Donner un prix à la vie au temps du Covid-19
Les nombres, ça compte
Peut-être, sur le plan éthique, n’y-a-t-il pas de différence entre sauver 10 000 personnes et en sauver une seule (le nombre, ici, ne doit pas être un critère de choix) ? Peut-être qu’en sauvant une personne, on sauve le monde.
Peut-être, d’un point de vue métaphysique, la valeur d’une vie est-elle infinie ? Ou bien encore, simplement, c’est une question de principe, la vie n’a pas de prix. Il n’en demeure pas moins que, d’un point de vue politique, penser et dire que les nombres ne comptent pas constitue une erreur. C’est particulièrement le cas dans le contexte d’une épidémie et d’une pandémie, où, précisément, le politique est sommé de « rendre des comptes ».
Les nombres constituent en effet une partie de la mesure de la responsabilité des gouvernements lorsque leurs citoyens sont mis en danger par une grave menace qui pèse sur leurs vies. A l’heure où le nombre de personnes atteintes par le Covid-19 et celui des décès causés par le virus grimpent, le décompte des morts est une question politique d’une importance centrale.
Mais la politique des nombres ne concerne pas uniquement le décompte des vies humaines. Dans un contexte de pandémie, les gouvernements considèrent une autre mesure chiffrée, celle fournie par les indicateurs économiques. Pour l’Etat, et donc pour le politique, ces nombres ont leur importance car ils sont des mesures de l’intérêt général. Quel est l’impact économique d’une politique de quarantaine ? En France, l’Insee a estimé qu’un mois de confinement entraînera une réduction de 3% du PIB ; pour d’autres pays, le coût serait encore plus élevé. De fait, de jour en jour, les perspectives économiques sont de plus en plus alarmistes.
Négliger cet aspect de la pandémie et fuir les questions qu’elle soulève seraient une erreur. Que l’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas d’une simple question d’économie ou d’un vulgaire calcul de boutiquier avare. Il est indispensable de comprendre les liens entre ces deux dimensions de la pandémie, celle, d’une part, des vies qui sont sauvées ou perdues, et de l’autre, celles des ressources dépensées ou préservées. Il est nécessaire de formuler de la manière la plus adéquate, compte tenu de ce que nous savons aujourd’hui, les termes d’une équation politique de la responsabilité en tenant compte de toutes ses variables et donc des différentes conséquences des décisions gouvernementales. Sans avoir posé au préalable les termes de cette question, il sera impossible de trouver des réponses adéquates à la pandémie.
Cette réflexion est posée comme un problème. Elle part d’un postulat, la responsabilité des conséquences de l’action politique, et de deux constats. En l’absence de vaccin et de traitement, ne pas imposer de restrictions à la circulation des personnes en période de pandémie expose la population à un danger avéré et produit donc un accroissement du nombre de morts, ceux-ci étant imputables à la puissance publique. En même temps, il revient à un Etat de veiller à ses intérêts économiques. En effet, réduire au chômage des millions de personnes a des effets désastreux et relève aussi de la responsabilité de l’Etat. Cela produit une souffrance sociale et des pertes économiques qui peuvent aussi se traduire en pertes de vies humaines. L’argent (privé et public) affecte la vie des individus, la santé mentale comme physique des personnes se fragilise et les prestations dont ils pourront, à terme, bénéficier seront moindres. Des vies pourraient être brisées ou abrégées si les conditions économiques se détériorent.
Ces deux logiques, les vies et les intérêts économiques, sont sous tension et la relation entre l’une et l’autre est exacerbée. Insensible à la perte de vies humaines, un Etat sera accusé d’être cruel. Inconsidéré dans ses choix économiques, il sera accusé de ne pas veiller à l’intérêt général. Dans les deux cas, il est question de juste mesure, là aussi, une tradition très ancienne. Il reste pourtant à préciser le contenu de cette arithmétique politique fondée sur le rapport entre deux biens non-commensurables, des vies humaines d’un côté, des biens matériels de l’autre.
