Économie politique de la protection sociale en Afrique. Stratégies de survie politique dans le contexte de la plaidoirie transnationale
Tom Lavers (Global Development Institute, Université de Manchester)
Ces vingt dernières années, les acteurs globaux, régionaux et nationaux, ont consenti d’importants efforts pour promouvoir la protection sociale. Dans les pays en développement, où le marché du travail informel prédomine et où l’extrême pauvreté demeure une réelle difficulté, ces efforts se sont concentrés sur les systèmes de transferts sociaux. L’initiative du Socle de protection sociale lancée par les Nations unies en 2009, la Recommandation 202 de l’Organisation internationale du travail sur les socles de protection sociale de 2012, le Cadre de politique sociale de l’Union africaine de 2009 et les Objectifs de développement durable des Nations Unies, en portant l’attention sur les systèmes de sécurité sociale, requièrent des gouvernements qu’ils encouragent et renforcent les mesures en vigueur. Alors que certains États ont agi rapidement, dans d’autres le principe même d’un système de transferts sociaux a été combattu vigoureusement par certaines élites politiques. Le défi est donc de comprendre pourquoi les gouvernements ont répondu de manières différentes, d’identifier les moteurs de l’adoption de ces mesures et de leur développement et leurs conséquences sur l’institutionnalisation de la protection sociale, que nous définissons comme un processus par lequel des États intègrent la sécurité sociale dans leurs stratégies et leurs législations et prennent en charge le financement et la mise en œuvre des programmes afférents.
Cet article s’appuie sur les résultats d’une analyse comparative portant sur huit pays (Lavers et Hickey 2021) : Ethiopie (Lavers 2019a), Ghana (Abdulai 2020), Kenya (Wanyama et McCord 2017), Mozambique (Buur et Salimo 2018), Rwanda (Lavers 2019b), Tanzanie (Jacob et Pedersen 2018), Ouganda (Hickey et Bukenya 2019) et Zambie (Pruce et Hickey 2019). Fondée sur la méthode du process tracing, il examine l’élaboration des politiques sociales sur une période de plusieurs années1.
Nos arguments
Nous postulons que les transferts sociaux sont un des outils employés par les élites dirigeantes pour maintenir leur pouvoir (Migdal, 2001). En effet, on observe que, dans un contexte de ressources publiques limitées et de compétition politique accrue, la volonté des bailleurs de fonds d’aider au financement de programmes de transferts sociaux offre une ressource potentiellement intéressante aux régimes en place. Tandis que les donateurs poursuivent leurs priorités organisationnelles, les élites politiques des États récipiendaires des aides peuvent tirer avantage de cet afflux de ressources, et ainsi se servir de la sphère internationale pour conserver le pouvoir (Bayart, 2000 ; Whitfield, 2009). En dépit de la pression exercée par les donateurs pour développer les systèmes de transferts sociaux, l’opposition idéologique aux « subventions étatiques » reste très répandue en Afrique (comme dans de nombreuses autres régions du monde). Ce n’est que lorsque les donateurs forment des coalitions politiques cohérentes avec les responsables politiques et les bureaucrates des États aidés et lorsque les programmes de transferts sociaux défendus par ces coalitions entrent en adéquation avec les stratégies de survie politique des élites, que l’institutionnalisation a effectivement lieu. En fonction des circonstances, ces stratégies de survie peuvent impliquer la victoire aux élections — dans le cadre desquelles la distribution ostensible d’aides publiques est bien acceptée — ou la réponse à des crises de la distribution, perçues comme des menaces au pouvoir du parti dominant.
Le rôle des donateurs en matière de protection sociale en Afrique ne fait pas de doute, mais en dépit de ce qu’affirment certains travaux, nous estimons que cette influence ne permet pas à elle seule l’institutionnalisation de la protection sociale. Le cas ougandais montre notamment qu’en l’absence des facteurs politiques nationaux, la pression des bailleurs de fonds pour développer les programmes de transferts sociaux n’a pas suffi à faire aboutir le processus d’institutionnalisation dans le pays. Dans chacun des États étudiés, nous avons pu observer le rôle important des donateurs en ce qu’ils sont capables de former, avec les principaux acteurs politiques nationaux, des coalitions politiques cohérentes, non seulement en offrant un lien avec les sources de financement mais également en formulant des idées politiques qui présentent les transferts sociaux comme une solution plausible aux défis auxquels les dirigeants du pays sont effectivement confrontés. Dans notre série de cas, ceux-ci peuvent être divisés en deux grands groupes : la compétition politique et les crises de la distribution.
Notre échantillon présente trois pays dans lesquels la compétition électorale a été très importante durant ces vingt dernières années (le Ghana, le Kenya et la Zambie) ainsi qu’un autre État où la base électorale d’un parti dominant s’est érodée avec le temps, ce qui a donné lieu à une élection fortement concurrentielle (2015, en Tanzanie). Ces quatre cas présentent de nombreuses similarités. En effet, dans chaque État, les programmes de transferts sociaux ont commencé sous la forme de pilotes conçus et financés par des donateurs qui bénéficiaient d’un soutien limité de la part des régimes en place. Plus tard, en revanche, les gouvernements ont surmonté leurs préoccupations initiales à propos des dangers d’une dépendance aux prestations sociales lorsqu’ils ont compris les bénéfices politiques qu’ils pourraient tirer de la distribution des aides. En somme, l’extension des programmes de transferts sociaux à de nouvelles régions et à de plus larges couches de la population a été étroitement liée au cycle électoral et les responsables politiques ont chaque fois cherché à s’associer publiquement à ces programmes et à tenter de s’en voir attribuer le crédit.
