Élections de mai 2023 en Turquie : enjeux et perspectives économiques
Les controverses qui animent les débats sur les élections en Turquie se focalisent sur le choix entre le maintien du régime présidentiel défendu par l’Alliance populaire (Cumhur ittifakı) au pouvoir et le retour à un régime parlementaire proposé par l’Alliance de la nation (Millet ittifakı) de l’opposition. De l’avis des politistes, la première option signifierait la poursuite des dérives autoritaires observées depuis une dizaine d’années, tandis que la seconde ouvrirait la voie vers une démocratie libérale veillant au respect de l’État de droit. Ce choix en apparence politique, est également économique à double titre.
Tout d’abord, les performances économiques récentes du gouvernement sortant influenceront la décision d’une partie importante de l’électorat. Certains commentateurs n’hésitent pas à établir un parallèle avec l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) en 2002, à la suite du séisme de Marmara de 1999 et de la crise économique de 2001, pour prédire sa fin de règne. Le raisonnement s’appuie sur le principe selon lequel « les mêmes causes produisent les mêmes effets ». Parmi ces causes figure le retour de l’inflation qui a des répercussions sur le niveau de vie de la population.
Ensuite, le vote aura des conséquences économiques dans la mesure où ce choix déterminera non seulement qui va gouverner la Turquie, mais aussi la manière dont elle sera gouvernée et le caractère plus ou moins démocratique de la gouvernance, en générant une allocation plus ou moins optimale des ressources, influencera le rythme de croissance de l’économie turque et donc le niveau de vie de la population.
L’analyse de l’impact de l’économie sur les élections peut s’appuyer sur le schéma du marché politique sur lequel s’échangent votes et promesses d’action1. Depuis le passage du pays à un régime pluraliste en 1946, en dehors des ruptures dues aux coups d’État militaires, ce marché est demeuré concurrentiel dans le cadre de la démocratie électorale. On peut aujourd’hui se poser deux grandes questions : Quelles sont les attentes économiques des électeurs ? Quelles sont les promesses d’actions des formations politiques en compétition, sachant que celles du gouvernement sortant seront appréciées à l’aune de ses performances économiques passées ?
Du côté de la demande, on s’aperçoit tout d’abord que les choix des électeurs ne sont pas exclusivement déterminés par les intérêts économiques et qu’ils ont aussi des passions. Il s’agit d’électeurs idéologiquement situés. Selon un sondage, 24% des personnes interrogées indiquent par exemple que les difficultés économiques du pays sont liées aux « puissances étrangères », voire aux partis de l’opposition (7,5%)2. Ces proportions sont multipliées par deux parmi les électeurs de l’AKP et du Parti du mouvement national (MHP) au pouvoir. De même, de nombreux Turcs vivant en Europe, qui ne sont pas directement concernés par la situation économique en Turquie, sont plutôt séduits par les discours populistes qui flattent leurs sensibilités identitaires.
Toutefois, dans la quasi-totalité des sondages, aux yeux d’une grande majorité d’électeurs (en moyenne sept sur dix), les principaux problèmes à résoudre par le futur gouvernement sont d’ordre économique, le chômage ou la baisse du pouvoir d’achat3. Les thèmes cités ensuite comme la sécurité, la justice, l’éducation, la santé ou la prévention des séismes n’échappent pas pour autant à la logique économique, dans la mesure où il s’agit de la production de services publics. Ce qui remet à l’ordre du jour l’efficacité productive du gouvernement, c’est-à-dire sa capacité à produire les biens publics destinés à protéger les individus avec une taxation minimale.
Au-delà de la production des biens publics cependant, l’électeur moyen turc est également sensible aux performances du gouvernement en matière de gestion macroéconomique. Les observations effectuées depuis le passage au multipartisme en 1946, indiquent que parmi les quatre principaux objectifs de la politique économique communément cités dans les manuels d’économie, l’électeur moyen turc apprécie en premier lieu les performances du gouvernement sortant dans les domaines de la croissance et de l’emploi, avant celles concernant la stabilité des prix et l’équilibre extérieur4. Pour les électeurs, ce dernier objectif demeure abstrait, tant les mécanismes qui impactent leur niveau de vie par ce biais sont compliqués à saisir.