En préambule, il convient d’écarter une formulation de ce problème : l'alternative « la bourse ou la vie » n'est en aucun cas une bonne alternative. En effet, il n’est pas question ici d’effectuer une soustraction entre des vies et des sommes d’argent. Dans un tel calcul, les vies seraient directement traduites en argent et l’argent pourrait être traduit en espérance de vie. Certains économistes considèrent aussi que l’on pourrait attribuer une valeur monétaire à la vie humaine. Cette « valeur de la vie statistique » repose sur la moyenne de la somme que certains individus seraient prêts à débourser pour se prémunir d’un risque divisé par la probabilité attribuée à ce risque (si vous êtes d’accord pour dépenser 5 000 euros pour vous prémunir d’un risque mortel dont la probabilité est de 1/1000, la valeur de la vie statistique serait alors de 5 millions, soit 5 000 / 1/1000). Cette valeur statistique est utilisée en matière d’assurances et dans certaines politiques publiques. Aujourd’hui, dans le contexte du Covid-19, en faisant un usage abusif de cet indicateur, on multiplierait le nombre de vies perdues par cette valeur et en soustrayant ce terme aux ressources monétaires employées pour sauver ces vies, on obtiendrait la réponse à question du coût excessif ou adéquat des mesures utilisées pour arrêter la pandémie : « cela devient trop cher » ou « c’est une bonne affaire et c’est la bonne politique à mener ».
Cette approche heurte non seulement nos intuitions psychologiques ou morales mais porte atteinte à des valeurs comme la dignité, elle manque aussi de logique car elle élude la question de la responsabilité politique. Accroître la richesse nationale n’est pas l’objectif premier d’un Etat, assurer la sécurité de sa population, si. Dans la logique de la responsabilité politique, la vie doit primer sur l’argent. Cependant, et même s’il n’y a pas de commune mesure entre ces deux biens (les vies d’un côté, l’argent de l’autre), cela ne veut pas dire qu’il n’existe aucun lien entre l’un et l’autre et que la matérialité est un aspect négligeable dans les décisions politiques où des vies sont en jeu. Les « nombres comptent », mais ils comptent différemment. Il s’agit ici d’un art de la mesure dont il faut formuler les termes et non pas d’une simple opération comptable.
Payer pour des vies, payer avec des vies
Il est d’autant plus important de trouver une réponse mesurée à des situations d’urgence évolutives lorsque les décisions de confiner sont, a priori, très couteuses. Le sens de la mesure est tout autant requis si ce n’est davantage lorsqu’il s’agit, à l’inverse, de trouver le moment pour réduire les périodes de quarantaine ou pour y mettre un terme en vue de lancer la reprise des activités économiques d’un pays.
Avant toute chose, voici un tableau sommaire qui reprend certaines étapes marquantes des différentes décisions mises en œuvre depuis le début de la crise.
Les politiques du confinement | L’évolution de la maladie | Les coûts économiques |
T0 début de l’épidémie en Chine novembre 2019 |
Premier cas recensé le 17 novembre 2019 à Wuhei En décembre, le gouvernement chinois tente de réduire au silence les lanceurs d’alerte et prend des sanctions contre ces derniers, notamment le Dr Li Wenliang. Fin décembre, 266 cas sont déclarés.
Le 13 janvier, le premier cas à l’extérieur de la Chine, en Thaïlande, est avéré. |
Les indices boursiers sont au plus haut (la valeur du Dow Jones a triplé depuis 2008).
Les nouvelles de l’épidémie n’ont pas ou peu d’incidence économique ou financière. |
T1 Début du confinement en Chine fin janvier 2020 |
4 000 cas déclarés en Chine au début du confinement
Début de l’épidémie en Europe
Décès au 31 janvier (monde) : 213 |
La bourse de Shanghai décroche de 10% après l’annonce du confinement. |
T2 Début des confinements dans les pays européens fin février 2020
La Grande-Bretagne prône l’immunité collective
Décret de confinement en Italie fin février |
L’épidémie se propage en Lombardie.