Toutefois, la compétition électorale ne permet pas nécessairement d’expliquer l’extension des programmes de transferts sociaux. En Ethiopie, au Mozambique et au Rwanda par exemple, le pouvoir est détenu par le même parti depuis vingt-cinq ans. De plus, ces pays tolèrent mal toute opposition et encore moins la compétition politique. Dans chaque cas, bien qu’à des degrés divers, les coalitions au pouvoir ont cherché à établir une légitimité populaire par le biais de projets nationaux de développement. Cependant, pour la plupart, l’objectif fixé était de s’attaquer à la pauvreté et au sous-développement par la croissance de la productivité agricole, la croissance économique et la création d’emplois plutôt que par le versement de prestations sociales. En Ethiopie, au Mozambique et au Rwanda, des progrès significatifs en matière d’institutionnalisation des transferts sociaux n’ont été réalisés que lorsque la coalition au pouvoir s’est sentie menacée par une grave crise de la distribution : une crise alimentaire et une scission du parti au pouvoir en Ethiopie, une crise des politiques de réduction de la pauvreté et de la légitimité du parti au pouvoir au Rwanda et le retrait des subventions et l’émergence d’émeutes urbaines au Mozambique. Si des mesures ont été adoptées principalement sous l’effet de préoccupations politiques internes, les acteurs transnationaux ont une nouvelle fois joué un rôle important en présentant la protection sociale comme une solution viable aux problèmes, même si leurs propositions ont dû s’adapter aux exigences politiques locales.
Les résultats de cette analyse comparative apportent deux contributions à la littérature. Premièrement, nous remettons en question l’argument très répandu selon lequel les donateurs sont les seuls responsables de la diffusion des transferts sociaux en Afrique subsaharienne et nous montrons que les progrès résultent plutôt de la rencontre des politiques transnationales et nationales. L’accent que nous mettons sur l’institutionnalisation montre que l’adoption des transferts sociaux, qui est souvent dictée par les donateurs, n’est qu’un moment, et pas nécessairement le plus important, dans un processus plus long. En effet, dans aucun des cas l’influence des donateurs et les idées transnationales n’ont suffi à imposer l’institutionnalisation.
Deuxièmement, notre lecture du rôle de la démocratisation en tant que moteur des transferts sociaux s’avère plus nuancée. En effet, si les élections ont dans certains cas été cruciales, elles n’ont pas été suffisantes. De fait, les acteurs transnationaux jouent un rôle clé dans l’élaboration de transferts sociaux en tant qu’options politiques viables. En outre, il existe une voie distincte et non compétitive vers l’institutionnalisation des programmes de transferts sociaux, dans laquelle les pressions électorales n’ont jusqu’à présent pas été pertinentes. Dans ces cas, la perception par l’élite des crises de distribution, auxquelles les transferts sociaux ont semblé offrir une solution plausible, a été un moteur bien plus important.
Quels effets sur l’État-providence et sur le contrat social ?
Ces résultats sont essentiels du point de vue de la possibilité de l’émergence d’un État-providence ou d’un contrat social. D’abord, si l’augmentation des transferts sociaux présentée ci-dessus est notable, les progrès restent toutefois assez modestes. Dans ces pays en effet, la « protection sociale » est essentiellement comprise comme un ensemble de petits programmes visant les plus pauvres et non d’un système global se rapprochant d’un État-providence. De plus, aucun des programmes n’est inscrit dans la loi, ce qui peut en faire des objets de coupes budgétaires.
Ensuite, la dynamique politique qui a rendu possible l’expansion des programmes sociaux a consisté jusqu’à maintenant en des efforts venus du haut consentis par des responsables politiques espérant y gagner un avantage tactique. Les demandes venues du bas formulées par tel ou tel groupe social ont été notablement absentes. Si les responsables politiques et titulaires du pouvoir craignent que le retrait des mesures de transferts sociaux leur soit politiquement préjudiciable, rien ne le garantit dans les faits. En tout état de cause, en l’absence d’un électorat politique qui soutienne l’augmentation et la consolidation des transferts sociaux, l’avenir de ces programmes s’avère fragile.
Troisièmement, cette incertitude est d’autant plus forte que la vulnérabilité politique se double d’une fragilité fiscale. De fait, la plupart des programmes discutés ci-dessus continuent d’être soutenus par des donateurs — qu’il s’agisse du financement direct d’un projet ou d’un soutien général au budget conditionné par le développement continu de la protection sociale. Le soutien des bailleurs de fonds n’est toutefois pas éternel et au vu des incertitudes politiques, il n’est pas évident que des gouvernements continueraient de s’impliquer dans le financement de programmes si les donateurs faisaient le choix de se retirer.
