Documents d'identité en Afrique
Nora Bardelli est une chercheuse postdoctorale présente au CERI dans le cadre du projet ANR La vie sociale des papiers en Afrique PIAF, coordonné par Richard Banégas. Nous l’avons interrogée sur le projet, sur les objectifs de PIAF et sur son travail personnel.
Vous collaborez actuellement à PIAF, projet collectif hébergé par le CERI. Pourriez-vous nous le présenter ?
Nora Bardelli : L’ANR La vie sociale des papiers en Afrique-PIAF est un projet de recherche collectif coordonné par Richard Banégas (Sciences Po CERI) et Séverine Awenengo-Dalberto (CNRS, IMAF), financé par l’Agence nationale pour la recherche (ANR).
L’objectif de ce projet est d’étudier la « gouvernementalité des papiers » en Afrique sub-saharienne depuis la Seconde guerre mondiale et à notre époque de globalisation des normes d’identification. Cette recherche a pour point de départ la constatation qu’une grande majorité des sociétés africaines contemporaines traversent des crises de la citoyenneté, à propos des droits et des cadres juridiques et politiques (qui reconnaissent ou ne reconnaissent pas ces derniers) et dans lesquelles les « papiers » (comme les cartes d’identité, les cartes d’électeurs, les permis de résidence, les certificats de nationalité, les titres de propriétés) constituent un élément central. Certains conflits, comme celui de la Côte d’Ivoire, ont même été décrits comme des « guerres d’identité ».
La biométricisation croissante des sociétés peut faciliter la garantie de certains droits, mais elle produit également de nouvelles tensions autour des recensements et de certains statuts. Le projet vise donc à interroger la corrélation apparente entre les dispositifs d’identification et la violence politique. Ce projet dépasse la simple analyse de situations de conflit ; il vise également à éclairer l’usage des papiers en temps de crise comme en temps normal afin d’analyser le quotidien des relations entre les citoyens et la sphère publique. Le but est d’étudier les pratiques de citoyenneté à l’œuvre et l’étendue de la « raison bureaucratique » dans des sociétés qui sont souvent présentées comme résistantes à cette bureaucratie.
À partir d’une perspective à la fois historique et sociologique, PIAF cherche à explorer la façon dont les dispositifs d’identification et d’assignation d’identité ont d’une part contribué au projet de formation des Etats en incluant, en excluant ou en contrôlant des individus et d’autre part, comment ces dispositifs ont permis l’émergence de nouvelles subjectivités politiques et morales. Le travail de recherche mené dans le cadre de ce projet prend en considération l’historicité et l’ambivalence de ces processus et explore les nombreuses institutions qui produisent ce type de documents d’identité ainsi que les relations complexes que les individus développent avec ces papiers et les institutions qui les produisent.
PIAF va au-delà d’une analyse des documents d’identité en tant que technologie de pouvoir et se penche sur la question de « la vie sociale des papiers ». Partant d’une perspective ascendante, le projet cherche à contribuer à une meilleure compréhension des pratiques de citoyenneté quotidiennes.
PIAF est un projet collectif et comparatif qui s’appuie sur des recherches menées dans douze Etats africains (Afrique du Sud, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Kenya, Mali, Mauritanie, Nigeria, Ouganda, Rwanda, Sénégal et Tchad). Il associe deux établissements partenaires en France (le CERI à Sciences Po et l’Institut des mondes africains, IMAF), des universités africaines dans le cadre de collaborations (par exemple, la Wits University à Johannesburg) ainsi que quinze chercheurs en science politique, en anthropologie et en histoire, tous spécialistes de l’étude de la citoyenneté et de l’identité dans les pays sur lesquels ils travaillent.
Le projet se termine dans quelques mois et après deux numéros spéciaux dans des revues universitaires (Genèses et Politique africaine), nous travaillons à la rédaction d’un ouvrage collectif qui rassemblerait l’ensemble des recherches menées ces dernières années.
Plus d’information sur le projet
Tournons-nous vers vous. Pourriez-vous nous présenter votre parcours personnel ?
Nora Bardelli : Après avoir obtenu un Bachelor of Arts en travail social et politiques sociales à l’Université de Fribourg en Suisse, je me suis rendue compte de l’importance de la pensée critique lorsqu’on souhaite dépasser les idées reçues et les explications de sens commun aux « problèmes sociaux », aux inégalités et autres phénomènes et ai souhaité appréhender ceux-ci de manière plus globale et ainsi mieux comprendre la façon dont ils affectent les individus et les groupes. J’ai suivi un Master en anthropologie et en sociologie au Graduate Institute de Genève, ce qui m’a permis de poursuivre une perspective critique et globale sur mes sujets de recherche, notamment les questions migratoires et celles portant sur les inégalités.