Premiers cas recensés en France
Décès au 28 février (monde) : 2 857 |
Début d’un krach boursier en Europe, en Asie, aux Etats-Unis à l’annonce des confinements en Europe |
T3 Fin du confinement en Chine mars 2020
La Grande-Bretagne met progressivement en place des mesures de « distanciation sociale ». |
Suivant les sources chinoises, il n’y a plus de nouveaux cas locaux en Chine. Le Covid-19 est qualifié de pandémie par l’OMS (12 mars)
La progression de la pandémie ralentit en Italie qui se rapproche d’un pic.
Le mois de mars voit la montée exponentielle de la diffusion du virus aux Etats-Unis.
Décès au 31 mars (monde) : 37 271
Comme l’avaient prévu certains modèles en mars, le nombre de morts a augmenté de manière significative au cours de la première quinzaine d’avril aux Etats-Unis. |
Les bourses mondiales ont perdu plus de 30% de leur valeur.
Les Etats-Unis annoncent un plan de relance de 2 000 milliards de dollars.
Parution des prédictions des coûts des confinements
Les investissements directs à l’étranger sont en baisse de 40%
Prédiction d’une forte récession aux Etats-Unis |
T4 Eventuelles sorties progressives des confinements en Europe et en Amérique… |
Quand les gouvernements européens et américain considéreront ils que la progression de la pandémie est suffisamment enrayée pour autoriser une reprise progressive des activités sociales et économiques de leur populations ? |
Quand les gouvernements européens et américain considéreront ils que les coûts économiques du maintien des confinements sont trop importants eu égard au nombre de vies que leur maintien permet ? |
T5 Eradication du virus… |
Quel bilan démographique et sanitaire ? |
Quel bilan économique ? |
Comment et pourquoi ces décisions ont-t-elles été prises et que nous disent-elles de la responsabilité politique face à la crise ? Rappelons que, dès l’origine de la crise sanitaire, d’un point de vue épidémiologique, plusieurs modèles ont été proposés pour affronter les dangers du virus Covid-19. Deux d’entre eux se démarquent, alors que les tensions de la mise en équivalence des vies humaines et des intérêts matériels et collectifs sont exacerbées. Deux logiques s’opposent, chacune, bien évidemment, possédant des variantes. La première, mue par des principes d’humanité, est celle de la préservation des vies humaines qui exige, à court terme, des sacrifices économiques, la décision de confiner la population. Son principe est de « payer pour des vies ». La deuxième, qui repose sur une approche pragmatique et matérialiste, justifie la levée des confinements ou que l’on renonce à cette mesure. A moins que la pandémie ait entièrement disparu, ce type de décision induit une certaine prise de risque pour les vies des individus. Dès lors, elle implique de « payer avec des vies », la reprise des activités économiques étant jugée suffisamment importante pour que ce choix soit fait. « Payer pour des vies » et « payer avec des vies » sont deux éléments essentiels qui nous permettent de comprendre ce qu’est, d’un point de vue politique, le prix des vies humaines.
La question du prix de la vie se pose dès l’origine de la crise, avant même sa reconnaissance officielle. Nous n’avons pas de données fiables concernant ce pays mais tout porte à penser qu’il a fallu un certain temps à la Chine pour reconnaître l’existence et la diffusion du virus. Le premier patient affecté est recensé mi-novembre 2019 (Temps 0). Dans un premier temps, la Chine n’a pas voulu endiguer l’épidémie naissante en bloquant l’économie de la ville de Wuhan, elle n’a pas souhaité envoyer ce qui aurait été vu comme un signal négatif à l’échelle internationale afin de ne pas aller contre ses intérêts. Le gouvernement chinois a même sanctionné le Dr. Li Wenliang et d’autres lanceurs d’alertes qui dénonçaient les dangers de l’épidémie.