Quatrièmement, le débat sur la protection sociale en termes de droits – certainement une exigence centrale de tout contrat social – est largement absent de tous les cas étudiés. Si l’engagement de l’élite politique en faveur du développement national ne fait pas de doute en Ethiopie et au Rwanda, la protection sociale est dans ces pays considérée avant tout comme un moyen de résoudre des problèmes de court terme, dont la solution – et donc la fin du programme – se trouve dans l’éradication de la pauvreté. En revanche, au Ghana et au Kenya, l’engagement en faveur des transferts sociaux repose en grande partie sur le potentiel que représente la distribution visible d’argent en espèces, qui met en valeur la bienveillance et la générosité des responsables politiques, et qui implique, bien qu’implicitement, un soutien politique. Là encore, on est loin d’un contrat social reposant sur des droits.
En dépit de ces sources d’inquiétudes, il existe des raisons de ne pas être trop pessimiste. Si de nombreux programmes ne bénéficient que d’un maigre soutien politique et si leur effectivité est entravée par des ambitions politiques, il n’y a rien d’exceptionnel à cet état de fait. Nous pourrions en effet proférer des accusations similaires contre les systèmes de protection sociale dans bien d’autres parties du monde et à bien d’autres époques. Un point de départ problématique n’empêche pas nécessairement l’extension et la consolidation ultérieures du système. En définitive, à tout le moins, les principales réalités politiques nationales identifiées ci-dessus (compétition électorale, crises de la distribution) ne vont pas disparaître dans l’immédiat et elles pourraient être à l’origine d’une nouvelle dynamique d’expansion des programmes de transferts sociaux. Dans plusieurs États par ailleurs, le système des transferts d’espèces fait l’objet d’un consensus : au Ghana et au Kenya, les partis politiques de bords opposés promettent tous de le développer à l’avenir. En outre, certains éléments indiquent que la politique électorale concurrentielle peut aller au-delà d’une distribution politisée des ressources pour s’orienter vers une offre de plus en plus complète, voire universaliste. La récente décision du Kenya de lancer un système de retraite universel – sans doute corrélée à des calculs électoraux – en est une illustration notable.
Photo de couverture : Nairobi, Kenya, Africa, janvier 2007. Copyright : Shutterstock (Joseph Sohm).
Bibliographie
- Abdulai, A.-G., 2020. “Competitive clientelism, donors and the politics of social protection uptake in Ghana.” Critical Social Policy, 0261018320945605.
- Bayart, J.-F., 2000. “Africa in the world: A history of extraversion.” African Affairs, 99, 217–267.
- Buur, L. and Salimo, P., 2018. “The Political Economy of Social Protection in Mozambique.” ESID Working Paper, 103.
- Hickey, S. and Bukenya, B., 2019. “The politics of promoting social cash transfers in Uganda: The potential and pitfalls of ‘thinking and working politically’.” Development Policy Review.
- Jacob, T. and Pedersen, R., 2018. “Social protection in an electorally competitive environment: Productive social safety nets in Tanzania.” ESID Working Paper, 109.
- Lavers, T., 2019a. “Social protection in an aspiring ‘developmental state’: The political drivers of Ethiopia’s PSNP.” African Affairs, 118 (473), 646–671.
- Lavers, T., 2019b. “Understanding elite commitment to social protection: Rwanda’s Vision 2020 Umurenge Programme.” In: S. Hickey, T. Lavers, M. Niño-Zarazúa, and J. Seekings, (eds.) The Politics of Social Protection in Eastern and Southern Africa. Oxford: Oxford University Press.
- Lavers, T. and Hickey, S., 2021. “Alternative routes to the institutionalisation of social transfers in sub-Saharan Africa: Political survival strategies and transnational policy coalitions.” World Development, 146.
- Migdal, J.S., 2001. State in Society: Studying How States and Societies Transform and Constitute One Another. Cambridge: Cambridge University Press.
- Pruce, K. and Hickey, S., 2019. “The Politics of Promoting Social Cash Transfers in Zambia.” In: S. Hickey, T. Lavers, M. Niño-Zarazúa, and J. Seekings, (eds.) The Politics of Social Protection in Eastern and Southern Africa. Oxford: Oxford University Press.
- Wanyama, F.O. and McCord, A., 2017. “The politics of scaling up social protection in Kenya.” ESID Working Paper, 87.
- Whitfield, L., ed., 2009.The Politics of Aid: African Strategies for Dealing with Donors. Oxford: Oxford University Press.
- 1. Ce texte se fonde sur les résultats d’un projet conduit dans le cadre du centre de recherche ESID (Effective States and Inclusive Development), de l’Université de Manchester. Les chercheurs de ce projet ont analysé l’économie politique des transferts sociaux et des assurances santé (non mentionnées ici). Toutes les études de cas et l’ouvrage qui reprend l’ensemble des résultats de cette recherche sont disponibles en libre accès. Une version préalable de cet article a été publiée, avec Sam Hickey pour le Effective States Research Centre.