés aux portes de l’Europe et au Moyen-Orient, sont particulièrement exposés. Ces hotspots, inacceptables en soi, présentent de surcroît le risque d’une stagnation puis d’une nouvelle propagation du virus. La Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen et une vingtaine d’ONG ont récemment demandé la réduction du nombre de personnes présentes dans ces centres afin de mieux assurer le respect des mesures sanitaires. Elles doivent être entendues par l’Union européenne.
Quatrièmement, une logique similaire doit pousser la communauté internationale à aider les pays qui souffrent de l’exil de leurs personnels médicaux, de l’insuffisance de leurs infrastructures et de la présence sur leur territoire de maladies chroniques.
Cinquièmement, compte tenu de l’interdépendance des enjeux, cette solidarité envers les pays les plus vulnérables doit aussi s’inscrire dans le domaine économique, particulièrement quand les mesures de lutte contre la pandémie accroissent la pauvreté6, avec l’intensification de l’aide au développement.
Enfin, la solidarité mondiale doit s’accompagner d’une transition écologique véritable, avec la conscience que la multiplication récente des épidémies (SRAS, H1N1, Ebola, dengue) entretient des liens étroits avec la détérioration de l’environnement. L’urbanisation anarchique, la destruction des forêts, l’exploitation animale ou encore la trop grande distance entre les lieux de production et de consommation constituent autant de facteurs de risques qui doivent être pris en compte pour diminuer les sources de contagion.
- 1. Beardsworth, Richard, « Our Political Moment: Political Responsibility and Leadership in a Globalized, Fractured Age », International Relations, 2018.
- 2. Beardsworth, Richard, « From moral to political responsibility in a globalized age », Ethics & International Affairs, 2015.
- 3. Araud, Gérard, Haddad, Benjamin, « There is better way to counter China in multilateral organizations: lead with allies », Atlantic Council, 21 avril 2020.
- 4. « Bill Gates : « Pour une approche globale de la lutte contre le Covid-19 », Le Monde, 12 avril 2020.
- 5. Guilbaud, Auriane, « Que peuvent les organisations internationales face au coronavirus ? », The Conversation, 12 avril 2020.
- 6. OXFAM, Le prix de la dignité, Document d’informations médias, 9 avril 2020.