Pendant deux mois, la Chine a payé par nombre de vies humaines la préservation de ses intérêts.Fin janvier 2020, ce n’est que lorsque le nombre des morts déclarés a été connu, qu’il a augmenté de façon exponentielle et que les prédictions de la diffusion de la pandémie ont été révélées que des mesures ont été mises en place. Comme il s’agit d’un pays autoritaire, soudainement, ces mesures ont été drastiques (T1). On peut penser que le calcul suivant lequel mieux valait arrêter brusquement l’économie pour un court laps de temps a prévalu sur l’idée de mettre en place des mesures graduelles de confinement qui auraient été moins couteuses à court terme mais aussi moins efficaces d’un point de vue sanitaire. Par ailleurs, les effets du confinement sur la propagation d’une pandémie sont, historiquement, relativement bien connus. L’étude de la propagation de la grippe espagnole de 1918 montre que les villes qui avaient adopté des mesures de confinement strictes ont connu un taux de mortalité bien moindre. Plus le confinement tarde à être instauré, moins il est strict et plus il est difficile de maîtriser la propagation du virus.
De leur côté, alors même que l’existence du virus était connue, les partenaires de la Chine n’ont ni interrompu les relations économiques avec ce pays, ni mis en place des politiques de prévention sanitaire à l’intérieur de leurs frontières. Là aussi, pour ne pas perturber la vie économique et nuire à la logique des intérêts. Pour les Etats qui ont fait ce choix, le nombre de vies mises en danger n’était pas jugé assez important pour aller à l’encontre des intérêts matériels de la nation.
Face à l’épidémie dont les preuves sont désormais manifestes, à T1, la Chine met en place des mesures très restrictives à l’échelle régionale. C’est le premier pas vers le mouvement de bascule : on ne peut plus payer avec des vies la poursuite des intérêts économiques, il faut par conséquent accepter de payer pour des vies. Pendant ce temps (de T1 à T2), les pays européens et les Etats-Unis temporisent. A T2, progressivement, le plus souvent de manière plus graduée qu’en Chine, l’Italie en premier (fin février), puis, plus tard et successivement, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne et enfin les Etats-Unis (fin mars) s’autorisent à mettre en place des mesures de confinement (ou de « distanciation sociale »). Ils décident de payer pour sauver des vies, car les pertes en vies humaines présentes et surtout futures (les anticipations) sont jugées trop importantes.
Payer avec des vies est une politique difficile à assumer publiquement, tandis que payer pour des vies est la position la plus reconnue et légitime, la plus affichée et celle qui, dans l’espace public, crée le plus fort consensus. Il faut payer pour sauver des vies, « l’Etat paiera » a déclaré le président Macron le 16 mars dernier. En effet, c’est pour l’Etat une question de responsabilité. L’Etat est responsable de la sécurité de ses citoyens, il doit chercher à les protéger contre toute atteinte à leur existence physique. L’ensemble des ressources sont mobilisées pour protéger la santé de la population, prévenir les maux, soigner les malades. Des mesures au coût économique faramineux, notamment la quarantaine, sont également mises en place. Le manque à gagner pour le pays devient le prix à payer. In fine, le confinement a un coût matériel important et lorsqu’elle sauve des vies, cette mesure politique marque une nette préférence pour les vies présentes par rapport aux vies futures.
