Disparition de Dominique Colas

Dominique Colas qui vient de nous quitter a été mon professeur, il a dirigé ma thèse, il était mon ami. Les détails de sa biographie sont rappelés dans les hommages qui lui ont été rendus, dans Le Monde par son ami François Pouillon, et sur les sites de la profession, notamment par Alexandra Goujon et Georges Mink. 

Nous nous étions un peu perdus de vue ces dernières années, mais il est resté présent dans mes pensées et nos conversations. 

Dominique ne m’a pas seulement encouragée à faire une thèse, à serrer les dents lors des campagnes de recrutement, à gravir la montagne de l’agrégation, il a, à l’occasion, donné le biberon à mes fils et je lui dois aussi la rencontre de mon compagnon de bientôt trente ans lors d’une de ses légendaires fêtes du 13 juillet. Le 13 bien sûr, le 14, eût été trop banal, et Dominique n’était pas vraiment un homme banal. Il se baladait, sans couture, de Lénine à Foucault en passant par les monarchomaques et les nationalistes ; il s’intéressait autant au constitutionnalisme comparé qu’à la pensée de la race ; il aimait les statues et la mémoire, la psychanalyse et la philosophie. Autour de toutes ces amours il tissait des livres, donnait des cours, participait à la vie de la communauté universitaire.

C’était un professeur très apprécié et un directeur de thèse exigeant. Il faisait cours généralement sans notes (mais avec beaucoup de digressions), il parlait doucement, l’esprit toujours en avance sur l’auditoire. Mais, miracle, en relisant les notes, l’architecture de ses leçons nous apparaissait harmonieuse. Je pense en particulier au cours qui a servi de propédeutique à son manuel de Sociologie politique. Un livre doublement mal nommé : ce n’est pas vraiment un manuel, et pas vraiment de sociologie politique – plutôt une manière d’envisager la sociologie politique au plus loin de ses définitions canoniques. Il suffit de regarder la table des matières pour s’en rendre compte. Dominique avait quelques obsessions – l’exactitude, la probité intellectuelle – et une théorie complète sur « la note de bas de page » dont nous avons souvent ri ensemble. Son rire ne me quitte pas.

Astrid von Busekist 

Hommage à Dominique Colas


Dominique Colas est décédé brutalement le 10 mars 2025 à l’âge de 80 ans.

Professeur de philosophie dans l’enseignement secondaire, Dominique Colas a obtenu l’agrégation de science politique en 1981 et un poste de professeur en science politique à l’université Nancy II, puis à l’université Paris IX Dauphine, avant de rejoindre, en 1995, SciencesPo Paris où il a dirigé le cycle supérieur (DEA puis Master) sur l’Europe post-communiste jusqu’en 2012, année de son élection comme professeur émérite. Il a également enseigné au département de science politique de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Chercheur au CERI, Dominique Colas a dispensé des enseignements dans de nombreuses autres universités françaises et étrangères notamment à Minsk, Moscou et Saint-Pétersbourg où il se rendait régulièrement dans les années 1990-2000.

Quelques jours avant sa mort, Dominique Colas a signé un texte dans AOC intitulé « Michel Foucault, critique radicale de l’URSS » qui révèle, à plus d’un titre, ses intérêts scientifiques et sa manière d’intervenir dans le débat public. Ce texte met en avant un philosophe auquel il vouait une grande admiration et qui stimulait sa propre réflexion. En s’appuyant sur Foucault, il souligne une disjonction entre l’œuvre de Marx et le projet soviétique qu’il fait toujours remonter à 1917 et qu’il a toujours considéré comme totalitaire. Cet article montre sa grande estime pour les penseurs et sa méfiance à l’égard de leurs disciples proclamés. Il affirme également la singularité des formes d’enfermement en URSS qu’il qualifiait de dictature du Parti-Etat tout en l’appréhendant dans sa complexité tant du point de vue de son fonctionnement que de sa composition notamment nationale. La citation de Foucault sur l’Ukraine qu’il mentionne à la fin de son texte s’inscrit dans cette démarche qui ne prêtait guère à une homogénéisation des sociétés.