Je suis tombée amoureuse de l’anthropologie. La discipline offrait en effet des termes et des concepts à mes préoccupations sur ce qui me paraissait – et me parait toujours – problématique dans nos sociétés, et elle m’a permis de les déconstruire méthodiquement. Je me suis particulièrement intéressée aux phénomènes d’inégalité ou de marginalisation liés aux migrations forcées en Afrique de l’Ouest. J’ai travaillé sur ces questions ces six dernières années, en particulier auprès des réfugiés maliens vivant au Burkina Faso. Mon travail sur le terrain m’a amenée à la thèse que j’ai eu l’opportunité de faire au Refugee Studies Centre (qui appartient à l’International Development Department) de l’Université d’Oxford.
Quel était le sujet de votre thèse ? Sur quelles thématiques et quelles régions vous êtes-vous concentrée ?
Nora Bardelli : Je me suis engagée dans mon projet de thèse à partir d’une observation empirique et d’une hypothèse. La première datait de 2013 : au cours d’un voyage au Burkina Faso, j’ai pu entendre et observer des travailleurs humanitaires procéder à des distinctions (dans le discours comme dans la pratique) entre des « vrais » réfugiés et ceux qui ne le seraient pas, et ce quel que soit leur statut juridique. Mon hypothèse était la suivante : une catégorie et un label sont imposés à des individus désignés mais ils sont également négociés par les acteurs eux-mêmes et dans le cadre de leurs interactions avec d’autres acteurs et les contextes social et politique dans lesquels ils vivent. Je me suis fondée sur ces éléments pour explorer la façon dont les hiérarchies de cette catégorie de réfugié se reproduisaient et comment, quand et pourquoi de telles (re)productions créaient ou renforçaient des inégalités entre réfugiés. Je me suis concentrée sur les différents aspects de la construction de la condition de réfugié et sur les expériences des individus dans le contexte des migrations forcées de Maliens vers les centres urbains du Burkina Faso. Plus spécifiquement, j’ai observé la reproduction, de la négociation et de la représentation du statut et de la catégorie de « réfugié ».
Ma recherche montre comment les hiérarchies peuvent créer ou renforcer des inégalités entre les réfugiés et comment les possibilités de négocier sa propre situation de réfugié sont inégalement produites et distribuées, tant au niveau local que global. La déconstruction de la condition de réfugié (refugeeness) partant du concept de marchandisation et de méthodes ethnographiques et d’anthropologie de l’économie pour étudier les interventions humanitaires m’a permis d’analyser comment cette rencontre du régime (de réfugié) et des vies complexes, situées et variées des individus pouvait produire des inégalités et était vécue de différentes façons par les réfugiés.
Quels sont aujourd’hui vos thèmes de recherche ?
Nora Bardelli : Mes thématiques de recherche évoluent, mais la zone géographique, les groupes sur lesquels je travaille et les problématiques plus larges que je cherche à comprendre restent identiques.
Je n’en suis pour l’heure qu’au stade de la conceptualisation d’un nouveau projet de recherche. Il s’appuie sur un sujet que j’ai abordé en parallèle de ma thèse au cours de ces deux dernières années : l’enregistrement biométrique des réfugiés menée par le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (UNHCR). Au cours des cinq dernières années, cette agence a systématisé l’usage de technologies biométriques pour enregistrer les réfugiés au cours de ses interventions humanitaires. Une telle démarche soulève des questions éthiques qui existaient par ailleurs avant la systématisation de ces procédures. C’est ce sujet, encore trop peu abordé notamment du point de vue de l’intersection de ces enregistrements biométriques et des dynamiques sociales et politiques locales de la vie des réfugiés, que je souhaite aborder dans le cadre de mon nouveau projet de recherche.
Il me paraît particulièrement intéressant d’analyser les conséquences de l’utilisation des enregistrements et des données biométriques au cours des interventions humanitaires en regard des menaces, perçues ou réelles, d’instabilité politique et de la présence de groupes armés au Burkina Faso, au Mali et dans les Etats voisins. Ce projet s’appuie sur des observations empiriques et précisément sur le fait que la relation aux identités biométriques des réfugiés varient en fonction de l’origine ethnique de ces derniers et de la perception de cette origine dans le contexte sécuritaire régional. La littérature montre que les conséquences de la mise en œuvre d’un protocole d’identification dépend du contexte et des personnes auxquels il s’applique. Ma recherche s’appuiera sur cette littérature et apportera une autre perspective qui permettra de montrer que ces pratiques sont en effet liées au contexte dans lequel elles s’appliquent. Par conséquent, il serait bon d’être plus attentifs à l’origine ethnique, la race, le genre, l’âge et tout autre marqueur identitaire qui peut jouer sur les effets de ces pratiques sur le quotidien des réfugiés.
Entretien réalisé par Miriam Périer