Malgré cette volonté de maîtriser de juguler la pandémie et d’en accepter certains coûts, dans un premier temps, on voit apparaître une autre idée que le confinement, « l’immunité collective » (herd immunity). Cela a notamment été le premier choix de la Grande-Bretagne. Mieux vaut accepter un certain nombre de morts occasionnés par la diffusion du virus qui circule relativement librement parmi la population. Ensuite, une fois qu’assez rapidement un pic sera atteint, en tant que groupe, les personnes contaminées, par leur immunisation, protégeront les autres. De cette façon, en ne faisant pas d’entraves à la vie des entreprises, on pense minimiser les effets de la maladie sur l’économie. Cette démarche correspond à un calcul utilitariste et, au début de la crise, les propos du Premier Ministre Boris Johnson ne laissaient guère de doute sur ses choix (« Certains de nos êtres chers périront », i.e. c’est le prix à payer). Depuis, Londres a réorienté sa politique et, triste ironie du sort, quelques semaines plus tard, Boris Johnson a été lui-même contaminé par le virus et hospitalisé puis, enfin, suivant ses dires, sauvé d’une mort certaine.
Mis à part dans certains pays comme la Suède ou les Pays-Bas, la politique de l’immunité collective n’a pas convaincu. Cependant, les réticences au confinement, surtout lorsque celui-ci est de longue durée, n’ont pas disparu. Il est un deuxième pays où la réticence est forte. Aux Etats-Unis, on a d’abord minimisé les effets de l’épidémie, une simple grippe (i.e. on ne peut pas payer si cher pour si peu de vies sauvées). Après avoir reconnu la gravité de la situation et imposé des mesures de distanciation sociale, le Président Trump déclare trois semaines plus tard qu’il faut rouvrir boutique à Pâques et laisser les églises se remplir, une belle image des thèses de Max Weber sur le développement du capitalisme. Récemment, Donald Trump a encore une fois changé son fusil d’épaule : les prédictions du prix à payer par des vies humaines est apparu trop élevé. A ce jour, il est profondément tiraillé devant des injonctions contradictoires.
Croire que ces positions tiennent au populisme de ces deux dirigeants, à leur personnalité et, in fine, à leur manque de discernement constituerait une erreur. La thèse de l’immunité collective avait eu l’assentiment de gouvernants bien moins fantasques, notamment de personnalités françaises. De surcroît, la thèse d’un « déconfinement raisonnable » fait son chemin ailleurs. En Italie, en considérant qu’un grand nombre de citoyens auront été immunisés, l’ancien président du Conseil Matteo Renzi a appelé fin mars à une reprise progressive du travail en mai prochain, alors que l’Italie est, au moment où il s’exprime, dans le monde, le pays qui a connu le plus grand nombre de morts liés à la pandémie.
Proportionnalité, prédictions et kairos
En vue de prémunir sa population contre un risque sanitaire important, un Etat peut décider de fermer son économie car il possède un devoir de responsabilité vis-à-vis de ses citoyens. Cependant, aucune loi n’existe pour dicter la conduite à adopter lorsque ces mesures de protection sanitaire qui sauvent des individus ont aussi de profonds effets délétères sur l’économie. Ce problème est d’autant plus difficile à résoudre qu’à leur tour des pertes économiques affectent les vies humaines. Compte tenu de ses pouvoirs, l’Etat est tenu d’apprécier la mesure la mieux proportionnée à la situation de la pandémie. C’est tout l’art du politique de trouver cette juste mesure.
Cette exigence de la mesure n’est pas le propre du seul domaine de la santé. En matière d’environnement, si l’on accorde la priorité aux vies humaines, ne devrait-on pas prendre en compte la valeur des vies futures en lien avec les nécessaires (et couteuses) réformes économiques à mettre en place ? La question de la proportionnalité est aussi centrale en matière de guerre où la proportionnalité entre le nombre de vies perdues (parmi les civils) et la valeur de certains objectifs stratégiques (et donc des intérêts matériels) constitue une des normes légales essentielle des conflits armés et est indispensable pour justifier de l’usage de la force.