Dans le sillage de son doctorat d’Etat soutenu en 1980 sous la direction de Maurice Duverger, Dominique Colas s’affirme comme un spécialiste de Lénine et de ses œuvres avec son ouvrage Le Léninisme. Philosophie et sociologie politiques du léninisme (PUF, 1982) puis plus récemment Lénine politique (Fayard, 2017) ou encore Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine (Presses de SciencesPo, 2023). Il a également publié des ouvrages sur le droit constitutionnel soviétique puis russe et co-dirigé un manuel sur L’Europe post-communiste (PUF, 2002). Mais ses travaux et sa réflexion vont bien au-delà d’une seule spécialisation aérale et débouchent sur une œuvre extrêmement riche. Celle-ci se compose d’ouvrages plus pédagogiques comme son manuel de Sociologie politique (PUF, 1994) ou son Dictionnaire de la pensée politique. Auteurs. Œuvres. Notions (Larousse, 1997). Elle révèle une science politique qui fait une large place à la philosophie mais également à la sociologie, l’histoire, l’anthropologie ou l’histoire des idées. Sa curiosité intellectuelle se porte sur de grandes notions de la discipline comme en témoignent Le Glaive et le Fléau. Généalogie du fanatisme et de la société civile (Grasset, 1991) traduit en anglais et en roumain mais aussi Citoyenneté et nationalité (Gallimard, 2004) ou Races et racismes de Platon à Derrida. Anthologie critique (Plon, 2004). La psychanalyse est également présente soit en sous-main, soit de manière explicite comme dans son livre Freud et les éditions Payot (Payot, 1989).

Dominique Colas était un intellectuel au sens noble du terme et avait une grande indépendance d’esprit. Il n’aimait ni les écoles de pensée, ni les chapelles. Il n’a d’ailleurs jamais cherché à en créer une, même s’il était très sensible à la loyauté et à la considération que lui portaient ses étudiants et notamment les nombreux thésards qui ont été sous sa direction. Ces derniers n’en constituent pas moins un réseau autour de la formation qu’ils ont reçue et des objets d’étude qu’ils ont traités que ce soit dans le cadre des sociétés post-soviétiques ou d’autres contrées. Dominique Colas avait une aversion pour le dogmatisme et invitait ses étudiants à rester critique face aux concepts trop séduisants dans lesquels ils pouvaient s’engouffrer. Il les incitait, sans l’exprimer comme tel, à penser et faire par eux-mêmes, ce qui pouvaient en déconcerter certains. En 1998, il lance une revue universitaire, Les Cahiers Anatole Leroy-Beaulieu, dont il prend en charge le premier numéro et qu’il confie rapidement aux doctorants du cycle supérieur sur l’Europe post-communiste pour qu’ils publient leurs propres travaux préalablement exposés lors de colloques organisés à SciencesPo.

Dominique Colas était un enseignant très investi. Ses étudiants admiraient son érudition qu’il aimait partager plutôt qu’étaler. Ses cheminements analytiques qui n’étaient pas toujours faciles à suivre étaient sources d’une grande stimulation intellectuelle et se terminaient toujours par une application sociale ancrée dans le réel. Si son premier conseil de lecture était Économie et société de Max Weber, il citait régulièrement des anthropologues tels qu’Ernest Gellner et Jacques Goody afin de mettre en valeur le travail de terrain. Il accordait également une très large place aux représentations visuelles et artistiques du politique dont les statues, les globes terrestres ou les tableaux. C’était un enseignant exigeant qui était très méticuleux sur l’usage des mots et des concepts et qui ne cessait de mettre en garde contre les guillemets de précaution qu’il percevait comme une manière pour les auteurs de ne pas assumer leurs propos. Dominique Colas était très attentionné à l’égard des conditions de vie, y compris financières, de ses étudiants dont il s’enquerrait régulièrement. Il était enfin sensible à leurs trajectoires familiales, à leurs pérégrinations personnelles tout en essayant de garder la juste distance d’un modeste confident. De cette attention, il a noué avec certains d’entre eux une fidèle amitié.