Du côté de l’offre politique, depuis le passage au multipartisme, face à la demande des électeurs, les gouvernements ont mené des politiques en ce sens, privilégiant la croissance et l’emploi. Force est de constater cependant que l’équilibre des comptes extérieurs a fini par apparaître comme une contrainte, pour rappeler qu’un pays ne peut continuer à consommer d’avantage qu’il produit, qu’à la condition d’obtenir des crédits de l’étranger. Ce qui explique les crises économiques récurrentes (1958, 1979, 1994, 2001). Les politiques d’austérité qui s’imposaient ne pouvant être menées dans un cadre démocratique, elles ont été mises en œuvre sous les régimes militaires jusqu’au années 19805. Les sorties de crises de 1994 et de 2001 se distinguent des précédentes, dans la mesure où les politiques d’austérité ont été menées dans un cadre démocratique. Tout en témoignant de l’émancipation du pouvoir civil face à la tutelle militaire, ces crises ont également contribué à transformer le paysage politique turc. En décidant d’anticiper les échéances électorales (en 1995 et en 2002) avant même d’observer les effets positifs de la reprise économique, les gouvernements contraints de mettre en œuvre les politiques d’austérité ont perdu les élections, d’abord au profit du Refah (Parti de la prospérité) islamo-conservateur de Necmettin Erbakan en 1995, puis, en 2002, en faveur de jeunes dissidents de ce parti réunis au sein de l’AKP.
Serions-nous de nouveau face à une telle configuration ? La crise économique peut-elle provoquer l’alternance politique ? Si le retour de l’inflation qui a un impact sur le pouvoir d’achat des électeurs plaide en faveur d’un tel scénario, d’autres raisons conduisent à modérer cette éventualité. En effet, contrairement à ses prédécesseurs en 1994 et en 2001, le gouvernement actuel non seulement refuse de mettre en œuvre des politiques d’austérité, il maintient de surcroît une politique monétaire expansionniste pour soutenir coûte que coûte la croissance et l’emploi. Afin de colmater les brèches d’une telle politique sur le front des paiements extérieurs, après avoir épuisé les réserves de change de la Banque centrale, il cherche désormais à obtenir des devises auprès des pays comme le Qatar ou l’Arabie Saoudite et à limiter la convertibilité de la livre turque avec de nouvelles règlementations. La fragilité de cet équilibre semble figurer parmi les facteurs qui ont incité le pouvoir à anticiper les élections.
Dès lors, on peut comprendre pourquoi une mauvaise politique du point de vue économique, peut devenir rationnelle du point de vue politique. Si l’AKP remporte les élections, il pourra mettre en œuvre une politique d’austérité au lendemain des scrutins, en comptant pour les prochaines échéances sur l’amnésie des électeurs qui décident en fonction des performances économiques récentes. Si le parti est battu, il léguera à son successeur une situation économique difficile qui le contraindra à prendre des mesures d’austérité impopulaires. D’autant plus que les élections de 1995 et de 2002 indiquent que la mise en œuvre des politiques d’austérité à un an des élections s’avère suicidaire pour le gouvernement sortant. Aussi, le discours du président Erdoğan sur de la relation entre le taux d’intérêt et l’inflation et celui du ministre des Finances Nureddin Nebati, qui présentait en décembre 2021 le modèle économique de la Turquie comme « une approche hétérodoxe en rupture avec la pensée économique néoclassique », sont des écrans de fumée qui dissimulent la confrontation entre deux visions de la politique économique. D’une part, une vision idéaliste suivant la rationalité économique enseignée dans les manuels d’économie qui vise à maximiser le rythme de croissance à long terme et d’autre part, une vision réaliste suivant la rationalité politique qui vise à maintenir coûte que coûte la croissance pour nourrir la popularité du gouvernement malgré le risque évident d’une crise qui réduira le rythme de croissance à long terme6.
Quelle que soit l’issue des élections, le prochain gouvernement sera contraint d’appliquer des politiques d’austérité impopulaires, contrairement à l’alternance de 2002 où celles-ci avaient déjà été mises en œuvre par le gouvernement sortant, accompagnées de réformes structurelles en profondeur initiées par le social-démocrate Kemal Derviş. D’une certaine manière, la longévité du pouvoir AKP pourrait s’expliquer entre autres, du point de vue économique, par le fait que celui-ci a bénéficié des dividendes de la reprise économique dont le coût politique avait été supporté par le gouvernement précédent.
Mais l’enjeu économique post-électorale le plus important concerne l’impact du choix du régime politique sur les performances futures de l’économie turque. Car comme il a déjà été signalé, le résultat des élections déterminera non seulement qui va gouverner la Turquie, mais aussi et surtout la manière dont elle sera gouvernée. À ce propos, l’abondante littérature fournie par des auteurs institutionnalistes comme Daron Acemoğlu et James Robinson indique que la démocratisation des institutions politiques et économiques stimule la croissance7. Sur ce registre, pour ce qui est de la Turquie, l’étude empirique réalisée par Ali Akarca dévoile le coût économique des dérives autoritaires, depuis la première alternance électorale de 19508. Selon cette analyse, sous les gouvernements s’appuyant sur une majorité stable d’une seule formation politique, l’évolution économique a connu deux phases contradictoires en lien avec les dynamiques politiques.