La proportionnalité est une mesure qui repose sur une appréciation de l’avenir. Deux biens, des vies à préserver et les coûts à supporter, sont posés dans la balance politique. Plus que jamais, les nombres comptent et, empiriquement, deux formes de savoir sont au cœur de la politique du prix de la vie. Les épidémiologistes et les économistes sont mis à contribution, et les deux adoptent une démarche prédictive. Les premiers cherchent, pays par pays, à établir à force de courbes et de statistiques les avancées de la maladie. Ils essaient de repérer le fameux point d’inflexion des courbes (du nombre de morts ou des nouvelles infections), le moment où celles-ci cessent d’être exponentielles, et où, ensuite, aucun nouveau cas n’est relevé. Les seconds analysent les effets macro-économiques des différentes politiques, notamment en comparant les mesures de confinement (en principe plus couteuses) avec celles d’une immunité collective. On assiste alors à une ruée vers les prédictions des épidémiologistes, des économistes ou aussi des spécialistes des anticipations fondées sur les modèles de l’intelligence collective ou du super forecasting.
Apprécier le moment opportun, ce kairos, où une politique doit être infléchie, par exemple la sortie du confinement ou la nécessité de mesures de distanciation sociale plus ou moins strictes, constitue un véritable défi. Il est l’essence même d’une politique du prix de la vie et de la recherche de la juste mesure. Pour y répondre, il faut croiser les prédictions épidémiologiques et les prédictions économiques et financières et il faut comparer différentes situations hypothétiques, i.e. des scénarios (le maintien du confinement d’un côté, des éventuelles mesures de relâchement de l’autre).
Dans les cas des grands épisodes les plus récents (le SARS, la grippe H3N2 de 1968, la grippe H2N2 de 1958 et la grippe espagnole de 1918), les épidémies ont débouché sur une courbe économique en « V » : l’économie plonge après une épidémie puis rebondit aussi fortement et soudainement qu’elle a chuté. Or les facteurs permettant un tel scénario sont multiples. Le choix du moment auquel relâcher le confinement constitue l’un d’entre eux. En effet, une sortie prématurée pourrait avoir des effets désastreux tant sur le plan sanitaire qu’économique. La courbe en « V » se transformerait alors en courbe en « U » (la chute de l’économie entraîne une période de récession plus ou moins longue avant de remonter), ou pire en « L » (la chute de l’économie entraîne une période de récession qui s’étire dans le temps). En cas d’erreur de sortie prématurée du confinement et de reprise de la pandémie, on pourrait aussi imaginer une courbe en « W », où, après une brève reprise, l’économie chuterait à nouveau en raison d’une nouvelle augmentation du nombre des personnes infectées et des décès. A ce compte-là, mieux vaut sortir trop tard que trop tôt, mieux vaut payer pour des vies (les coûts d’un confinement prolongé) que payer avec des vies (un confinement qui n’élimine pas certains foyers de contagion d’où peut se diffuser à nouveau le virus). Mais sortir beaucoup trop tard est aussi dangereux économiquement et socialement…
Pour plusieurs raisons, la sortie du confinement est une décision plus difficile à prendre que la décision de le mettre en place. Dans ce dernier cas, l’accumulation du nombre de morts crée un choc émotionnel et un signal clair, plus clair que le ralentissement du nombre de morts lors de la sortie du confinement, cette diminution étant progressive. Sans compter que les possibilités d’une reprise de la pandémie restent importantes. De surcroît, l’entrée dans le confinement et la sortie du confinement ne relèvent pas du même type de responsabilité. Dans le premier cas, l’inaction du gouvernement le rendrait responsable de la prolongation de la souffrance de sa population. Dans le deuxième cas, la sortie du confinement, l’action du gouvernement le rend directement responsable de la montée ou de la baisse de la mortalité au sein de la population ainsi que de l’état de son économie. En termes de responsabilité, la différence entre l’action et l’inaction est un phénomène bien connu tant en psychologie qu’en philosophie (sur le plan des principes, tuer est plus grave que laisser mourir, alors que le résultat est le même). Dès lors, dans un contexte de forte incertitude, le gouvernement est soumis à une plus grande pression lorsqu’il doit décider de la sortie du confinement que lorsqu’il a eu à imposer cette mesure à sa population.