Voilà ce que ce grand penseur empreint d’humanité a légué à la science politique française et à celles et ceux qui l’ont côtoyé et qui ne manqueront pas, à leur tour, de transmettre fidèlement cet héritage.

Alexandra Goujon, maîtresse de conférences à l’Université de Bourgogne

Dominique Colas et le cycle supérieur sur l’Europe de l’Est et l’URSS à l’École doctorale de Sciences Po

Dominique Colas était surtout un érudit et un exceptionnel pédagogue. Mais aussi un fidèle ami. Je m’autorise cette réflexion car c’est dans cette tranche de nos vies respectives que j’ai pu le fréquenter (il m’avait confié la co-direction du séminaire du Cycle qu’Hélène Carrère d’Encausse lui avait demandé de diriger lorsqu’elle avait été appelée à des fonctions plus politiques). Je me souviens que dans le milieu politiste il avait une particularité, il refusait d’adhérer à une école ou à un paradigme dominant, ce qui lui a valu d’être considéré comme un politiste marginal, à l’époque où les affrontements théoriques par maîtres interposés étaient fréquents. C’était un esprit libre. Sa formation lui a donné les armes pour l’être : la philosophie politique, l’intérêt pour l’historicité des partis politiques – notamment du parti bolchévique. Sans doute s’exprimait là l’influence de Maurice Duverger, son mentor. Et n’oublions pas sa passion pour les area studies qui n’étaient pas bien vues alors par les écoles dominantes, mais qui pour ses étudiants permettaient d’aborder sans a priori des terrains éloignés. Il était, en ce sens, parmi les vaillants défenseurs de certaines spécificités, en évitant tout biais culturaliste. Son socle de savoir était constitué de l’analyse de Lénine, dont il a été le meilleur spécialiste en France, mais aussi des études et des publications sur le droit constitutionnel en URSS, puis en Russie. Ses travaux ont mis en valeur une notion disputée en sciences politiques, celle de société civile. Elle s’est avérée être très utile pour comprendre, entre autres, l’auto-organisation des sociétés soviétisées, le phénomène des dissidences.

La cinquantaine de ses ex-doctorants lui doivent un encadrement libre mais savant et qui leur a donné des instruments scientifiques pour aborder l’accélération des rythmes politiques des différents régimes.  A cela il faut ajouter plusieurs dizaines de diplômés du Cycle, une véritable pépinière de spécialistes de l’URSS, puis de la Russie et de l’Europe centrale et orientale. Je me souviens que nos étudiants encadrés par Dominique Colas furent les meilleurs candidats au Concours d’Orient, nombre d’entre eux ou elles ont accompli de grandes carrières diplomatiques dans les pays concernés par la problématique que nous enseignions. D’autres ont été ou sont encore des journalistes reconnus, qui dans la conjoncture géopolitique actuelle ont su effectuer un travail de terrain et de transmission objectifs et clairs. C’est grâce à ce Cycle de Sciences Po que Dominique et l’équipe des enseignants ont pourvu la France en experts de qualité lorsque les conjonctures géopolitiques exigeaient des connaissances précises et l’esprit d’ouverture pour se libérer des perceptions partisanes ou simplement stéréotypées. N’oublions pas aujourd’hui que c’est Dominique qui a formé les meilleur.e.s spécialistes de l’Ukraine comme Alexandra Goujon, Ioulia Shukan ou Anna Colin Lebedev, mais aussi un grand nombre de politistes spécialisés sur la Russie, le Caucase ou l’Asie centrale. Dans ce cycle, Les spécialistes de l’Europe centrale et orientale étaient tout à fait complémentaires avec les enseignements de Dominique et cela était devenu une évidence après la fin du communisme, lorsque tous nous nous penchions sur les travaux de la transitologie, comme en témoigne l’épais volume sur l’Europe postcommuniste paru aux PUF (2002). Dominique s’intéressait de près à nos travaux, sachant quel bénéfice nos étudiants pouvaient en tirer. Je me souviens qu’il acceptait avec plaisir de participer aux jurys des cotutelles que nous dirigions à l’étranger comme à Budapest ou à Trèves ou à Prague. Et partout il construisait de nouveaux objets de recherche comme pour son enquête sur les représentations du globe terrestre qu’il photographiait consciencieusement dans toutes les capitales de l’Europe centrale, en Russie aussi. Il a eu le même enthousiasme pour dénombrer les statues de Lénine, déboulonnées après la fin du communisme, pour donner suite à l’un des sujets centraux de sa réflexion sur les dictatures, les dictateurs et les mobilisations mémorielles.  Il irriguait aussi ses enseignements par ses multiples centres d’intérêts scientifiques en ouvrant aux étudiants curieux des terrains et des objets de recherche originaux. Ses manuels de science politique circulaient parmi nos étudiants qui y puisaient les premières bases pour leurs travaux. Et il partageait son savoir dans des sujets très divers, comme sa connaissance du freudisme et de la psychanalyse, sa réflexion sur les races et le racisme, son approche de la problématique de la citoyenneté et de la nationalité, ses analyses des différents penseurs de Platon à Foucault sur l’homosexualité. Aujourd’hui une génération entière d’anciennes et d’anciens du Cycle à leur tour dans la vie publique, souvent académique, doit se sentir orpheline.