Dans un premier temps, on assiste à une accélération du rythme de la croissance. Tout d’abord, parce que l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement stable, en réduisant l’incertitude dans l’environnement des affaires, encourage l’investissement. Ensuite et surtout, le caractère démocratique des procédures de décisions internes au sein des partis fraîchement créés, en garantissant l’allocation optimale des ressources, apparaît comme un puissant levier qui stimule la croissance. En effet, le Parti démocrate (DP) fondé en 1946 accède au pouvoir en 1950. Son successeur, le Parti de la justice (AP) fondé en 1961, après avoir été membre de plusieurs coalitions, accède seul au pouvoir en 1965. Le Parti de la Mère patrie (ANAP) fondé en 1983, remporte les élections la même année, malgré la junte militaire qui avait misé sur une autre formation lors du retour à la démocratie électorale. Enfin, l’AKP fondé en août 2001 accède au pouvoir à peine un an plus tard. Comme en témoigne l’histoire économique de la Turquie, les premières années de ces gouvernements sont marquées par un bond en avant de l’économie turque.
En revanche, dans un deuxième temps, les bonnes performances économiques sont instrumentalisées pour nourrir la popularité d’un dirigeant qui tend à concentrer les pouvoirs. Bien que les dynamiques de cette évolution doivent être éclaircies dans le cadre d’une approche pluridisciplinaire, force est de constater qu’elle est bien réelle et qu’elle a des conséquences économiques. La disparition progressive des procédures de décisions démocratiques, favorisant l’intrusion d’acteurs opportunistes à la recherche de rente, met en cause l’allocation optimale des ressources, dans la mesure où celle-ci ne s’effectue plus selon l’efficacité productive des individus, mais en fonction de leur loyauté envers le pouvoir. Résultat ; le niveau de revenu par habitant commence à stagner, voire à diminuer. Le PIB par habitant en dollars américains, après avoir connu un bond en avant entre 2003 et 2008 qui a fait la fierté du pouvoir AKP, est, quatorze ans plus tard en 2022, inférieur à son niveau de 2008. Selon les calculs d’Ali Akarca, si l’allocation des ressources en Turquie avait été identique à celle des premières phases démocratiques des gouvernements de parti unique depuis 1950, le revenu par habitant en 2015 aurait été 5,5 fois supérieur à celui observé cette même année. Ce qui aurait propulsé la Turquie au rang des pays aussi riches que l’Allemagne ou la France !
Finalement, on s’aperçoit que les conséquences des dérives autoritaires ne se limitent pas au seul domaine des libertés politiques qui ne concerneraient qu’un petit nombre d’individus mais qu’elles ont un coût économique pour l’ensemble de la société ! Ce coût constitue l’enjeu économique majeur du vote du 14 mai prochain lors d’élections qui proposent un véritable choix entre deux régimes politiques.
Photo de couverture : Entrée de la Banque centrale de Turquie, 2019. Crédit photo : multitel pour Shutterstock.
- 1. Cf. DOWNS Antony, An Economic Theory of Democracy, New-York, Harper & Row, 1957 et FREY Bruno S., Économie politique moderne, PUF, Paris, 1985.
- 2. Cf. Metropoll, Türkiye’nin nabzı (Le pouls de la Turquie), avril 2022.
- 3. Cf. les différents sondages effectués par KONDA, AKSOY, ORC et Metropoll.
- 4. Cf. AKARCA Ali T., Political determinants of government structure and economic performance in Turkey since 1950, Economic Research Forum, Working Paper n° 1241, Dokki, October 2018.
- 5. Cf. AKAGÜL Deniz, « Démocratie, stabilité politique et développement : analyse du cas turc », CERI, novembre 2005.
- 6. AKAGÜL Deniz, « Culture, crises économiques et gestion publique – le cas turc », ANATOLI, n°4, Éditions du CNRS, Paris, décembre 2013, pp. 207-228
- 7. Cf. ACEMOĞLU Daron & ROBINSON James A., Prospérité, puissance et pauvreté, Pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres, Paris, Éditions Markus Haller, 2015 et Diktatörlük ve demokrasinin ekonomik kökenleri (Les origines économiques de la dictature et de la démocratie), Bağlam yayıncılık, Istanbul, 2019.
- 8. AKARCA Ali T., op. cit.