La sortie du confinement confronte l’Etat à un dilemme important. Alors que le nombre de morts est élevé (notamment en France), les dirigeants doivent tenir compte des attentes de la population dans un contexte particulièrement anxiogène. Cependant, compte tenu des contraintes économiques et aussi des méfaits sociaux d’un confinement prolongé (perte de confiance des individus dans leurs projets, violences domestiques, déshérence sociale), il ne sera pas possible de maintenir le confinement de la population pendant le temps nécessaire à la disparition du virus qui, suivant certaines analyses, pourrait durer une année ou même davantage. Il faudra dès lors trouver des formules de sorties partielles du confinement, vraisemblablement en se laissant la possibilité de mouvements de va-et-vient qui, on l’espère, ne seront pas brusques (après avoir décidé de la réouverture de certains commerces, il est difficile et couteux, du jour au lendemain, d’imposer de les fermer à nouveau). La France est entrée progressivement dans le confinement, et elle en sortira encore plus lentement. On l'a vu le 13 avril avec l’annonce du report de la levée des mesures de distanciation sociale, le temps du déconfinement sera étendu, les restrictions seront levées étape par étape. Le retour à une vie comprrenant toutes les activités que nous connaissions avant que les pouvoirs publics n'agissent devant la pandémie et de ses effets sera étalé sur un temps long.
L’Etat, ce maître des horloges, devra repérer le moment où payer pour des vies sera plus couteux que payer avec des vies. L’Etat devra identifier ce moment et agir en conséquence en faisant des choix importants. Pour ce faire, il devra tenir compte des informations et des savoirs dont il dispose et en écoutant les demandes de sa population qui, désormais, pourrait et devrait exprimer ses préférences. Une majorité de la population désire-t-elle être protégée par des mesures très strictes (position de la précaution sanitaire maximale) ou bien par des mesures plus flexibles (confinement partiel qui expose à davantage de risques) ? Pour relayer les attentes de la population en matière de sécurité et de risque, les parlements nationaux et les sociétés civiles ont ici un rôle à jouer. L’art du politique, c’est être sensible aux préférences et aux demandes de sa population. Sommes-nous plutôt désireux d’être protégés au point de faire des concessions prolongées en termes matériels (la récession a des effets sur la vie des gens) et en termes de libertés (par exemple accepter une réduction du droit de libre circulation) ? Ou bien sommes-nous prêts à accepter certains risques minimes (en allant au restaurant, en prenant le train, en travaillant, on accepte la possibilité d’être infecté par le virus mais on le fait également lorsque d’autres virus plus bénins que le Covid-19 circulent) afin de soutenir des activités économiques et jouir de toute notre liberté et de notre autonomie ? A titre de comparaison, dans le cas du terrorisme, la tension entre liberté et sécurité, les libertés restreintes sont principalement celles des suspects ; dans le cas des pandémies, ce sont celles des personnes que l’on cherche à protéger. Peu habituées à ce que l’on régule ainsi leurs existences, celles-ci se retrouvent contraintes par le confinement.
On pourrait formuler ainsi les termes de la responsabilité sous contrainte qui s’exerce sur l’Etat sommé d’évaluer des décisions qui, pour être justes, doivent être prises au moment opportun. La question relève de la responsabilité politique, il faudra à l’Etat saisir ce moment de bascule où le poids d’un confinement prolongé sera trop important eu égard au risque raisonnable de voir le virus continuer de se diffuser en touchant de moins en moins de personnes. La responsabilité de l’Etat constitue aussi un acte de confiance vis-à-vis des citoyens, car il devra en partie transférer sa responsabilité vers chaque personne : les mesures coercitives devront céder la place au bon sens et au sens de la juste mesure de chacun.
Illustration : Frontispice par Abraham Bosse du Corps politique (1652) de Thomas Hobbes.
Ariel Colonomos publiera prochainement Un prix à la vie - Le défi politique de la juste mesure aux Presses universitaires de France.