Georges Mink, directeur de decherche émérite (ISP-CNRS),
professeur permanent au Collège d’Europe (campus de Natolin)

C’est avec une profonde tristesse que nous vous annonçons le décès de Dominique Colas, survenu ce lundi 10 mars. Dominique Colas, professeur émérite des Universités à Sciences Po, ancien chercheur au CERI, professeur de philosophie, agrégé de science politique, a été, pour beaucoup d’entre nous - ses anciennes doctorantes et anciens doctorants et étudiant.e.s - une personne importante dans notre parcours intellectuel et académique. Directeur du cycle supérieur (DEA puis Master) sur l’Europe post-communiste de l’École doctorale de Sciences Po de 1996 à 2014, Dominique Colas a dirigé pendant plus de vingt ans des travaux couvrant les sociétés ukrainienne, biélorusse, russe, soviétique, bulgare, roumaine, est et ouest allemandes, ouzbèke, arménienne, kazakhe, sans oublier les travaux comparatifs entre les territoires de l’ancien espace soviétique avec le Vietnam, la Chine ou le Brésil. Auparavant, à l’université Paris 1 et Paris Dauphine, il avait encadré des thèses portant sur l’Afrique du sud, la Palestine, la Belgique. C’est dire l’étendu des recherches menées sous sa direction, l’oreille toujours curieuse d’entendre nos retours de terrain, et le regard toujours très affuté sur nos écrits qu’il agrémentait de références plus conceptuelles. Tout cela faisait l’objet de discussions fructueuses dans son bureau du 199 Boulevard Saint Germain. 

Depuis 2014, élu professeur émérite, il continuait à analyser l’évolution des sociétés post-communistes, dont témoigne son dernier livre Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine (Presses de Sciences Po, 2023). Il y livrait une réflexion autour de trois objets récurrents dans toute son oeuvre : l’autorité, la question nationale et la chose publique. L’ouvrage est sans doute une réponse à l’invasion russe de l’Ukraine et aux effets dévastateurs du culte de la personnalité.

Nos pensées vont à sa femme Amy, ses fils, ses petits-enfants et à toutes celles et ceux qui l’ont aimé. 
Ses obsèques auront lieu le 19 mars à 16h dans la salle Mauméjean du crématorium du Père Lachaise.
Une page sera prochainement créée sur laquelle ses anciens étudiant·es et collègues pourront laisser un message ou un souvenir

Pour ces anciennes et anciens doctorant·e·s et étudiant·e·s,

Gabrielle Chomentowski, Anna Colin Lebedev, Alexandra Goujon et Ioulia Shukan 

 

 


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