Des morts en guerre. Rétention des corps et figures du martyr en Palestine
Entretien avec Stéphanie Latte Abdallah à l’occasion de la parution de son livre Des morts en guerre. Rétention des corps et figures du martyr en Palestine aux éditions Karthala (juin 2022)
Votre ouvrage porte sur les corps morts de ceux que les autorités israéliennes qualifient de combattants ennemis ou de terroristes. Comment avez-vous été amenée à travailler sur ce sujet ?
Cette question a émergé en suivant le fil de l’enquête que je conduisais précédemment sur l’incarcération des Palestiniens en Israël, sur ce que j’ai nommé la toile carcérale, une détention à la fois massive et suspendue, c’est à dire à la fois la réalité de ces incarcérations et une possibilité plus large encore de l’être, une virtualité carcérale1, qui participe notamment du système de frontiérisation à l’œuvre dans les espaces israélo-palestiniens. Des proches de défunts ont évoqué ces corps qui sont conservés, ces corps prisonniers, parfois disparus depuis de longues années et ensevelis dans ce que l’on appelle les « cimetières des nombres », des lieux où les morts n’ont pas de noms. Les défunts qui y sont enterrés l’ont été à la hâte, dans des sépultures sommaires où ils sont confusément répertoriés à l’aide de numéros. Ces morts, qui sont des fedayin ou des martyrs pour la société palestinienne, sont considérés comme retenus mais aussi et surtout comme des détenus dont on espère le « retour » pour les plus anciens et la « libération » pour les autres.
J’ai abordé ce sujet à partir d’une part des rapports conflictuels, d’une économie de l’inimitié, guerrière entre les autorités israéliennes d’un côté et tout à la fois les familles, l’Autorité palestinienne et les partis palestiniens de l’autre : comme des morts en situation de guerre. Par ailleurs, je les analyse au prisme de l’extension sans fin, post-mortem, de la toile carcérale sur les personnes et les corps. Toutes ces personnes ne sont pas cependant inhumées dans les quatre cimetières des nombres que compte Israël, qui sont des zones militaires fermées inaccessibles aux familles. Si de 1965 jusqu’à la fin de la seconde Intifada (2006), des défunts y ont été enterrés, quelques-uns se trouvent dans des carrés réservés dans des cimetières civils dans le sud du pays. A partir du milieu des années 2000, ces dépouilles ont généralement été conservées à la morgue rattachée à l’Institut de médecine légale israélien d’Abu Kabir à Tel Aviv, même si depuis peu, les dépouilles des membres du Hamas notamment, sont à nouveau transférées dans ces cimetières.
Quels défunts sont retenus par les autorités israéliennes ? De quand date cette pratique de rétention des corps ? Quels buts poursuivent les autorités israéliennes avec cette rétention ?
Plusieurs générations de défunts n’ont pas été et ne sont pas rendus aux familles depuis le milieu des années 1960 et le déclenchement de la révolution et des opérations militaires palestiniennes. Ce sont des corps d’hommes, plus rarement de femmes, décédés lors d’opérations militaires, d’affrontements ou après avoir commis des attentats ou exceptionnellement en prison. Depuis une période récente, il s’agit également de plus en plus fréquemment de personnes tuées par l’armée israélienne sans qu’elles ne présentent de fait de danger réel lors de manifestations, d’opérations militaires de l’armée israélienne dans les territoires palestiniens, lors de leur passage aux checkpoints, etc.
Les motivations de ces rétentions de dépouilles ont évolué au cours du temps : fruit d’un bricolage et d’un assemblage de pratiques, d’intentions tactiques diverses, de mépris et de racisme institutionnels et de négligences, elles ont peu à peu suivi des lignes politiques plus affirmées : punitions collectives censées dissuader de futures attaques ; volonté d’empêcher des troubles à l’ordre public lors des enterrements et des deuils politiques qui exacerberaient le nationalisme. Aujourd’hui, ces corps constituent essentiellement une monnaie d’échange et sont un moyen de pression pour faire avancer des objectifs politiques, ce qui explique par exemple qu’Israël conserve les corps de tous les membres du Hamas, et par extension des Gazaouis.
A quel moment la question de la restitution des corps des disparus s’est-elle imposée sur la scène publique ?
La rétention et la disparition des corps ont fait l’objet de mobilisations politiques dès les négociations de paix d’Oslo au début des années 1990, sans grand succès. Cette question a ensuite resurgi en 2008, portée d’abord par la société civile palestinienne et par des familles, notamment jérusalémites, individuellement puis collectivement. Ces mobilisations ont obligé les autorités israéliennes à apporter des réponses ; des recherches ont été effectuées et des corps ont alors commencé à être restitués aux familles.
J’analyse ces mobilisations pour les retours des corps en les mettant en perspective avec d’autres travaux sur des « mobilisations de victimes » pour retrouver des disparus ou des personnes incarcérées au Liban, en Amérique latine notamment. J’ai aussi adopté dans l’ouvrage une perspective genrée, familiale et intime des liens et des rôles vis-à-vis de ces défunts.
Vous établissez un parallèle entre la rétention des corps des combattants palestiniens et les dispositifs territoriaux et institutionnels, les contrôles mis en place par Israël sur les territoires palestiniens ? Pouvez-vous nous en dire plus ?
Ce serait trop long à développer ici mais disons que les détentions de ces corps puis les modalités de leurs retours en terre auprès des leurs poursuivent une politique frontalière de gestion de la mobilité des Palestiniens par les autorités israéliennes qui s’étend par-delà la limite temporelle et corporelle de la vie. Leur mobilité post-mortem, les modalités encadrées de la restitution des corps aux familles, des enterrements, les lieux d’ensevelissement et leurs traces (ou l’effacement de tout cela – des vies, des corps, des maisons, etc. – et l’absence de traces) dans l’espace public sont autant de marqueurs frontaliers, sociaux et affectifs qui dépendent de leurs lieux de vie, de leur politisation, de leurs actes et de toute une série de critères individualisés.
Vous écrivez que depuis une dizaine d’années une part importante de la société palestinienne refuse toute victimisation. Pouvez-vous développer cette idée ?
Je m’intéresse aussi dans ce livre, à la suite notamment de recherches en anthropologie, aux afterlives sociales et politiques de ces défunts, à la manière dont ils sont perçus, traités et considérés post-mortem tout autant par les autorités israéliennes qui les détiennent que par les familles, la société, les autorités politiques et les partis palestiniens. J’aborde ainsi les perceptions collectives de ces défunts à travers notamment les transformations de la figure politique et sociale du martyr, qui est travaillée par les changements des modes d’engagement et les contestations de la politique instituée comme par les tensions entre les émotions socialement et politiquement légitimes et les dimensions familiales et personnelles des rituels et des commémorations. Je développe aussi la question de la nécro-violence et la manière dont la société et les familles se réapproprient la figure du martyr et se mobilisent tout en refusant en effet, contrairement à ce qu’ont montré les travaux de recherche, notamment en Amérique latine, dans des contextes de post-conflit et de justice transitionnelle, toute forme de victimisation. Disons brièvement ici que le caractère inachevé de la situation conflictuelle et du processus colonial, la charge politique et historique de la figure de la victime dans le contexte israélo-palestinien et la conscience aiguisée qu’ont la plupart des personnes de leur rôle politique et historique s’opposent à toute représentation victimaire.
Propos recueillis par Corinne Deloy
- 1. Voir Stéphanie Latte Abdallah, La toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine, Paris, Bayard, 2021.